10/06/2015
Henri michaux, Nous deux encore
Nous deux encore
Air du feu, tu n’as pas su jouer.
Tu as jeté sur ma maison une toile noire. Qu’est-ce que cet opaque partout ? C’est l’opaque qui a bouché mon ciel. Qu’est-ce que ce silence partout ? C’est le silence qui a fait taire mon chante.
L’espoir, il m’eût suffi d’un ruisselet. Mais tu m’as tout pris. Le son qui vibre m’a été retiré.
Tu n’as pas su jouer. Tu as attrapé les cordes. Mais tu n’as pas su jouer. Tu as tout bousillé tout de suite. Tu as cassé le violon. Tu as jeté une flamme sur la peau de soie pour faire un affreux marais de sang.
Son bonheur riait dans son âme. Mais c’était tromperie. Ça n’a pas fait long rire.
Elle était dans un train roulant vers la mer. Elle était dans une fusée filant vers le roc. Elle s’élançait quoique immobile vers le serpent de feu qui allait la consumer. Et fut là tout à coup, saisissant la confiante, tandis qu’elle peignait sa chevelure, contemplant sa félicité dans la glace.
Et lorsqu’elle vit monter cette flamme sur elle, oh...
Dans l’instant la coupe lui a été arrachée. Ses mains n’ont plus rien tenu. Elle a vu qu’on la serrait dans un coin. Elle s’est arrêtée là-dessus comme sur un énorme sujet de méditation à résoudre avant tout. Deux secondes plus tard, deux secondes trop tard, elle fuyait vers la fenêtre, appelant au secours.
Toute la flamme alors l’a entourée.
[...]
Henri Michaux, Nous deux encore [1948], dans Œuvres complètes, II, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 149-150.
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09/06/2015
François Muir, L'infamie de la lumière
Jardins
Lumière, lumière blanche, pas à pas
Lente approche, éphémère confrontation
Ombres souriantes, corolles de rose
De près, terre foulée, lents écarts
Corps sans attache, repos loin du ciel
Escale, séjour d’îles en îles
Fleuve
Frôlements
Nu, nage isolée
Passage sur la terre
Insensible au feu, à ses ramifications
Feu qui ne s’allume, ni ne s’éteint
Tête à tête, celui qui veille, celui qui s’absente
Cendres
Coupure, flots de silence
Converti à l’Autre, aux états, aux états
Loin du tumulte, étrave impassible
Cendres sur la terre, cendres dans les os
Lumière dans la lumière, sans laisser de traces
François Muir, L’infamie de la lumière, La Lettre volée,
2015, p. 39-41.
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08/06/2015
Caroline Sagot Duvauroux, 'j
[...]
Qui pleure-t-on ?
Y a-t-il un secours ?
Couper dans soi ?
Tu fut-il ?
Je n’est plus pour le savoir ?
Si tu n’est plus pour que je
Y a-t-il un autre destinataire du monde ?
Sans doute.
Pour qui sont ces serpents ?
Y a-t-il encore du blanc aux fleurs de camélia ?
Le lierre coule-t-il encore des parois ?
Le crime de défaire ?
Ne fait pas très bon, là
Faut-il refaire ces choses où je fut malhabile ?
La mort ? Je ne sais pas
Apprends-moi ce que je sais
pour que je reconnaisse
Où es-tu ? je ne peux me souvenir
Quelle contingence avec demain ?
Indigne de contingence ?
Dès aujourd’hui mais
demain ? qu’est-ce dire ?
Qui suis-je ? est-ce ? et pour qui sont ?
Rêvais-tu ?
Je n’étais pas là
Rêvais-tu pour carner le dogme ?
J’faut
sans la violence
Faudrait
mais sans la violence
Et dire encore merci ?
Tu ne seras pas là je n’étais pas là
Je ? là ? qu’est-ce ?
Nous n’étions qu’ici
Qui dans le feu tord une aurore ?
pour légender l’instant d’un incipit
au point du jour
Avant l’erreur point de jour au rideau
[...]
