25/02/2022
Pierre Vinclair, Éléments, dessins Yuka Matsui
l’eau)
L’informe de l’eau
dans les courbes du désir
caprices de l’encre
°
(l’herbe)
Plongeant à travers
le miroir bleu-vert de l’herbe
un martin-pêcheur
Pierre Vinclair, Éléments, dessins Yuka Matsui, méridianes, 2021, np.
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24/02/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Mes yeux
pensent à côté de moi.
Ma poitrine
s’enfonce
sans fin
dans le vide
qu’en s’enfonçant elle creuse
au fond de mon effondrement.
Mes épaules
me cherchent.
Ma bouche
m’insulte et me tait.
Cédric Demangeot, Obstaculaire, L’Atelier contemporain, 2022, p. 30.
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23/02/2022
Maël Guesdon, Mon plan : recension
On peut lire et relire Mon plan sans qu’un agréable sentiment d’étrangeté disparaisse ; rien d’incompréhensible dans aucune des soixante-dix proses, distribuées en six ensembles, mais le contenu de "mon plan" ne s’éclaircit pas pour autant : s’agit-il d’un projet ? de la langue ? d’autre chose ? Le statut même du "je" énonciateur peut apparaître obscur, sa relation à l’espace, à ce qui s’y trouve ne se laisse pas définir aisément, les lieux et les temps semblent d’abord difficiles à cerner. Bref, toutes une série d’éléments font de Mon plan un livre énigmatique et, heureusement, non dépourvu d’humour.
N'y a-t-il rien d’assuré dans la lecture ? Si c’était le cas, on abandonnerait vite le livre, et ce sont peut-être ses aspects énigmatiques qui retiennent fortement l’attention. D’emblée, nous comprenons que le narrateur n’est pas seul, « nous tenons l’un contre l’autre » ; d’emblée également, situation est étrange pour le lecteur quant à ce qui est rapporté : « tout se situe juste avant là où je suis ». Il semble que le narrateur est à un moment dans un parc à bébé où il peut « toucher ce qui se trouve à [sa] portée » ; il constate d’ailleurs, en prenant son cas pour exemple, qu’« au tout début, vous êtes légèrement balbutiant ». Les notations à propos de l’absence d’autonomie sont nombreuses, le "je" dépend complètement de son entourage et n’est pas en mesure de choisir quoi que ce soit, pas même le lieu où il se sentirait à son aise ; en effet, « on vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé) » ; dans les premiers moments, le "je" se voit comme un autre (« Je suis assis en face de moi (...) me regarde ») ; cette indistinction entre le moi et ce qui l’entoure ne cesse qu’avec la maîtrise des fonctions du corps — ce qui est à conquérir :, mention est faite de la bouche ouverte, « par inadvertance ou pour manger »
Il faut du temps pour que le sujet établisse une distance entre lui et les choses, qu’il ne se confonde plus avec ce qui l’entoure et passe du « je crois être » à la certitude. Pendant une longue durée, écrit-il, « j’ai peur d’en venir à dissoudre de l’intérieur l’amorce de forme qui commence à me définir ». La réalité autour de lui perd progressivement le caractère inquiétant qu’elle avait dans la toute première enfance parce qu’impossible à comprendre, alors disparaît le fait que « les mystères de la nuit que l’on quitte (...) les lumières du jour les éclairent encore plus ». Quand il ne se confond plus avec ce qui l’entoure, il peut donner un nom à ses proches qui ne sont plus perçus comme informes, comme des "on" : sont maintenant présents la mère, le père un frère avec qui il partage une chambre. Il apprend à se servir d’un vélo dans le sous-sol de la maison. Les animaux deviennent également visibles en tant que tels, en premier lieu les mouches.
La bouche, dans les premiers temps de l’enfance est « grande ouverte comme pour gober les mouches ». Les mouches sont envahissantes dans Mon plan, comme si le lieu de vie était proche d’animaux de la campagne ; il y est question d’« adhésifs tue-mouches » et, surtout, des jeux évoqués beaucoup plus tard de l’enfant pour les capturer, les emprisonner sous un verre, les déposer sur une toile d’araignée et observer la manière dont elles sont tuées. La construction de l’identité passe par la séparation forte entre le moi et la réalité que représentent les divers animaux, les insectes invisibles, les araignées que les parents « aspergent » pour les détruire, le ver solitaire même que, peut-être, on pourrait voir dans son ventre « lorsque la bouche est grande ouverte » ; l’absorption du monde est une manière de le contrôler, et le narrateur prend soin de noter qu’une amie lui « confie qu’elle a mangé l’une d’entre vous (= une mouche) ». La découverte des animaux implique souvent leur destruction et, « sur le bord de la fenêtre », sont réunis serpents, poissons, grenouilles, fœtus de porc (...) une mygale ». Mais qu’en est-il du même, de l’humain ?
