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26/04/2022

Edmond Jabès, Le Livre des Marges

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                              V’herbe

 

   Écrire, pour moi, aura consisté, jour après jour, à sauvagement arracher du sol, herbe et racines intruses ; puis à refuser de fertiliser mes terres en les écobuant.

 

   Aucune survie dans cette mort-là ; mais une sur-mort impitoyable.

 

   Mettre en cause les jardins, c’est mettre en cause ce qui flatte l’odorat et le regard.

   Point de parfum dans le désert ; point d’enchantement ; mais l’âcre odeur de l’éternité spoliée, la désaffection des formes glorieuses ; la mise en accusation de l’œil.

   Tous les moments de la vie ont leur parfum. Sortie du corps, la vie ne sent plus rien.

(...)

 

Edmond Jabès, Le Livre des Marges, Biblio/Essais, 1984, p. 105.

25/04/2022

Edmond Jabès, Le Livre de Yukel

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     Le dialogue du passeur et du riverain

 

Le riverain : Je ne puis atteindre l’autre rive sans ton secours. Passeur, parle-moi de l’autre rive.

Le passeur : Pour moi, elle est la rive à atteindre, tout comme celle-ci lorsque je suis en face.

Le riverain : Ressemble-t-elle aux rives de mon enfance ? Elle est si lointaine que je ne puis m’en rendre compte d’ici.

Le passeur : Qu’importe comment est le pays qui excite ton imagination. Qu’importe comment sont ses rives. C’est ton pays tout le temps qu’il te préoccupe, ce sont tes rives.

Le riverain : J’aimerais savoir où commence et où finit, ce pays, si sa végétation est sœur de la nôtre. Et quelle est la forme de ses arbres et de ses rochers. J’aimerais savoir ce qui s’y passe.

Le passeur : Il y a la vie, comme ici et la vie dans la mort. Comme ici il y a l’obscurité dans la lumière du Nom.

 

Edmond Jabès, Le Livre de Yukel, Gallimard, 1964, p. 123.

24/04/2022

Edmond Jabès, Le Soupçon Le Désert

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Le mensonge des origines

 

                             L’origine ne serait, peut-être, que la brûlure de      son effacement     

 

  J’ai vécu à des époques différentes de notre histoire, depuis des siècles. J’ai oublié les lieux où j’ai séjourné, comme ceux que j’ai seulement traversés.

  Je n’ai retenu, de mon passé, que quelques phrases prises dans des livres introuvables, que quelques rares paroles, prononcées, peut-être, par moi-même où gardées secrètes.

  À mesure que ma mémoire me les restitue, ma plume s’en empare.

 

  « Qui suis-je ? — Autant demander au miroir de répondre de l’univers qui s’y mire », avait écrit reb Abet.

 

  Nous étions assis l’un près de l’autre. Il faisait déjà presque noir dans la chambre. Elle s’est levée, m’a dévisagé un moment comme si elle ne me reconnaissait plus, puis elle est partie sans prononcer un mot.

 

Mes lèvres conservent le goût de ses lèvres. Je ne puis ignorer qu’elle a existé, que j’existais.

 

Edmond Jabès, Le Soupçon Le Désert, Gallimard, 1978, p. 28.

23/04/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby : recension

marie de quatrebarbes, aby : recension

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui est Aby, le personnage principal du roman ? Il s’agit d’Aby Warburg (1866-1929), historien de l’art dont les travaux ont jeté les bases de l’iconologie, ce que nous apprend toute encyclopédie. Son immense bibliothèque est aujourd’hui à Londres, réunie dans le Warburg Institute ; plusieurs livres ont été consacrés à sa vie et à son œuvre (le Postscriptum du livre les signale) et Georges Didi-Huberman a étudié ses écrits, dont son Atlas *.  On se demanderait pourquoi ce savant a une place dans une fiction si l’on ignorait, outre l’étendue de ses lectures, l’attention que porte Marie de Quatrebarbes notamment aux questions de la mémoire (du passé et de l’enfance), de l’image, du double, de la difficulté de vivre le corps, questions toujours présentes dans ses précédents livres et qui, ici, donnent son unité au roman.