Caroline Sagot-Duvauroux, ’j, éditions Unes,
2015, p. 46-47.
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07/06/2015
James Sacré, Dans l'œil de l'oubli, suivi de Rougigogne
Cahiers guenille
Il y a ces premiers cahiers, quatre ou cinq, que sans doute je détruirai. Parce qu’ils sont la trace d’une sorte de crise informe ; celle d’une affectivité qui sait mal reconnaître ce qu’elle découvre en son corps, qui veut s’en défaire (ou en sublimer le poids) tout en l’affirmant de façon désespérée, plutôt que de l’accepter dans un solide contentement d’être. Celle aussi d’un désir de penser sans s’en donner les moyens de le faire par des lectures autour desquelles il aurait fallu réfléchir, en écrivant vraiment au lieu de jeter sur ces cahiers des cris, des gestes de mots, comme de quelqu’un qui se serait noyé dans son vide incohérent.
Et me voilà parlant de ces cahiers, alors qu’en plus de les détruire je pourrais (je devrais peut-être) n’en rien dire ; si j’en parle maintenant n’est-ce pas que je leur accorde quelque importance persuadé que je suis que c’est là aussi que naît de leur magma brassé et rebrassé de façon répétitive durant quelques années, ce que sera une pratique longtemps continue du poèmes ? Pourtant quand je relis ces cahiers je n’y vois rien qui pourrait expliquer le désir d’écrire. D’ailleurs des poèmes (désespérément mièvres c’est vrai, mais beaucoup plus écrits que les pages de ces cahiers) j’en écrivais depuis bien avant ces années de quasi-ridicule crise d’adolescence.
James Sacré, Dans l’œil de l’oubli, suivi de Rougigogne, Obsidiane, 2015, p. 26.
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06/06/2015
Jules Renard, Le petit bohémien
Le petit bohémien
En sortant de l’épicerie du village, avec une bouteille, il courut après des moutons que leur berger ramenait à la ferme. Il ne dit rien à ce berger qui avait la tête de plus que lui et n’aurait pas répondu, mais il suivit le troupeau et s’en occupa, de loin, comme un second berger.
Quand une brebis restait en arrière, c’était sa part : il pouvait la flatter, tremper ses doigts dans sa laine, lui parler en maître jusqu’à ce que le chien vint la reprendre.
À la porte de la bergerie, le petit bohémien fut sérieusement utile.
Les agneaux nouveaux-nés, qui n’avaient pas vu leur mère de la soirée, se précipitaient dehors, sous elles. Il les aida à retrouver chacun la sienne. Il en sépara deux qui s’obstinaient à donner des coups de tête au même ventre. Il en rattrapa un autre qui, joyeux d’être libre, oubliait de téter et bondissait imprudemment vers la mare.
Puis, pour sa récompense, le petit bohémien voulut pénétrer dans la bergerie. Il se croyait chez lui. Mais le berger lui ferma au nez le bas de la porte divisée en deux parties. Le petit bohémien posa à terre sa bouteille, se pendit à la porte basse, et regarda par-dessus. Ses yeux essayaient de percer l’ombre.
Il n’eut pas le temps de se fatiguer les poignets. Le berger, sa besogne terminée, ressortit, ferma cette fois la porte tout entière, le haut et le bas, au verrou, et s’en alla du côté de la soupe, avec son chien.
Le petit bohémien qui le suivait encore, le vit entrer dans la maison et s’asseoir près des autres domestiques, à la table commune. Il resta seul au milieu de la cour.
Personne ne faisait attention à lui, et la fermière ne se dérangea pas pour le chasser.
Il renifla fortement et revint à la bergerie coller son oreille à la porte. Les agneaux calmés se taisaient un à un. Il s’assura que le verrou extérieur était bien poussé, et par précaution chercha une grosse pierre afin de caler la porte. Cela fait, n’imaginant plus rien à faire, il reprit sa bouteille et se décida à quitter la ferme.