On peut considérer quelque peu inhabituel la présence d’animaux, ou plutôt de leurs cadavres, et d’un fœtus, qui ne suscitent pas en général un intérêt tel qu’ils soient conservés. Par ailleurs le narrateur n’essaie pas, visiblement, d’aller vers autrui ; il parle bien d’une amie mais presque tout un ensemble de proses est consacré au fait que l’"on" dit du mal de lui (« j’entends tout le mal que l’on dit de moi »). Affirmant qu’il n’est pas paranoïaque, pour se défendre du prétendu rejet il construit, avec un art consommé de la rhétorique, ce qu’il faut pour être mis à l’écart : « Il y a cette coïncidence inévitable qui fait que les mots tournent à la distance parfaite pour que je les devine en sachant qu’ils me sont dissimulés. » Parallèlement, il tente de s’accommoder des prétendus rejets non par l’échange mais en prenant pour l’aider un écrit, « je lis minutieusement le premier chapitre d’un guide des bonnes manières ». Tout se passe comme si le monde était quadrillé comme la toile d’araignée, chaque partie étant dangereuse à un moment ou un autre.
Le lecteur n’est pas en présence d’un narrateur dont il pourrait déchiffrer le comportement, obscur et déconcertant comme l’est toute réalité, comme l’est ce qu’il désigne par "mon plan", plan qui n’a rien de personnel, « je dis mon plan non qu’il m’appartienne mais j’y suis attaché ». Est-il indispensable de lui donner un sens ? Le narrateur lui-même n’est peut-être rien d’autre, comme il le laisse entendre, qu’un ensemble de mots : « Je me déplace ici (la page qui se tourne) ».
Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, 96 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 janvier 2022.
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22/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Ils se tiennent aux portes et ne voient que les barreaux.
La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.
La vie entière est employée à s »’occuper des autres ; nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.
Qui est-ce qui pense pour le seul plaisir de penser ? qui est-ce qui examine pour le seul plaisir de savoir ?
Tous ceux enfin pour qui le style n’est pas un jeu, mais un travail.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 95, 100, 100, 117, 118.
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21/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Le commun (dans les arts) est ce qui ne parle qu’aux sens.
On se ruine l’esprit à trop écrire. — On le rouille à n’écrire pas.
Il faut savoir entrer dans les idées des autres et il faut savoir en sortir. Il faut savoir sortir des siennes et il faut savoir y rentrer.
Ce que l’homme ne connaît que par sentiment, on ne peut l’expliquer que par l’enthousiasme.
Il y a beaucoup de défauts qu’on n’a jamais quand on est tout seul ou seulement en tête à tête. Aussi ne peut-on les apercevoir que dans les cercles ou assemblées.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 57, 58, 62, 81, 87.
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20/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
— Et qui n’aiment ce qui est bien que lorsque cela exprime ce qu’ils pensent.
Tous ces écrits dont il ne reste, comme du spectacle d’un ruisseau (roulant quelques eaux claires sur de petits cailloux) que le souvenir des mots qui ont fui.
À quelle quantité peut s’élever le nombre de bons livres qu’on peut faire dans une langue ?
Voir du monde, c’est juger les juges.
Tous les beaux mots sont dans la langue. Il faut savoir les y trouver.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 44, 44, 50, 54, 55.
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19/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Écrire avec l’esprit et la pensée. Ce qui est écrit ainsi paraît d’abord plus lumineux.
Montesquieu : il dictait ce qu’il se souvenait d’avoir pensé. Ainsi, tous ces menus remplissages qui font plaisir à la lecture, mais dont la mémoire fait peu de cas ne se trouvent point dans ses écrits.
