12/04/2019
Sándor Weöres, filles nuages et papillons : recension
La littérature hongroise contemporaine est peu connue en France, même si l’on peut citer des exceptions comme les récits d’Imre Kértesz (1929-2016), rescapé des camps d’extermination nazis, ou la poésie d’Attila József (1905-1937) dont l’œuvre poétique a été largement traduite. Pour les éditions des quelques poèmes traduits de Sándor Weöres1(1913-1989), elles sont épuisées ; il faut chercher un peu pour lire des traductions en ligne, dont celles de Cécile A. Holdban. Elle donne à la fin de filles, nuages et papillons un aperçu de la vie de ce grand représentant de la poésie hongroise, qui publia très jeune son premier livre grâce au compositeur Zoltán Kodály ; beaucoup de ses poèmes ont d’ailleurs été mis en musique par des compositeurs d’avant-garde comme Peter Eötvös et György Ligeti (qui parle du poète dans son livre L’atelier du compositeur). La traductrice a choisi de présenter, avec le texte original, des extraits, chaque fois brefs, tirés de livres édités de 1933 à 1977, l’ensemble de 1975 étant privilégié pour le nombre de poèmes retenus.
Bien des poèmes constituent de courts récits, sans cependant, le plus souvent, de rapport avec la réalité. Par exemple, avec "Les enfants perdus", le lecteur passe très vite de l’autre côté du miroir ; les enfants avancent en pays connu et, sans transition, la route suivie disparaît et, avec elle, tous les repères : ne demeure qu’une nature luxuriante, l’horizon a disparu — donc, toute possibilité de sortie — et « nous ne retrouverons / plus jamais la route ». Les limites du monde visible sont régulièrement franchies dans la poésie de Sándor Weöres et l’on évolue dans un univers où rien ne se passe qui puisse rassurer ; un pommier surgit d’un coffret, admettons, mais il produit une pastèque ! et la petite Sára (mais qui donc est Sára ?) « en sautant / a cassé le joli coffret ».
Magie de l’enfance qui rend toute chose possible à partir du moment où elle est souhaitée. On peut bien lire de multiples blasons dans la forme des nuages — on se souvient de Baudelaire — et, si l’on oublie la logique qui prévaut dans la réalité, rien n’interdit d’attraper une étoile, de faire route avec un dragon, de rapporter les rêves des chevaux. On ne s’étonnera pas non plus du recours au récit de rêve, le poète jouant en même temps avec la forme ; dans "Infinitif", la même syllabe d’un verbe à l’infinitif revient en fin de vers (« ni »), le poème s’ouvre et se ferme avec « ébredni » (= s’éveiller) : le personnage, devenu oiseau, après une échappée dans la nature revient en ville à son point de départ (« par une fenêtre entrer »).
L’absence de délimitation entre réalité et imaginaire aboutit assez régulièrement à des énoncés à l’écart de toute possibilité de représentation, parfois de tout sens. Il ne s’agit plus alors d’un récit où évoluent des éléments soumis à d’autres règles que celles communément admises, mais bien d’un parti pris de non-sens. D’où des propositions qui sont des énigmes sans réponse, comme « Je viens d’une forêt / où je ne suis jamais allé […] », ou « La porte close regarde la porte close. / Ils sont tant à habiter entre les deux, innombrables ! » ; etc. On pense évidemment à Lewis Carroll et, pour rester avec les écrivains anglais, on relit Chesterton sur le sujet : le non-sens,
« C'est de l'humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l'incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l'extrait et l'apprécie pour le plaisir»2
Aucune représentation donc, les seules figures restent les mots, « le silence des lettres sur le papier ». Une autre manière d’introduire l’absurde (comme l’a fait, par exemple, Max Jacob) consiste à proposer des groupes de vers sans rapport entre eux :
Lorsqu’il regarda par la fenêtre
il vit les bienheureux pleurer.
J’ai oublié jusqu’à ton visage.
Là où les lézards couraient, où les couples s’asseyaient,
dans le jardin il n’y a plus que la neige
et les paons se sont endormis.
Sándor Weöres apprécie l’extrême brièveté et abondent les poèmes avec la concision du proverbe (« La poussière se hâte, la pierre a le temps »), réduits à une image (« Cristal de vent ») ou amorce donnée comme impossible à compléter (« Le sens de la vie est le suivant : / (… texte manquant)). Il retrouve aussi le ton de la comptine et celui de la chanson ; le titre "filles, nuages et papillons" est le second vers de la première strophe d’un poème qui en compte 4, les vers 2 et 3, identiques, forment un refrain dans chaque strophe, la première strophe reprise en position 4.