C’est à ce moment qu’il aperçut un monsieur sur la route. Il ôta ses sabots, mit ses mains dedans, et pieds nus, rattrapa vite le monsieur.
Il ne me dit pas bonjour.
[...]
Je parlai le premier et lui dis :
« Qu’est-ce qu’il y a de jaune dans ta bouteille «
— De l’huile et du vinaigre que j’ai achetés à l’épicerie.
— Pour mettre dans ta salade ?
— Dame ! pas dans ma soupe.
[...]
Jules Renard, Le Vigneron dans sa vigne, dans Œuvres I, textes établis par Léon Guichard, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 820-821.
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05/06/2015
Emmanuèle Jawad, Plans d'ensemble
histoires, frontière
les sols marqués de fragments courts, par endroits, le tracé suit la Spree
entre les plaques tombales, s’y insère, la mémoire d’une ligne
à la traversée, entre, reste de marbres et ciment, en place
zones d’herbe rase et chantiers ouverts, rouille commémorative
d’un pan vertical, tiges métalliques terminent la ligne de frontière
l’histoire par les sols entamés, tranchées entre les murs dédoublés, dans cet écart
terrain vague, ne subsiste qu’une vacance et la mémoire d’outre,
mémorial au lieu inscrit, dite l’armature seule, une élongation, un ressenti,
en marche, le cours, la ligne discontinue marque les anciens postes frontières,
radiation d’une clôture, vestiges en plans arrêtés
lavées, blanchies, dans l’effacement ténu peu à peu, les images,
il renverse l’ordonnancement des événements, de Berlin à Leipzig,
chute à un mouvement qui précède, foules d’amplitude, en surimpression, floues
Emmanuète Jawad, Plans d’ensemble, Propos2éditions, 2015, p. 53.
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04/06/2015
Laurent Albarracin, Herbe pour herbe
[...]
Les ronces sont difficiles —
on dirait qu’elles sont en végétation
montées en épingles sur elles
leur peine à les extirper
De l’inextricable
on peut extraire l’inextricable —
ce sera toujours un fibreux
jus
L’herbe floute le sol — le hache
doucement — tant il est vrai
comme venu au tout proche
un peu du lointain horizon
Comme l’herbe d’herbe — oui
l’envahi est envahi d’envahi
et le tendre est le plus tendre
au plus dru du tendre
Pour soutenir le bleu du ciel
il n’y a que le bleu du ciel —
ce qui porte est soi-même porté —
l’allégresse est joie de joie
Les nuages sont gros
des plus fins traits
de la pluie — l’herbe est grise
d’herbe
Laurent Albarracin, Herbe pour herbe, Dernier
Télégramme, 2015, p. 51-53.
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03/06/2015
Pier Paolo Pasolini, La rage
Série de photographies de femmes parées de bijoux au théâtre
La classe propriétaire de la richesse
Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,
qu’elle confond la nature et la richesse.
Si perdue dans le monde de la richesse
qu’elle confond l’histoire et la richesse.
Si touchée par la grâce de la richesse
qu’elle confond les lois et la richesse.
Si adoucie par la richesse
qu’elle attribue à Dieu l’idée de la richesse.
Pier Paolo Pasolini, La rage, traduit de l’italien par Patrizia
Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2014, p. 105.
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02/06/2015
Miguel Angel Asturias, Trois des quatre soleils
Des carrefours. Chemins en croix. Bras de l’horizon. La rencontre. La séparation. La captivité. La masse royale. La controverse. Le sang. Le fracas. Les pieds sur les marches vers les profondeurs. Des glaçons d’ombre. Une stratification d’obscurités, glacées, congelées, que ma présence met en mouvement. Torches impossibles. La sensation tactile. Les doigts. Une suite d’arcades, de colonnes, de murs. Les doigts élastiques, fous, tambourinant sur des solitudes, à la recherche des tombes. Descendre. S’allonger de la taille jusqu’aux pieds. Des jambes interminables foulant des escaliers sans fin. Des marches. Des alignements de marches. Des pieds. Un pied pour chaque marche. Tous mes pieds usés par cette descente. Mes pieds et mes divinations. Je répète des divinations pour trouver mon visage. C’est lui que je cherche, que je suis en train de chercher. Mon visage, blanche ossature. Dois-je attendre ? Ou poursuivre ? Mais où me diriger ? S’il existe neuf fosses dans ce monde des disparus, dans quelle fosse vais-je trouver mon visage d’os blanc ? Je ne vois pas...
