23/06/2022
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord
La plume — peut-être le meilleur instrument de maquillage que l’homme ait réussi à fabriquer.
Il y a un degré de tension dans le désespoir au-delà duquel on se sent libéré de tous les soucis qui nous ont conduit au désespoir — mais c’est un déclic qu’on ne peut pas soi-même provoquer. Nous ne connaissons pas les limites de notre résistance qui n’est jamais constante.
Le plus solide et le plus durable trait d’union entre les êtres, c’est la barrière.
Ils portent presque tous un masque, c’est vrai — mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est que derrière ce masque, il n’y a rien.
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, dans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 660, 661, 665, 666.
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22/06/2022
Pierre Reverdy, Flaques de verre
Remords
Je vois le petit apprenti sur l’appareil des rigoles isolées. Je tends la main aux flaques d’eau sous l’éternelle glace perpendiculaire, trouble et où s’évaporent le col, la fissure du treillage chevelu.
Parure de sel, figure de rayons, passage secret des moules de ma main sur les fleurs décapitées, à peine filtrées au réveil, des neiges perdues dans les cimetières, dans les saisons nues, dans le corps ruisselant des larmes du crime muselé. La valse amère.
Pierre Reverdy, Flaques de verre, dsans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 497.
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21/06/2022
Pierre Reverdy, Bois vert
Cran d’arrêt
Je n’espère rien du néant
Je ne garde rien de la fête
et je n’oublie pas le présent
Auquel il me faut tenir tête
Décroche la lumière à fond
Sur cette poitrine rebelle
Plus dure que la pierre où s’épanche son sang
Je ne mens que d’un œil
Une trappe qui s’ouvre
Sur tous les espoirs interdits
Un recul plus farouche devant l’autre qui s’ouvre
Une gorge plus sourde
Au coude de la nuit
Et puis le temps et puis la lampe
Un pas qui compte sans retour
Dans la rue plus de vie plus d’aile
Sur la route plus d’avenir
De mon cœur jusqu’au fond du monde l’étouffante
épaisseur d’un mur.
Pierre Reverdy, Bois vert, dans Œuvres complètes, 2,
Flammarion, 2010, p. 445.
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20/06/2022
Pierre Reverdy, Pierres blanches
Mais rien
Un même pan ferme le coin
Où l’ai libre s’étend
Autour la corde glisse
Et l’eau monte
La pluie descend
Un homme tombe de fatigue
C’est le même qui tend la main
On saute le mur du jardin
Le ciel est plus bas
Le jour baisse
La route court
Et le vent cesse
On pourrait croire qu’il est arrivé quelque chose
Mais rien
Pierre Reverdy, Pierres blanches, dans
Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 255.
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19/06/2022
Michel Collot, Épitaphes Épiphanies : recension
Le livre s’ouvre par les « Épiphanies » et le poème inaugural oriente la lecture avec son double lien à la vie, l’enfance présente intégrée à la nature, « L’enfant parlait aux arbres ». Il participe ainsi à l’harmonie du monde : au mouvement des branches répondent des sons variés qui s’organisent en une sorte de chant, lui-même parallèle à celui des oiseaux — et cette harmonie est restituée par le poème. Cette fusion heureuse se répète dans d’autres circonstances. Les voix venant d’une maison se confondent avec les sons extérieurs, tous manifestations du vivant : chant des oiseaux, chocs issus des travaux, bruit d’un tracteur, d’un train, etc., « toutes ces notes » composent un « concert », « Les sons de la nature s’accordent à distance avec ceux du travail ». Après la plongée dans le monde, le silence du retrait est nécessaire pour « l’écoute des mots » et l’écriture de la polyphonie.
La rupture d’avec le vécu qu’exige l’écriture, le lecteur la reconnaît dans de brefs poèmes-récits. Une partie de pêche, par exemple, est interrompue par l’envol — vrai « coup de foudre » — d’un oiseau inconnu, ce qui conduit à la rêverie, puis d’un événement somme toute banal, au désir d’en conserver une trace par les mots. Dans un contexte autre, celui du conte, un scribe comprend que son immobilité use et vieillit son corps ; il abandonne son activité répétitive au service des puissants, court la campagne et devient écrivain public pour les pauvres ; lorsqu’il est seul, le soir, il trace avec son pinceau « des phrases inattendues, enchevêtrées et pourtant limpides ». Après sa mort, leur « beauté (...) s’imposa d’emblée comme une évidence » à ses fidèles, « mais on dispute encore à l’infini sur leur sens ».