Il n’y a pas refus de la réalité, mais mise en évidence le plus souvent de l’absurdité du monde, du caractère décevant de ce que l’on observe au point que l’imaginaire est un recours devant l’insupportable. Quelques poèmes expriment d’ailleurs le désespoir d’être là, le souhait de ne plus se vivre dans la division :
Ce monde est trop petit pour moi,
seule la mort est vaste, mon pas retourne
dans le cercle du néant
et, paradoxalement ( ?) : « seule la mort peut me faire naître un ».
Cette traduction des poèmes Sándor Weöres est une vraie découverte, et l’on voudrait espérer une édition (plus) complète. Elle est accompagnée de huit encres d’Annie Lacour, feuilles et fleurs — du côté des nuages et des papillons, balance à la mélancolie.
1 Sàndor Weöres, Dix-neuf poèmes, traduits par Lorand Gaspar, Bernard Noël, Ibolya Virag, L'Alphée 1984, éditions Ibolya Virag, 2005 ; Maurice Regnaut (sous la direction de), Trois poètes hongrois, Kàlnoky, Pilinszky, Weöres, Action Poétique, 1985.
2 G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant, Actes Sud, 2004, p. 151.
Sándor Weöres,filles nuages et papillons, traduction Cécile A. Holdban, encres Annie Lacour, Po&Psy, 2019, np, 12 €. Cette note a été publiée par Sitaudis le 26 mars 2018.
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11/04/2019
Valérie Rouzeau, Neige rien
Manœuvres
À l’étroit les trois huit
Virés salaires de rien
Micheline Michelin
Paradis pour demain
Allez toi va-t’en vite
Micheline Michelin
On te remercie bien
Valérie Rouzeau, Neige rien, dans
Pas revoir suivi de N r, La petite
Vermillon, 2010, p. 104.
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10/04/2019
Christian Ducos, Plic ! Ploc !
passé le coin de la rue
elle tombe dans les bras
du vent
il est maigre
comme un clou
le clou
une grenouille plonge
dans le poème
ah ! le bruit de l’encre
gouttes de pluie
tintements
le seau rouillé
la vie est si brève
entre ceci et cela
il faut choisr
Christian Ducos, Plic ! Ploc !, Le Cadran ligné, 2019, p. 15, 16, 17, 18, 19
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09/04/2019
Jours à Venise
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08/04/2019
René Char,Fenêtres dormantes et porte sur le toit
Faire du chemin avec
Le poème sur son revers, femme en besogne à qui les menus objets domestiques sont indispensables. La richesse et la parcimonie.
Avant de se pulvériser, toute chose se prépare et rencontre nos sens. Ce temps de préparatifs est notre chance sans rivale.
N’incitez pas les mots à faire une politique de masse. Le fond de cet océan dérisoire est pavé des cristaux de notre sang.
Il en faut un, il en faut deux, il en faut… Nul ne possède assez d’ubiquité pour être seul son contemporain souverain.
Combien y a-t-il de nuits différentes au mètre carré ? Seul ce trouble-fête de rossignol le sait. Nous, dont c’est la mesure, l’ignorons.
René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Gallimard, 1979, p. 12, 13, 15, 16, 17.
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07/04/2019
Étienne Faure, Tête en bas — rencontre, lecture
Étienne Faure et Jean-Baptiste Para pour la remise du prix Max Jacob 2019
Le mot Départ taillé dans la pierre
au fronton de la gare est resté
comme Liberté, Égalité, Fraternité
ou École de garçons il y a beau temps
devenue mixte, cris indécis,
simple inscription, vieil incipit
redoré ou repeint en rouge sang,
et ce départ incrusté fédère
dans les cœurs tous les départs forcés,
volontaires, oubliés qui défilèrent sous le linteau,
entrés par la face nord, ressortis plus tard
sous le pignon opposé annonçant Arrivée,
ces enfants de la patrie, déportés, communards,
sinistrés, réfugiés, revenus plus ou moins,
criant dans le heurt des bagages, sacoches, havresacs,
des mots entre-temps érodés, nullement gravés
en mémoire.
frontons
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 116.
Étienne Faure a reçu le prix Max Jacob pour Tête en bas.
Les Éditions Gallimard organisent une rencontre lecture le
mardi 9 avril à 19 h
à la librairie Gallimard, Boulevard Raspail
La lecture rencontre sera animée par
Myrto Gondicas et François Bordes.