 

Descriptif rapide : le livre compte treize chapitres titrés (Masques, Falaises, Crise, etc.), de dimension sensiblement égale, suivis d’un bref postscriptum et accompagnés de treize illustrations (photographies, dessins). Chaque ensemble débute par un nom de ville et une date, le premier avec « Hambourg, 1903, mais le lieu le plus présent est Kreuzlingen, en Suisse, où Aby a été interné. Le lecteur reçoit quelques renseignements au début du roman : Aby Warburg, fils d’un banquier juif, aurait renoncé à son droit d’ainesse au profit de son cadet, Max, à condition de pouvoir acheter tous les livres qui lui seront nécessaires pour ses recherches. Dans ce contrat avec son frère, il a une position ambiguë, il refuse l’argent de la spéculation bancaire mais accepte le « transfert spéculatif entre le savoir et l’or ». Donc : ne pas être banquier et étudier pour épuiser le savoir. Les choses sont en place, la fiction peut commencer et l’auteure y pousse son personnage : « Peu importe si le souffle te manque, Aby, voyons où le vent te mène ».

 

Le lecteur est un peu déconcerté, Aby Warburg est connu de tous ceux qui s’intéressent aux fonctions de l’image, tout comme les psychiatres qui apparaissent à différents moments pour établir un diagnostic sur l’état d’Aby ou le soigner ; en outre, plusieurs passages résument des travaux de médecine. On peut ajouter qu’un ensemble (Pandora) est consacré à la danseuse américaine Loïc Fuller (1862-1928), une des créatrices de la danse contemporaine. Si l’on ne retenait que ces éléments, on aurait le sentiment de lire une biographie — mais Aby n’a jamais rencontré Loïc Fuller, ni d’ailleurs d’autres personnes citées. Le roman de Marie de Quatrebarbes, comme tout roman, part de faits réels et, précisément, selon le principe du montage qui était cher à Warburg, il rapproche des éléments de manière inattendue (Aby et Loïc Fuller, par exemple), se construit à partir « de relations, d’analogies entre des images, des objets, des idées »*. Le lecteur dispose d’un jeu de pièces qu’il assemble, progressivement, tout en comprenant que la construction du texte ne peut être qu’inachevable, comme tout ce qui est vivant, semblable au ruisseau qui « déborde et tout en lui déborde de cette vie saturée qui suppure et dégorge, incessamment se reconfigure et invente de nouvelles trajectoires pour contenir ce qui incessamment le sature ».

 

Lorsqu’Aby se rend chez les Indiens Hopis, en 1896, il apprend ce qu’est le rituel du serpent : pour conjurer leur peur, les hommes dansent avec un serpent capturé dans le désert, l’approchant de leur bouche comme pour se l’intégrer, et la danse doit faire venir la pluie. On lit ici plusieurs des motifs qui charpentent le roman. Le rituel du serpent sera au centre de la conférence d’Aby, le 21 avril 1923, moment de la sortie de sa folie ; mais il se rattache aussi au thème de la métamorphose, du changement (la danse apporte la pluie) — voir l’image du ruisseau — et à celui de la peur. Loïc Fuller avait mis au point sa "danse serpentine" (copiée par des dizaines de danseuses), « elle se métamorphose successivement en papillon, en nuage, en orchidée, en lis, en marcheuse pompéienne, en derviche tourneur, en figurine de Tanagra, en Ménade de Thiase de Dionysos », faisant revenir du passé les arabesques propres aux paysages des peintres anglais. « Si Aby l’avait vue, il aurait reconnu « le geste de la nymphe florentine sur le point de s’envoler, entraînant à sa suite l’Antiquité survivante ».

 

On voit comment l’auteure construit Aby, avec les traits de Warburg mais en en faisant un personnage de fiction. Ainsi, elle lui attribue très tôt une difficulté à « se diriger dans le monde » et date du séjour au Nouveau Mexique « ses peurs (...), enroulées sur elles-mêmes comme un nid de serpents ». Pendant la guerre de 1914-1918, il accumule les documents de toutes sortes, textes et images, pour tenter de comprendre les raisons du conflit, mais « les documents restent muets et le ciel est vide » : il n’y a pas de logique dans le chaos. Pour Aby, toute hiérarchie entre les choses disparaît, la compréhension du monde — le rapport entre la matière et les signes — devient impossible ; et la « terreur (...) grandit » : la folie est là. La description de ses peurs pendant son internement est saisissante ; Marie de Quatrebarbes énumère longuement ce qui traduit vivement la perte de la réalité pour l’esprit, son impossibilité aussi de s’orienter dans le temps, tout comme les cris et les injures d’Aby disent un corps qui refuse tout échange. Mais il peut aussi reprendre ses recherches, écrire, et être un hôte agréable, reçu pour le thé par l’épouse du docteur Binswanger et, alors, très proche des enfants qu’il sait amuser.