Miguel Angel Asturias, Trois des quatre soleils, Les Sentiers de la création, Albert Skira, 1971, p. 91-92.
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01/06/2015
Maël Guesdon, Voire
IV
Il y a plusieurs manières pour les yeux d’être utiles à ceux qui les voient.
S‘elle — ne me faites pas dire.
Du dehors des plaies ce qui prend forme — et sur une face tout se donne.
Sort d’une fatigue ancienne où les fragments d’idées ne se répètent plus.
Elle rassemble les bouts. Mange un peu de sa peau.
Par hasard tombe toujours sur la même face. Sans trucage.
Une partie de ses vêtements est restée accrochée au bord. Elle enlève le tissu de sa bouche. Elle essuie sa bouche.
Le monde se lit dans l’eau.
Se connaît par variables — seulement la peur de ce qui n’a pas lieu.
Maël Guesdon, Voire, Corti, 2015, p. 57-60.
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31/05/2015
Henri Thomas, La joie de cette vie
C’est une occupation de voir les nuages courir au vent, se déformer, diminuer, s’élever, s’étaler, disparaître furtivement, changer de lumière et d’ombres. Les nuages ne s’amassent pas dans le ciel à ma demande, mais presque.
Je n’ai pas vécu ce que j’écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l’écrivant — sur le mode de l’écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.
C’est tellement étrange d’exister autrement qu’une plante ou un caillou, qu’il faudra peut-être s’excuser de mourir. Je suis là à six heures du matin, éveillé depuis quatre, le cœur battant, dans l’attente du jour qui sera sans doute encore obscur. Je n’ai, pour répondre de moi, que mes livres, que j’ai oubliés, après m’y être absorbé, peut-être résorbé. Ils sont pareils en cela aux amours, dont on n’a plus que le titre : un nom, un prénom, une couleur dominante ; le reste a disparu, comme l’herbe des champs, comme les lignes écrites il y a six mois ou dix ans.
Nous vivons sur (si l’on pense à la terre) ou sous (si c’est au ciel) d’anciennes terreurs, et c’est la même terreur. La chose et le mot viennent de terre ?
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 28, 30, 33.
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30/05/2015
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955
[...] Nous hériterons du mépris ou de leur tristesse, des eaux troubles, parce que notre vie sera plus vie que la leur. Mais nous enterrerons, mon amour, cet héritage.
Je t’aime, et ils choisissent tous en toi ton extrémité si belle pour te blesser et me blesser à travers toi si grossièrement, si atrocement.
Lorsque le plus haut point de la naïveté divine d’une femme sert à déchirer un homme qui l’adore, on ne peut rien dire, mon amour, rien c’est trop tout simplement en tous sens.
Il suffit que l’on confonde l’un des extrêmes grossièrement, avec ou sans veulerie, avec ou sans la lâcheté des prières, avec ou sans méchanceté attendrissante et tu perds ton centre le plus vrai, le seul vrai miracle, de bonté dure, d’amour, de vie.
Je t’aime mon amour, jamais n’effleure mon esprit ou ma peau que c’est toi qui me blesses tant, je n’ai pas assez d’humilité pour laisser la bêtise torturer ta naïveté de vierge. Si je dois mourir mon amour, je ne te laisserai pas là, si je dois vivre, je ne te laisserai pas là. Je t’aime si simplement fort.