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06/04/2019
Blaise Cendrars, Feuilles de route
Vie dangereuse
Aujourd’hui je suis peut-être l’homme le plus heureux du
monde
Je possède tout ce que je ne désire pas
Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie chaque
tour de l’hélice m’en rapproche
Et j’aurai peut-être tout perdu en arrivant
Coquilles
Les fautes d’orthographe et les coquilles font mon bonheur
Il y a des jours où j’en ferais exprès
C’est tricher
J’aime beaucoup les fautes de prononciation les hésitations
de la langue et l’accent de tous les terroirs
Blaise Cendrars, Feuilles de route, III, dans Du monde entier au
cœur du monde, dans Œuvres romanesques, précédées de
Poésies complètes, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 172.
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05/04/2019
André Frénaud, La Sainte Face
L’irruption des mots
Je ris aux mots j’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent et je les déglutis
comme cent cris de grenouilles en frai.
Ils sautent et s »appellent, s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux
encore dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de mes profondes lèvres.
là -bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accrois par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/Gallimard, 1985, p. 72.
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04/04/2019
Arp, L'Ange et la Rose
Comme l’étoile se réjouit
de l’ange d’argent.
L’ange est-il une rose d’argent ?
La rose est-elle une étoile ?
L’étoile est-elle un rêve ?
Le rêve rêve-t-il
de l’ange ou de la rose ?
Comme l’étoile se réjouit
de l’argent du rêve.
La rose d’argent est-elle un ange ?
Comme la rose se réjouit
de la lumière de l’ange.
Les roses d’argent entourent-elles les anges d’argent ?
Comme les étoiles sont parfumées.
Comme la rose se réjouit
du rêve de l’étoile.
Est-ce un rêve ?
Est-ce une lumière ?
Est-ce un ange ?
Arp, L’Ange et la Rose, traduction Maxime Alexandre,
Robert Morel, 1965, p. 18-19.
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03/04/2019
Peter Gizzi, Archéophonies
Tout joli tout beau
Ici il y a de petits animaux
fourrageants et satisfaits
Peut-être est-ce comme ça que cela s’appelle
peut-être l’amour est-il un petit animal fourrageant
entièrement satisfait quand sa bouche ici
quand la fourmi et le soleil et la toison
C’est une drôle de vue
la lueur du soleil et de la toison et une bouche
affairée à la nature
une bouche affairée à se faire fleurir
une beauté à fleurir la bouche
Peter Gizzi, Archéophonies, traduction Stéphane
Bouquet, Corti, 2019, p. 47.
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02/04/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !
Pourquoi ne suis-je que moi-même, fil entortillé et noué autour d’une carcasse, perfection édentée et précaire ? Je serais autre chose avec plus de profit. Je serais un clou avec plus de profit, un clou planté dans la partie molle d’un pied. Je serais une jeune fille avec plus de profit, une jeune fille portant sur sa tête une poire et qui, nue et harassée, se tient debout comme par miracle. Je serais volontiers une jeune fille couchée sous un arbre et sur laquelle tombent des pétales et du lait de puceron. Je sentirais couler en moi des flux, je rosirais, je serais vulnérable et invincible, je soutiendrais mes seins avec mes bras croisés lorsque je les trouverais trop lourds et pour courir, j’enroulerais sur ma poitrine plusieurs tours de bande de coton qui me ferait comme une cotte de mailles. […]
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Flohic éditions, 1994, p. 61 et 63.
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01/04/2019
Images de l'Auvergne : lac de Servières et environs
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31/03/2019
Primo Levi, À une heure incertaine
L’œuvre
Voilà, c’est terminé : on n’y touche plus.
Qu’à la main la plume me pèse !
Elle était si légère, tantôt,
Et plus vive que le vif argent :
Je n’avais qu’à la suivre,
Elle me guidait la main
Comme un voyant guide un aveugle,
Comme une dame vous amène à danser.
Maintenant, ça suffit, la tâche est terminée,
Parachevée, bouclée.
Si j’en ôtais ne fût-ce qu’un seul mot,
Ce serait comme un trou d’où suinte le sérum.
Si j’en ajoutais un,
Il saillerait, aussi laid qu’une verrue.
Si j’en changeais un seul, il sonnerait faux
Comme un chien qui aboie au milieu d’un concert.
Et maintenant, que faire ? Comment s’en détacher ?
Mettre au monde une œuvre, c’est chaque fois mourir un peu.
Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumie, Arcades /Gallimard, 1997, p. 78.