« L’art est de cacher l’art » Oui, dans tout ce qui doit ressembler à la nature. Mais n’est-il rien qui doive ressembler à l’art et par conséquent le montrer ?
Mes idées ! C’est la maison pour les loger qui me coûte à bâtir.
— et combien de bonnes idées viennent dans un grenier à rats — quand il fait mauvais temps.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 33, 34, 36, 37, 43.
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18/02/2022
Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits
[L’un d’eux se dressa]
L’un d’eux se dressa plus que les autres, s’incurva, s’enfouit.
Quelquefois il y a un bruit continu d’un moteur d’un chantier. Un bruit variable à cause seulement du vent qui passe sur le bruit du moteur.
Cela venait de temps à autre, toujours brutalement par à-coups, toujours de cette manière, pour cette raison n’avait plus d’intérêt.
Quelquefois, cela se prépare pendant des années.
Cela vient soudain, se répète, apparaît brutalement, cela n’apparaissait pas et, brutalement, cela revient régulièrement.
Quelquefois, l’un d’eux monte légèrement plus que les autres puis s’abaisse jusqu’au sol, puis il reprend sa place.
Elles vont et viennent depuis un certain temps sans conséquences, puis, au bout d’un certain temps à aller et venir ainsi un certain temps, elles cessent de tourner sans conséquences, elles se rapprochent.
Quelquefois le temps de venir vient, les très nombreuses viennent alors toutes en même temps.
Ce qui apparaissait toujours en approchant près, soudain, recule, recule et n’apparaît plus.
(...)
Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, P. O. L, 2022, p. 379-380.
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17/02/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
je vois deux stratégies d’écriture : tenter
vénérant la littérature, une Aufhebung
dans un livre total dont quelque qualité
littéraire (arrêtée par un secret
décret de qui ?) produira quoi ? l’admiration
plutôt que le salut dont nous aurions besoin,
un dédommagement des quinze années perdues
à donner une forme à ce machin ;
ou plus modestement, passer quelques minutes
à écrire un sonnet sans plus de raison d’être
qu’un pensum affranchi par sa musique,
amusé, amusant avant de regagner
le cimetière des ratés prétentieux
qu’on vénère au rayon littérature.
Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.
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16/02/2022
Pierre Vinclair, L'Éducation géographique
(...) je continue dans l’escalier de la mémoire, je me perds dans les salles, je ne sais plus si je descends ou si je monte et c’est un laytinthe, ou si je coule et c’est un océan de vieilles épaves aux vaisselles brisées, céramique pillées, aux motifs effacés,
je me cogne à ce mur
vertical comme un texte
une page sans parole
livré comme un meuble IKEA
qu’il faut monter
(je ne te demande pas
de contempler ce que je dis
mais d’obéir, au fond :
rappelle-toi la voiture
sur l’autoroute
c’est le mois de novembre
les paysages quelconques
que personne ne peint
défilent sous les roues
la traite négrière et la peinture
sont terminées depuis longtemps
je ne sais plus où l’on pourrait
trouver des traces de cela).
Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion
2022, p. 46.
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15/02/2022
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes
Aphorismes sur le modernisme
L’émotion regarde la vie sous un verre grossissant.
L’ironie est le râle de l’émotion.
La morale a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.
Le christianisme s’est développé parce que sa doctrine donnait belle allure à ses échecs.
Les anarchistes en arts en sont les aristocrates immédiats.
Mina Loy, Manifeste féministe & autres écrits, NOUS, 2022, p. 47, 48, 48, 48, 49.
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14/02/2022
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes
Notes sur l’existence
Il importe peu que dans notre propre situation nous ayons pu voyager un million de kilomètres dans cette dimension désolée — l’intériorité. Notre personnalité visible, laquelle borne les confins de l’égo, quoiqu’apparemment étant ce que nous devons être, existe de fait là où nous y renonçons. Notre personnalité visible demeure un mannequin changeant, composé par hasard.
Le passé est mort telle une superstition dépassée, une momie au milieu de physionomies effritées dans la poussière de laquelle, des temps à autre, un grain s’incruste dans l’œil de la mémoire.
(...)
La guerre n’a laissé aucune trace en nous à l’exception de la disgrâce que quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leur fils alors qu’elles auraient dû savoir comment mieux les élever.
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction Olivier Apert, NOUS, 2022, p. 55 et 57.