Un autre thème récurrent du roman, justement, c’est l’enfance. Le conflit en lui, ce dédoublement, l’auteure le voit comme « ressurgi [ ...] de l’enfance où tout le ramène toujours ». Elle le présente se réfugiant dans la bibliothèque de quartier pour lire James Fenimore Cooper et, ensuite, « les livres affluent autour de lui et font barrage contre la mort ». Le retour dans sa famille, en 1924, est celui d’un autre Aby. Warburg reprendra ses travaux, il prépare des conférences, un bâtiment est construit pour ses livres mais il est devenu autre après ce long séjour « dans l’obscur ». Ce qui demeure   intact pour Marie de Quatrebarbes, c’est ce qui lie Aby à l’enfance : il parle toujours aux objets, vivant alors « le même réconfort qu’un enfant parlant à ses jouets. »

 

On termine troublé ce voyage avec un homme brisé de ne pouvoir faire tenir ensemble les éléments disparates de la réalité : avec force, le roman fait constamment réfléchir sur l’inconnu et l’obscur dans notre réel ; il entremêle réalité et fiction au point que, parfois, le lecteur se demande si tel nom renvoie ou non à un personnage inventé.  

* Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, L’œil de l’histoire’, 3, éditions de Minuit, 2011, p. 14.

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, 208 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 16 mars 2022.

22/04/2022

Michel Deguy, Figurations

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10 h

 

Au point qu’implique le poème

     Mire je t’attends partout

            • Quand je prends soin de mon amour

     Il se moque de moi —

 

Les hortensias préfèrent la maison

            • Je lui décris la vie avec exactitude —

Les arbres autour imitent le sentier

     La sève est la taupe du ciel

 

     Rotule d’arbre et du reflet

       Ici s’animait la vie faite

       De nuage de sable et d’eau

     Un couloir brille où l’aquarelle

        Suffit à porter le bateau Ici

      Galerie comme une main s’achève

       Ou quelque extrémité d’encre trace

                 De gauche à droite ici

        Condensé, alcôve, le signe de la terre

 

                     Ressource du mariage

                          C’est le visible

                     Aveuglément choisi

 

Michel Deguy, Figurations, Gallimard, 1969, p. 69.

21/04/2022

Michel Deguy, Figurations

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      Haïku du visible

 

Un     L’équidistant. Lui le lucide

L’impartial quand la terre dormeuse

Se retourne vers lui

 

Deux     La coque azur

Incrustée d’arbres sous la ligne de pendaison

L’air qui cède à l’oiseau

Qui s’efface

 

Trois     Le treillis le réseau le tamis

Le nid d’intervalles

Un feu de paille aussi longtemps que le soleil

Et ces murs une piste de plantigrades

Murs tracés à coups de griffes

Et debout comme un moulage de combat

 

Quatre    L’eau bien épaisse bien ajointée

L’eau remplie remplissant

L’eau sans jour sur le poisson mouillé

 

Et la terre comme fonds la recouverte la patiente

                               L’implicite

 

Michel Deguy, Figurations, Le Chemin, Gallimard,

1969, p. 86.

 

20/04/2022

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île

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                 Ici

 

Ici les maisons cessent comme au bord de l’eau

La rue arpente les labours

Le flux de blé monte jusqu’au trottoir

Les femmes sont chez elles

Usant le jour et la lessive

Les pierres leur sont familières

Elles choisissent un vent propice

Les hommes à droite partent en terre

Ils retournent au champ lointain

Jeter leur filet de fer dans la glaise

 

Je suis venu pour rassembler

Le port où meurt la houle des sillons

La jetée des rives de Loire

Et la lisière humaine de la mer

 

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île,

Le Chemin, Gallimard, 1961, p. 37.