Le pinceau a laissé des traces de ce que provoquent les émotions, les choses de la vie, soit rien d’immédiatement lisible ; ce qui est vécu offre seulement, comme les jardins d’Étretat évoqués ailleurs, des « jeux d’ombre et de lumière ». Rien n’est aisément déchiffrable parce que la tromperie, les jeux de masque sont toujours possibles. On le voit dans la relation d’un vernissage ; Michel Collot décrit les comportements des invités, obséquieux auprès du peintre, seulement préoccupés de leur apparence, de se mettre en avant ; il leur oppose, à l’extérieur de la galerie, la manière d’être d’une fillette qui, « Tournant le dos à l’assistance » lit et, ainsi, « découvre (...) le vrai visage de la vie », alors que ceux qui se donnent en spectacle derrière la vitre n’en présentent qu’un aspect étriqué. Seule vaut l’attention aux choses du monde, aux mots qui en proposent quelques aspects.
Michel Collot insiste sur ce que chacun, s’il ouvre yeux et oreilles, devrait voir et entendre : tout se transforme sans cesse dans ce monde, y compris les phénomènes les plus communs. Les jours de pluie les trottoirs deviennent des miroirs, les flaques reflètent le ciel et, levant la tête, on voit dans les nuages, des signes, des formes variées, des visages même. Voyons l’hiver : la neige a recouvert toutes choses et tout est nouveau, on constate que « la lumière semble émaner du sol ». Ces métamorphoses modifient le plus souvent de manière heureuse les éléments de la nature ; la vague donne un instant à la pierre « terne » l’éclat d’un joyau, les fleurs tombées de jacarandas deviennent nuages ou eau, ailleurs les couleurs azur ou mauve des fleurs « à ras de terre » donnent l’illusion que le ciel ou la mer sont venus sur le sol — « ici-bas l’au-delà ». Le torrent est un lieu privilégié de changements continuels avec ses reflets, ses remous, ses bouillonnements mais sa métamorphose, parfois, « rompant le pacte séculaire », est destructrice : le torrent se transforme en fleuve qui emporte tout, arbres et constructions humaines — comme la mort.
Quand la mort vient, c’est la totalité du monde qui se transforme et perd sa lumière. À la mort de l’aimée, la brume a dissimulé la mer et bientôt « un linceul enveloppe le ciel et la terre inertes ». Comment dire le souffle qui s’en va ? Michel Collot rappelle justement le « I can’t breathe » du Noir américain George Floyd, le genou d’un policier lui écrasant la gorge. Moment tragique de la violence ou de la maladie, quand ce qui fait vivre, le souffle, est rompu. Avec la mort disparaît le partage, le lien à l’Autre, l’aimée devient la présence absente — « je tâte le drap dans le noir pour m’assurer que tu es bien à mes côtés », écrit Michel Collot. Il ne peut y avoir de « survie » de ce « double invisible » que par les mots qui empêcheront la disparition complète. On pense aux souvenirs qui se lèvent à telle ou telle occasion : en préparant un thé à la menthe surgissent les cimes de l’Atlas, formes et couleurs. Flot d’images ; « Éblouissant, le souvenir sort de l’oubli. »
- Des textes lus dans un rêve étaient une énumération de motifs lyriques traditionnels, ils « parlaient de l’amour qui fuit, du temps qui passe, de la vie brève ». Ces thèmes correspondent à ce qui a été vécu : comment ne pas essayer de ne rien en laisser échapper jusqu’aux derniers moments et le proposer en partage ? On lit dans le livre, et pas seulement dans l’ensemble "Épitaphe" (le pluriel du titre a disparu) la tentative, sans recherche formelle complexe, de « faire bouger le sens et vibrer l’émotion dans les mots ».
Michel Collot, Épitaphes Épiphanies, Tarabuste,2022, 100 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 mai 2022.