L’orgueil est une forme d’humilité et l’humilité une forme d’orgueil.
Le centre de vie des êtres miraculeux comme toi se trouve au niveau des deux extrêmes.
Je t’aime comme personne ne t’aime et même si les longs moments de séparation que tu bâtis en toute naïveté, en tout amour me démolissent complètement, je ne t’en aimerai que plus peut-être en tout amour, en toute confiance.
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, Le bruit du temps, 2014, p. 565.
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29/05/2015
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons, Reconnaissance à Gérard Schlosser
« Encore une fois »
Derrière la porte il ne respire qu’à moitié
Si elle entre rien ne s’arrête
Ne s’oppose
À celle qui s’approche elle est vraie
Maintenant on peut s’ouvrir en deux
Les lèvres pas toutes seules
De toute sa figure il y va
Elle recule
Contre l’armoire l’attend, figée de désir
Pas froid chérie
Il faut poser sa robe
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons (Reconnaissance
à Gérard Schlosser), Le CastorAstral, 2012, p. 98.
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28/05/2015
Eugène Savitzkaya, À la cyprine : recension
À la cyprine paraît en même temps qu’un roman, Fraudeur, longtemps après les poèmes de Cochon farci, en 1996, chez le même éditeur. On sait que cyprine désigne une espèce minérale, dont une variété de couleur bleue est utilisée comme pierre précieuse, mais il s’agit ici d’un homonyme ; "cyprine", dans ce livre, est le nom des secrétions vaginales provoquées par l’excitation sexuelle, en accord avec un extrait du Corps lesbien de Monique Wittig donné en exergue : « Une agitation trouble l’écoulement de la cyprine ». Donc, ces poèmes ne sont pas à proposer aux jeunes gens pubères ou, au contraire, on en encouragera la lecture, selon ce que l’on imagine que les dits pubères doivent connaître du vocabulaire et des pratiques sexuels.
Sans jeu de mots, Savitzkaya appelle un chat un chat, et l’on relèvera au fil de la lecture couilles, bite, chatte, baiser, cul, vit, con, également des expressions variées pour évoquer les parties du corps, éléments du désir, et les positions et actions des corps amoureux, par exemple "tailler une plume", "chas de l’aiguille", « babeurre suintant de la baratte », « cirer la fleur », etc. Le corps féminin est exalté, et surtout le sexe, parfois dans des vers au ton ronsardien, comme « doucement moussu de bouclettes ton ventre », mais souvent plutôt brutalement : « à grands coups de cul agite la fleurette reine ». Aux classiques métaphores végétales (« touffe », « tige », « rose ») s’opposent l’emploi recherché de « gynécée » au sens de pistil dans un poème où le corps devient fleur, ou l’inattendue qualification du vagin : « au goût de baie de genévrier ». L’homosexualité — masculine — a sa place (« maigre cul masculin / à cheval sur bâton nerveux ») parmi l’universel coït, conçu comme une dévoration : le corps de la crevette est absorbé par le poisson, lui-même par le héron, à son tour par l’air qui, enfin, disparaît dans l’univers, « vaisseau en mouvement ». La liste n’est pas close mais, si développée soit-elle, elle ne justifierait pas la lecture du recueil, la "poésie érotique" (ou prétendue telle) brodant sur quelques thèmes rebattus depuis fort longtemps. Ce sont donc d’autres caractères qui peuvent retenir le lecteur.