19/04/2022

Michel Deguy, Donnant Donnant

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Jaculatio tardiva

 

Et il ne suffirait pas que je dise à celles-ci

Fais comme si tu m’aimais Montre toi montre moi

Tes Dombes ton Rhin tes Seine ton Ombrie

Comme Ronsard faisait son chant de son chantage

Pour de l’argent le sein des seins

La toison de cendre le centre de la terre

Faute de toi les mots ne s’assembleraient pas

Fais ma croissance Sans tes pores le pli n’est jamais pris

Je ne peux même pas sans ton échine ton antenne

Dire le temps sans la clepsydre de ton sang

 

Comme nous disons Allume la lumière

Je leur dirais Donne de la mémoire

Avec tes lombes ton sein tes saignées tes ombres

Il y a à coir aussi sur tes paupières

 

Michel Deguy, Donnant Donnant, Gallimard, 1981, p. 37.

18/04/2022

Jack Kerouac, Mexico City Blues

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                                               103e Chorus

          •  
          • Mon Père dans le rouge de la basse ville
          • Se promenant comme une ombre
          • D’encre noire, avec chapeau, hochant la tête,
          • Dans les lumières immémoriales de nos rêves.
          • Car j’ai depuis rêvé de Lowell
          • Et de l’image de mon père,
          • Chapeau de paille, journal dans la poche,
          • Sentant l’alcool, cirages-coiffeur,
          • Est l’image de l’Homme Ignorant
          • Se hâtant vers sa destinée qui est la Mort
          • Quoiqu’il le sache.
          •          C’est pourquoi ils appellent Santé,
          •           une bouteille, un verre, une rasade,
          •          Une Coupe de Courage.
          •  
          • Les hommes savent que le brouillard n’est pas leur ami —
          • Ils sortent des champs et mettent leurs manteaux
          • Ils deviennent des hommes d’affaires et meurent rassis
          • La même mort rassise et écœurante
          • Ils auraient pu mourir à la campagne
          •          Collines de fumier
          • Mes souvenirs de mon père
          • dans la basse ville de Lowell
          • homme en carton marchant
          • dans les lumières perdues
          • faits de la même matière vide
          • que mon père dans sa tombe.
          •  
          • Jack Kerouac, Mexico City Blues, traduction
          • Pierre Joris, Poésie/Gallimard, 2022, p. 119.

17/04/2022

Franco Fortini, Une fois pour toutes

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Le faux vieillard, VI

 

Le canard palmé, tu vois comme il va

tout huilé sur le petit lac ?

                                    Le petit

Norbert renifle le fer de la balustrade.

 

Ce soir ressemble à beaucoup d’autres soirs.

Au sommet des arbres

où très fine commence la brume

les sons de la ville

se rassemblent et virent au large.

Un merle passe, portant dans le bec

une brindille et une herbe minuscule.

 

Qu’est-ce que nous faisons ici.

 

Franco Fortini, Une fois pour toutes, traduction

Bernard Simeone et Jean-Charles Vegliante,

Fédérop ? 1987, p. 87.

16/04/2022

Fabrice Rebeyrolle (peintures), Isabelle Lévesque (poèmes), Elles

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Des objets noirs, grands sacs posés verticalement contre un mur, trois ou six se soutenant, ou un seul, ce sont ELLES, femmes sans corps ni visage, empaquetées dans un tissu couleur de nuit, de deuil — deuil de la vie d’où elles ont été retirées au nom de préceptes religieux —, et seule une étroite fente laisse deviner le regard. Les onze peintures de Fabrice Rebeyrolle* les présentent sans mouvement, une seule dans une lourde prison bleue découvre ses pieds sous le niqab. Que le fond des peintures soit gris ou bleu, sienne ou rouge orangé, les femmes semblent toujours être isolées, jamais dans un lieu vivant, jamais dans la rencontre avec autrui, toutes semblables, anonymes, interchangeables, n’existant pas comme individus.

Les minces fentes qui permettent de voir, non d’être vues, sont le seul signe pour rappeler que les tissus recouvrent des femmes, chacune « silhouette indiscernable », spectrale, image terrible du silence imposé. Ce silence — mais la protestation (« NON ») serait réprimée, est impossible —, l’absence d’échange, sont présents dans l’ensemble des poèmes ; « muet », « silence » sont des mots qui reviennent, d’autres disent autrement la mort à autrui, « pierre », « parole secrète », « cri informulé », « langue refusée », « statue », « pétrifiée ». Isabelle Lévesque exprime aussi ce retrait du monde auquel les femmes sont soumises par des formes négatives (« Ce n’est pas pour vivre cachée ») et interrogatives (« Les yeux sont-ils fermés lorsqu’ils s’ouvrent / sur l’autre monde ? ». Il n’y a pas de réponse aux questions, il reste à dire la vie niée.