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18/06/2022
Marc Chodolenko, Bingo
- Seuls les esprits les plus grossiers et les plus subtils se suffisent de la simple juxtaposition des mots pour accompagner spontanément la fugue du sens, nous sommes obligés d’avoir souvent recours à une forme plus complexe de la métaphore ; sans être toujours conscient du risque que nous prenons, en sautant d’un genre à l’autre, d’obliger la teneur du second terme à submerger le contenu du premier lorsque, par exemple, nous mettons notre raison au contact de la lumière.
Marc Chodolenko, Bingo, P. O. L, 2022, p. 29.
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17/06/2022
Raymond Queneau, Un enfant a dit
Une main
Une main traverse la porte
mince mince à en souffrir
d’autres mains jouent aux cartes
là-bas là-bas dans les airs
d’autres encor désertent
la grand’ ennui du ciel
Raymond Queneau, Un enfant a dit,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 101.
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16/06/2022
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
C’était le lendemain
Je suis arrivé le matin c’était trop tard
il y avait de la rouille autour de l’évier
le poids du poêle pesait sur le parquet
ça des gondolait même les tuiles il était trop tard
je n’aurais pu redresser tout ça même avec
des cabestans des poulies des objets dont je ne connais
pas le mot qui les désigne et que je ne saurais utiliser
efficacement
les champignons poussaient sur la faïence de la
vaisselle
la vaisselle croupissait dans la paille des fauteuils
les fauteuils s’endormaient sur le poil des ténèbres
les ténèbres mâchaient le chouigne gueumme des morts
je suis arrivé trop tard c’était le lendemain
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline ; Pléiade/
Gallimard, 1989, p. 281.
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15/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Les Ziaux
les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi
tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noires, yeux d’estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit
eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.
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14/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Il pleut
Averse averse averse averse averse averse
pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !
gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau
parapluie ô parapluie ô paraverse ô !
paragouttes d’eau paragouttess d’eau de pluie
capuchons pélerines et imperméables
que la pluie est humide et que la pluie mouille et mouille !
mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau
et que c’est agréable agréable agréable de pluie et de gouttes
d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides
tout humides d’averse et de pluie et de gouttes
d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte
pour protéger les pieds et les cheveux mouillés
qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser
à cause de l’averse à cause de la pluie
des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse
cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 31.
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13/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
L’homme du tramway
Cet homme qi marche le long du quai la nuit
le long de la Seine entre Asnières et Courbevoie
cet homme dans l’ombre à chaque instant fuit
suit son chemin droit et sa courbe voie
cet homme a mal aux pieds — misère
et la fatigue ligote ses épaules
cet homme danse chacun de ses pas
longs comme des nuits d’hiver
depuis une heure le tram ne roule plus
cet homme mesure des kilomètres
à l’épaisseur de ses semelles
il marche la nuit dans cette rue
sa maîtresse l’attend fille peu respectable
elle traîne aux ruisseaux se repaît de bouchers
et son temps se mesure à sa chambre insatiable
qui loge maintenant un homme du tramouai
il doit fuir au matin les yeux fort marmiteux
et reprendre la route vers le dépôt sonore
et pendant que la belle dans le pieu dort encore
il soupire qu’il est doux d’être aimé.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Si tu t’imagines,
Gallimard, 1952, p. 123-124.
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12/06/2022
Benoît Casas, Venise toute : recension
« Je faisais le voyage que j’avais lu » (p. 66)
Il fallait bien que Benoît Casas écrive un jour à propos d’un des lieux qui, dans l’imaginaire, représente l’Italie. Il a, par son activité d’éditeur, publié des auteurs italiens contemporains (Sciascia, Porta, Sanguinetti, Vittorini, Valduga, Zanzotto) et en a co-traduit plusieurs : Levi, Pasolini, récemment Feuilles de route de Fortini1. Comme dans ses livres précédents, il a inventé dans son Venise toute ses contraintes d’écriture, une explicite dans la présentation, une seconde liée à l’idée que la littérature se reconstruit sans cesse à partir de tout ce qui a été écrit — idée que porte le titre —, une troisième enfin relative à ce qui est écrit à propos de Venise. Elles aboutissent à proposer un regard original sur Venise qui donnera, pour qui ne connaît pas la ville, la curiosité de s’y rendre, pour les autres la certitude qu’il faudrait la regarder autrement.