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13/02/2022
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson : recension
Le livre avait été publié par les éditions de l’Amandier en 2012 et c’est une excellente idée de le rééditer pour de nouveaux lecteurs. Ils commenceront peut-être par lire la quatrième de couverture qui les éclairera sur deux des personnages principaux du livre : « Joug et Joui sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Éros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. » On trouvera d’autres personnages au fil de la lecture, notons que ceux-là renvoient à une image du monde bien ancrée dans la tradition : voisinent le meilleur et le pire.
Les aspects négatifs apparaissent tôt, avec le premier des deux ensembles titrés "Voici la chanson". La chanson rappelle des moments tragiques de la Seconde Guerre mondiale avec l’évocation d’un des camps d’extermination nazis :
C’était le grand camp de l’Allemagne du Nord.
Camp maudit camp méconnu.
Il baigne dans un marais.
Il baigne dans un marais ce sont les premiers jours de mars.
Camp méconnu NEUENGAMME.
Quand la défaite allemande ne faisait plus de doute, les déportés qui avaient survécu furent embarqués sur des bateaux, qui furent bombardés par les Alliés, et « ont péri ont péri ont péri 7500 déportés ». Seul un autre fait historique est rapporté précisément, consacré alors à une seule personne, Wyllie White (1930-2007) ; cette afro-américaine passa une partie de son enfance à travailler dans les champs de coton et devint une athlète qui participa cinq fois aux Jeux Olympiques. Le lecteur la voit sur son lit d’hôpital, morte, par les yeux d’un laveur de carreaux — « il aime le jour là-haut » et le récit est isolé dans la page dans un rectangle, mis ainsi en valeur.
« Tous les temps roses et noirs s’égrènent » et un des embryons de récit juxtapose le noir et le rose : « Guerre Est Horrible / J’ai 28 ans 3 enfants 1 femme / (bouche de fraise) je descends déchiqueté / des baisers sous la mer / il en reste ». On ne lira pas d’autres épisodes liés à des événements de l’Histoire, mais un grand nombre d’allusions plus ou moins directes à des contes, à des romans, à des mythologies, etc. Ainsi, le lecteur reconnaîtra dans le nom de "Boulbas" associé aux steppes le roman de Gogol, Tarass Boulba, mais les jeux avec les noms et avec les amorces de contes sont si divers qu’il faut sans doute relire Et voici la chanson pour ne pas s’égarer. Quand on lit « écarter les branches — / (les ronces les rosiers / s’ouvriront merveilleusement / au passage du prince) », on pense à La Belle au bois dormant, de Perrault ou Grimm. Au gré de la lecture, on relève « elle a des pantoufles de verre ou de vair ? », « un verger sans pommier », « l’eurydice et l’orphée qui dansent à reculons (...)/ Aboiements lointains / une forge », « "Ce soir, amenez-lui une Pucelle du Village" », « il n’est pas de botte qui aille loin », également des esquisses avec Ysengrin, avec le loup et l’agneau. Ici, « Automne vivant et adoré » rappelle « Automne malade et adoré » d’Alcools, etc. ; là, il est fait mention d’une Marie Thérèse Paule Roland née à Carpentras en 1758 : il y a eu une femme née en 1767 dans cette ville, avec ces prénoms et ce nom, mais écrit Rolland, nom qui entraîne "Roncevaux", puis « roncevelle chanson d’étape ».
On lit avec « flamenco/flamenca », puis « bimbo/bimba », une allusion au couple Pamino et Pamina de La Flûte enchantée de Mozart et, au fil des pages, quantité d’autres récits peuvent surgir, « c’était le récit d’autre / chose sur un / journal » ; Et voici la chanson est à sa manière un "chaudron" à histoires dont le lecteur a les amorces :
Les histoires descendent (...)
peuple s’installe
en tailleur, stop ! ça commence !
Qu’est-ce qui fut raconté
ce jour-là cette nuit-là
dans ce pays-là
homme à la flûte ?