Ce qui est refusé aux femmes, en effet, c’est de « paraître », d’être ici ou là, visibles comme telles, de montrer leur visage, leurs mains, d’être reconnues, connues. Être invisible en tant que personne dans l’espace fait du même coup sortir du temps et les femmes deviennent mortes parmi les vivants avec le visage couvert d’un « linceul » et l’obligation de la « vie recluse ». Dans le dernier poème, Isabelle Lévesque imagine entre « six étoffes six voiles le cri / de l’une à l’autre [qui] roule et revient, / liant le tissu du paraître à chacune », et ce cri pourrait prendre de l’ampleur, portant « l’espoir ». On ne peut que le souhaiter.

L’ensemble est présenté par Sylvie Fabre G. dont la conclusion ne s’entend pas seulement aujourd’hui en pensant à l’œuvre de Rebeyrolle, ouverte sur la violence du monde, et à ce que peut la poésie, « la quête croisée [du peintre et de la poète] met en lumière la nécessité d’un universel et le chemin d’une résistance à l’inhumain ».

 

Fabrice Rebeyrolle (peintures), Isabelle Lévesque (poèmes), Elles, éditions Mains-Soleil, décembre 2021, np, 15 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 6 mars 2022.

 

 

 

 

 

15/04/2022

Anna Aaynoglou, L'être qui marche

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L’être qui marche

 

Tu ne seras pas comme ceux

qui sur leurs roues, dans leurs machines

font abstraction

 

                • toi tu seras l’être qui marche

nue

 

tu ressentiras tout, entendras tout

sans pouvoir te soustraire

 

Telle, tu seras marquée

par le besoin du beau, du doux

 

Telle, tu choisiras avec un soin extrême

 plus que ton nid ton aire

 

en te gardant de la proximité

des voies, courants violents

qui lessivent et recrachent

 

des creux, carrelés de point en point

où rien — ni eau chaleur

n’est absorbé

 

Prends garde pourtant

à ne pas rechercher

une quiétude stérile

 

tu es née pour être traversée

 

Anna Ayanoglou, dans Europe,

avril 2022, n°1116, p. 296-297.

14/04/2022

Emily Dickinson, Je cherche l'obscurité

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Elle ne s’élève pas plus haut la Tombe

Pour les héros que pour les Hommes —

Elle n’est pas plus proche pour l’Enfant

Que pour le Septuagénaire engourdi —

 

Ce dernier Repos berce aussi bien

Le Mendiant et sa Reine

Séduis ce Démocrate

Un Après-midi d’Été —

 

Emily Dickinson, Je cherche l’obscurité,

traduction François Heusbourg, éditions

Unes, 2021, p. 97.

13/04/2022

Carl Norac, Un dans l'innombrable

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Que dis-tu ? Was zegt u ?

 

Au bout du jardin il y a la frontière

Les cousins attendent

Et patientent dans une autre langue que la mienne.

Nous parlons avec nos mains,

juste avant que nos rires ne deviennent des phrases.

Sans flux de paroles il faut inventer un jeu.

C’est en courant que nous le trouvons.

Jusqu’au soir malgré ronces, roses,

aubépines, nous jouons à traverser la frontière,

dans un sens puis dans l’autre,

sans compter les passages, ni les obstacles

Au bout d’un moment, ni héros de papier,

ni surtout conquérant de rien,

les cousins et moi, sans l’air d’y toucher,

nous le sentons bien

ce pouvoir soudain de dessiner,

à notre façon,

l’autre part libre du paysage.

 

Carl Norac, "Un dans l’innombrable", dans la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 30.

12/04/2022

Jack Kerouac, Mexico City Blues

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79° Chorus

 

Histoire de quoi

  (Histoire d'enfance)

En descendant

                  le boulevard

 Contemplant le suicide

Je me suis assis à une table

Et à ma grande surprise

Mon ami faisait l'idiot

                          à une table

Et à haute voix

Et voici le résultat

De ce qu'il dit.

 

Faites votre choix

 

Finit dans une situation

`Tellement fâcheuse

Vous n'saurez quoi faire de vous-mêmes

Vivre ou mourir.

 

Jack Jerouac, Mexico City Blues, traduction

Pierre Joris, Poésie/Gallimard, 2022, p. 95.