Tout d’abord, il peut reconnaître le bestiaire de Savitzkaya, qui définissait les animaux comme des « fragments de terre animés, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles »1 ; ils sont présents, par leur nom (mouche, pie, hirondelle, lézard, carpe, canard, moustique faisan, merle, brebis, hulotte, etc.), par ce que leur nom suggère (bouc, tourterelle, coq, dauphin — qui porte la coquille de Vénus sortie des eaux), ou comme personnages d’un récit. Ainsi, les trois cochons (l’un mâle, un autre femelle, un troisième « ange porcin ») trouvent un remède à leurs différences : « [...] tout s’aboucha, s’imbriqua / s’emboita, s’adonna, sabota, samedi / quand tout apparut ». C’est ce travail sur le son et le sens qui importe et fait exister le thème choisi. Ici, le jeu de mots d’un premier vers, « Cybèle bêle », ferait sursauter si l’on ne s’apercevait pas que le poème est organisé à partir de la récurrence de la consonne /b/ ; là, tous les vers riment en /ue/, le dernier à l’écart (« demain ») ; ailleurs, un néologisme, cofourchons, suit la série enfourchée, cofourchée, califourchon. Ajoutons l’emploi des quasi homophones (nous deux / nés d’eux), des quasi anagrammes (ovule / olive), la reprise dans un long poème de la cellule (qui + verbe) chaque fois avec le refrain « à ma porte marbrée », les jeux sur la polysémie (matrice, terme d’anatomie et de typographie), la construction syntaxique symétrique (« Si elle me le demande [...] / Si je lui demande [...] ») suivie par la position asymétrique des corps. Ajoutons encore des figures féminines, comme celles inverses d’Eulalie, la sainte violée, et d’Astrée, nom de la constellation de la Vierge dans la mythologie.
Ces éléments, parmi d’autres, donnent leur sens au recueil mais, cependant, À la cyprine n’emporte pas l’adhésion comme, par exemple, Cochon farci. L’univers si particulier de Savitzkaya est bien là, y compris avec des souvenirs d’enfance comme cette vision de l’enfant dans le pré, monté sur un jars, vision reprise dans Fraudeur, avec son obsession aussi caractère éphémère des choses et des sentiments, du temps qui passe, dès les premiers poèmes (« Elle passe, elle passe / la jolie, la jolie vie »). Sans doute est-ce l’absence d’homogénéité de l’ensemble qui gêne ; un poème sur un restaurant bruxellois ou un autre sur une bière, parmi d’autres, détonnent dans un ensemble thématique par ailleurs bien conduit, mais dont on sait qu’il est habituellement mal reçu.
1. Eugène Savitzkaya, dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991.
Eugène Savitzkaya, À la cyprine, éditions de Minuit, 2015, 104 p., 11, 50 €.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 18 mai.
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27/05/2015
Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac
Problèmes, problèmes
« Alors à sept heures. Oui mon chéri. J’aimerais mieux. Café du Hochhaus. Parce que par hasard je... Oui, par hasard, de toute façon il faut que j’aille chez le coiffeur. À sept heures, c’est à peu près ce que je prévois si j’ai le temps de... Quoi, ah bon ? Il pleut ? Oui, je trouve aussi. Il pleut sans arrêt. Oui, moi aussi. Je suis contente. »
Beatrix souffla encore quelque chose dans le micro du combiné et posa le récepteur, soulagée elle se tourna sur le ventre et appuya de nouveau sa tête sur les coussins. Pendant qu’elle s’efforçait de parler avec animation, son regard était tombé sur le vieux réveil de voyage avec lequel jamais personne ne voyageait, il n’était effectivement que neuf heures et demie, ce qu’il y avait de mieux dans l’appartement de sa tante Mihailovics, c’état les deux téléphones, et elle en avait un dans sa chambre à côté de son lit, pouvait à tout moment parler dedans, se mettant alors volontiers les doigts dans le nez quand elle faisait semblant d’attendre posément une réponse, ou préférant encore, aux heures tardives, faire des pédalages ou exécuter des exercices encore plus difficiles, mais à peine avait-elle raccroché qu’elle était déjà rendormie. Elle était capable dès neuf heures du matin de répondre avec une voix claire et nette, et ce brave Erich pensait alors qu’elle était, comme lui, debout depuis longtemps, qu’elle était peut-être même déjà sortie et se trouvait en cette journée prête à toute éventualité.
Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac, traduction de l’allemand Hélène Belleto, Actes Sud/Babel, 2006, p. 51-52.
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