Il s’agit sans doute de "L’homme à la flûte de Hamelin", dont la légende a été transcrite par Grimm. Tous les récits peuvent être racontés, l’histoire de la déesse cobra égyptienne Ouadjet comme celle de la danseuse et de son fiancé chocolatier ; chaque nom de personnage porte une vie qui vaut d’être racontée, celle de Jeanne (« elle eut ce nom, combien d’autres »), d’un cavalier, d’un prisonnier, de Frankie, qui veut devenir pianiste, de Stefania, de Louis, de Medea, d’un « petite morveux » et Audrey, de Jacqueline, de Paolo, de Gilberte, du chien Vlan...Tous les récits peuvent être créés et si l’on se demande « Qui parle vraiment à la fin ? », on répondra peut-être « tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne » comme on l’a déjà noté. Une bonne partie des récits possibles seraient à compléter, et même à inventer, par le lecteur, et sont donc parfois obscurs (« Qui est "elle" ? »). Le narrateur non seulement revendique la possibilité de l’obscurité mais en rajoute, « Combien de fois on entendit cela ne veut / rien dire et tiens ! il prend sa bouche la / suspend au clou du tablier, ne veut rien dire, quoi ! ».
Et voici la chanson est un peu comme une scène où les embryons de récits, les noms se rencontrent, disparaissent, reviennent — des fragments sont repris tels quels ou avec de légères variantes —, le tout dans un désordre apparent. Les critères de la lisibilité sont constamment, et avec jubilation ! mis en cause. On ne peut compter les jeux de mots, voici l’un des derniers du livre, « Chantez chantez héros hérons lapons de Laponie / la peau (...) ». L’utilisation de caractères de dimensions variées, le jeu entre romain et italique perturbent la lecture, comme l’introduction de mots italiens (« Pezzi di pane, bouts de pain / ucello che beve à petits coups de bec ») et espagnols (Se acabo), l’usage de néologismes (« Ça gogole écarlate, ça pouiffe », etc.) et d’onomatopées classiques (boum boum, hop hop), transformées (vroom, vrooommmm) ou nouvelles (ppffffuuuuuufffffff, yahhhhhhhhh). Certains passages sont écrits comme une page de dictée, en décalage avec l’ensemble du texte qui s’écarte de diverses façons des règles classiques de la syntaxe et de la ponctuation. Des symboles de cartes à jouer (par l’image de l’as), du masculin et du féminin, des dessins, des flèches (¬ ® ¯) contribuent à faire du livre une scène à changements multiples.
Le livre s’ouvre et se ferme avec le même huitain qui débute par « la parole se cassa ». Le poème est précédé d’un signe, qui ressemble à une grande virgule, et suivi de deux signes analogues de dimensions différentes* ; la place de ces signes est inversée à la fin du livre comme si l’on retournait à son début — la chanson ne peut s’interrompre, ce que pourrait confirmer la fin du huitain, « Chanson va ! roule et se / Cassant se réveilla ». La représentation, polyphonique, n’a donc pas de raison de s’arrêter, et d’autant moins de raison qu’est promis au lecteur le plaisir, « Dessus dessous joïr viendra ». Voici une lecture jubilatoire !
*Notons que ces signes sont présents dans le texte (p. 65), cette fois ensemble.
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions Lurlure, 2021, 112 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 11 janvier 2022.
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12/02/2022
Paul de Roux, Entrevoir
L’enfance
La nuit dans les grands arbres on entendait le vent
ou pour ainsi dire rien, et c’était pire :
comme un bruit de pas trop près des murs
puis escaladant la façade — est-ce possible ?
Les volets sont fermés
la lourde porte verrouillée
mais la peur tombe en piqué sur le cœur
qui bat soudain plus fort que tout.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 143.
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11/02/2022
Paul de Roux, Entrevoir
Hiver s’écarte
Comme un bateau à l’amarre détachée,
doucement, irrésistiblement, l’hiver s’écarte
— déjà absent, encore présent ? qui le sait ?
En ville on ne sait que des signes, rien encore
de l’éclat des fleurs, de la douceur
du bourgeon qui s’ouvre et un moment
n’est ni bourgeon ni feuille : naissance.
Les nuages passent, caravane
avec ses nouvelles des climats inconnus,
des campagnes et des fleuves lointains
— caravane qui ne s’arrête pas, peut-être
n’apprend rien — puis le ciel est bleu,
seuls les oiseaux sont en accord avec lui
— en nous quelque chose qui ne bouge plus
facilement, qui reste posé là
comme un colis abandonné : sentiment
d’être seul au monde à ne pas reverdir.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 279.
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