Le livre est composé de paragraphes qui dépassent rarement six lignes et sont réunis, première contrainte très visible, selon l’ordre alphabétique, mais d’une manière particulière : sous le "A", tous les énoncés à propos de Venise contiennent un mot commençant par « a », mis en italique. Ainsi, en ouverture : « La stazione rectangulaire de néons et les lettres immenses annonçant VENEZIA. ». Le procédé vaut jusqu’au "V" inclus, les quatre dernières lettres de l’alphabet étant absentes ; rien n’empêchait de faire entrer ces lettres dans des mots relatifs à Venise, ceux retenus, comme annonçant, n'étant pas plus liés à Venise qu’à une autre ville. Cette omission a un sens ; l’ordre alphabétique, dans les pratiques culturelles, évoque toujours une totalité, c’est l’image convenue du dictionnaire qui comprendrait tous les mots d’une langue (ce qui n’est évidemment pas le cas). L’absence d’entrées me semble suggérer que tout discours à propos de Venise ne peut qu’être incomplet, ce que confirment, très différentes, les deux autres contraintes.
Le lecteur peut être intrigué assez rapidement, me semble-t-il, par la diversité des contenus qui se succèdent dans des paragraphes très brefs, mais également par des décalages dans l’emploi des temps verbaux d’un énoncé à l’autre : on passe (p. 15) de l’imparfait (« Le ciel basculait, etc.) au présent (le ciel (...) brûle). Le hasard de lectures parallèles à Venise toute fait que j’y rencontre un fragment lu peu de temps auparavant, deux vers de Nietzsche, « Je revois les pigeons de Saint-Marc : /La place est silencieuse, le matin s’y repose. »2, repris page 89 avec une transformation de la ponctuation, les deux points devenant une virgule, la majuscule une minuscule.
Tout s’éclaire quand on lit la page qui suit le "V", qui pourrait être titrée, en souvenir de Raymond Roussel, "comment j’ai écrit ce livre" : Casas note que Venise toute « a été écrit suite à de nombreux séjours (...) mais aussi grâce à la lecture de multiples livres » ; suit une liste alphabétique de près de soixante-dix noms d’écrivains, en majorité du XXe et XXIe siècles, quelques-uns du XIXe siècle pour les plus anciens. Qui a lu d’autres livres de Benoît Casas ne sera pas surpris par son utilisation d’extraits de textes divers ; la contrainte ici tient au fait qu’il n’y a qu’un contexte, Venise, la lagune et les îles, qu’il ne s’agit pas d’en construire d’autres : tout doit concourir à en explorer les multiples caractéristiques. Selon les besoins, il conserve tel quel le texte source ou l’abrège ; un seul exemple : dans « Pluie, rafales de pluie, Giudecca, remuée de vagues [ou encore brouillard, sirène de bateaux] ; sorties furtives, tempête » (Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, Plon, 2004), les mots entre crochets ont été omis.
On sait bien que toute écriture littéraire, inscrite dans une histoire, dialogue avec les écrits antérieurs. Dans Venise toute, Benoît Casas s’empare de textes qu’il a lus, les modifie parfois et les fait vivre ensemble ; il crée un contexte où sont rassemblés Suarès, Zanzotto, Théophile Gautier, etc., et tous les fragments perdent ce qui les ferait reconnaître ailleurs comme propres à Suarès, Zanzotto, Théophile Gautier ; réunis ils forment un texte continu, celui de Benoît Casas — on pense à Roubaud avec sa construction de Autobiographie, chapitre dix à partir de poèmes écrits avant 1932 (année de sa naissance). La composition de Venise toute nécessiterait de nombreuses lectures pour être décrite, ce qui importe peu pour le lecteur : sans cette recherche il goûtera les multiples approches de cette ville depuis longtemps mythique.
Benoît Casas, après avoir choisi dans "A" quelques caractéristiques de la ville les reprend dans son alphabet à intervalles très réguliers. Venise apparaît d’abord comme une « labyrinthe », un dédale », un ensemble de « voies obscures et labyrinthiques » ; la ville ne s’invente que si on la parcourt en tous sens et les notations à ce sujet abondent : « Vous lisez la ville à la cadence de vos pas », « s’imprégner de la ville c’est (...) faire le tour complet de l’île à pied », « Si vous voulez comprendre Venise, parcourez la lagune en tous sens, marchez jusqu’à l’épuisement dans les ruelles », etc. Cette nécessité d’une approche lente devrait se répéter à différents moments de l’année comme le suggèrent plusieurs indications (« Janvier », « le printemps », « juin », « octobre », « novembre », « l’hiver », « la neige », « le jour de l’an »). Chaque fois, de manière différente, ce qui est saisi c’est une « Secrète circulation entre eau ciel et terre » telle qu’elle aboutit à une « conjonction terre-mer-ciel », qui « se confondent pour ne former qu’un seul et équivoque élément ». En même temps, toutes les eaux sont des miroirs ; partout des reflets, des doubles qui font que « tout vole en éclats et se métamorphose : celui qui regarde est cette métamorphose ».
Le thème récurrent du reflet et du labyrinthe suffirait à présenter Venise. Pour que la ville soit "toute", Benoît Casas cite plusieurs fois des lieux emblématiques (Saint Marc, Santa Maria dei Miracoli), des peintres (Le Tintoret, Tiepolo) et un écrivain (Ezra Pound) dont les noms sont liés à Venise ; il n’oublie pas non plus, très présente, « l’odeur des entrailles de la ville ». L’essentiel est de restituer l’extrême « diversité » qui tient notamment au fait que « Toutes [les] couches du passé, dans cette ville, appartiennent simultanément au présent » ; les reprises et variations tout au long du livre disent le caractère inépuisable de la ville et que « on ne la connaît jamais ». Une réussite.
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1 Les éditions NOUS ont également réédité le Venise de Théophile Gautier, La Sicile de Maupassant, les Excursions aux îles Éoliennes de Dumas.
2 Nietzsche, Le Gai Savoir, Appendice, Chants du Prince, "Mon bonheur".
Benoît Casas, Venise toute, Éditions Arléa, 2022, 120 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 mai 2022.
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11/06/2022
Constantin Cavafy, Il est venu pour lire : deux versions
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux ou trois volumes sont entrouverts, des historiens, des poètes. Mais à peine a-t-il lu pendant une dizaine de minutes, puis il y a renoncé. Il somnole sur le canapé. Il se consacre entièrement aux lettres, mais il a vingt-trois ans et il est très beau. Et, cet après-midi, l’amour a passé sur son corps parfait, sur ses lèvres. La passion a pris possession de cette chair tout imprégnée de beauté, sans inepte pudeur quant au genre de jouissance.
Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par M. Y. et Constantin Dimaras, Gallimard, 1958, p. 203.
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux, trois volumes
sont ouverts : historiens et poètes.
Mais à peine eut-il lu, dix minutes,
qu’il les abandonna. Sur le canapé il somnole.
Il appartient entièrement au monde des livres —
mais il a vingt-trois ans et il est très beau ;
et cet après-midi l’amour a passé
dans sa chair superbe, sur ses lèvres.
Dans sa chair, toute de beauté,
la chaleur amoureuse a passé ; sans qu’une pudeur
ridicule le retienne sur la nature du plaisir...
Constantin Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,
Les Belles-Lettres, 1977, p. 169.
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10/06/2022
Constantin Cavafy, janvier 1904 : deux versions
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier
où je m’attarde à recréer par la pensée
les lointains instants : je te retrouve,
j’entends tes derniers mots, j’entends les premiers.
Nuits désespérées de janvier,
lorsque la vision fuit, me laissant seul.
Qu’elle s’évanouit vite !
plus d’arbres, de rues, de maisons de lumières ;
ton corps fait pour l’amour s(éteint, il se dissipe.
Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno
Roy, Fata Morgana, 1978, np.
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier !
Quand je revis par la pensée
Les instants où je t’ai rencontré,
Que j’entends nos dernières paroles, et aussi les premières.
Ces nuits désespérées de janvier,
Quand la vision se dissipe et m’abandonne...
Comme elle a hâte de disparaître !
Les arbres, les rues, les maisons, les lumières, tout s’en va,
De même que ton visage aimé qui s’estompe et se perd.
Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos et
Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1991, np.
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09/06/2022
Art roman en Brionnais, 5
Bois-Sainte-Marie
Photographies Chantal Tanet
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