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30/03/2019
Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa : recension
La phrase titre débute chacune des 9 séquences du long poème posthume de Julien Bosc. Il s’agit d’un récit de rêve qui met en scène un homme et une femme, sans que l’on puisse, à certains moments, déterminer qui, des deux, rêve, cette indécision étant un des éléments de la construction du texte. L’absence de repères temporels (« Un long temps passa / Des siècles peut-être » ; « Un matin d’hier ; « Les années passèrent » ; etc.) et l’indétermination des espaces sont caractéristiques de cet état dans lequel le réel perd ses contours. Seul un élément du monde est présent d’un bout à l’autre du récit, la mer.
Un château est mentionné mais ce décor d’un certain romantisme est bâti devant la mer, par ailleurs la terre est travaillée par les eaux (« côtes hautes et déchirées ») et la plupart des notations qui la concernent la lient à la mer. Les mots employés n’appartiennent pas tous au vocabulaire courant et sont empruntés au lexique technique ; à côté, par exemple, de phare, digue, jetée, proue, hisser les voiles, larguer les amarres, on lira aussi bollard, musoir, amer, videlle, etc., et certaines expressions sont données avec une valeur figurée comme lester son rêve ou, à propos de la robe de la femme, prendre le large. Ajoutons l’existence de gigantesques navires ; sachant que Julien Bosc a voyagé quelques jours sur un porte-conteneurs (voir La coupée, 2016), on pourrait penser seulement à une fascination pour la mer si l’on oubliait qu’elle figure un lieu sans repère, toujours semblable à lui-même, et qu’elle symbolise toujours, conventionnellement, la vie (comme le liquide amniotique) autant que la mort (les dangers de la tempête), donc l’origine et la fin, une traversée et un retour.
L’image de la boucle (du vide au vide) apparaît très tôt dans le poème ; à la question « D’où venez-vous ? » est donnée une réponse complexe ; d’abord « D’un amour fou », ensuite « D’une racine vivace survivant à chacune des saisons et dont le dernier mot est l’écho silencé du premier » ; à l’idée de la vie qui ne cesse s’ajoute celle du retour, du miroir (qui évoque un livre précédent, Le verso des miroirs, 2018) ; la séquence suivante, donnée entre parenthèses, associe cette idée, avec l’image de la rencontre, à la mort : « (Or / Un matin d’hier / À l’angle de deux rues // La mort). Traversée d’une origine à la disparition. C’est aussi à partir du miroir qui réfléchit la lumière que sont détruits par le feu « Les lieux / Les noms / Les souvenirs (…) / Tout », c’est-à-dire l’espace, le temps, la mémoire (de l’espace et du temps) ; ne subsistent que « elle la fleur la mer » et ce qui est proposé également hors du temps et d’un lieu (« sans début trame ni fin ») et enfin, détachés de la séquence, « Les mots du corps ». On y voit une allusion à un écrit précédent, Le corps de la langue (2016), mais ici se pose la question de la présence, ou de l’absence, du corps.
Paradoxalement le corps apparaît peu dans l’ensemble des séquences. La phrase titre, reprise, implique certes la nudité, et cette nudité est soulignée (« nue et brune », ou blanche comme la dalle de la tombe), mais quand elle est évoquée ce n’est pas dans un contexte amoureux, les mots qui lui sont associés sont tous négatifs : « peine », « amour suffoqué » (donc, étouffé jusqu’à la mort), « trépas », « chancellement », « vertige » ; c’est un corps qui n’a plus d’assise, qui se défait, et l’amour est à peine énoncé qu’il disparaît. Ce mouvement vers la disparition répété plus avant, puisqu’elle fait entrer la nuit en elle, par « l’huis de la vie » ; singulier emploi d’un mot archaïque qui permet l’homophonie, lui, l’absent, apparaît en creux. Lorsque le corps (masculin ou féminin ?) vit l’acte amoureux, il n’est aucunement dans l’échange — soumis, yeux bandés, membres entravés —, sinon dans le « sang d’un baiser » et, une fois encore, tout disparaît dans « la tempête les flammes » ; le feu semble encore présent plus avant dans le poème avec le mot « âtre », dont le contexte (« La mer / Immense large d’huile âtre ») écarte l’idée de feu et oriente vers un autre sens : le mot, archaïque lui aussi, signifie « noir » (latin ater). L’absence d’échange se manifeste également dans une autre scène ; l’homme est mort et enterré, « Seule et nue elle l’exhuma / Le mit en elle une dernière fois ». Ces variations autour de l’inaccomplissement d’une relation amoureuse ont leur pendant dans d’autres rapports à l’autre et au monde.
La femme est, d’abord rêvée, introduite « dans le corps du poème » ; ensemble de mots, elle peut s’écarter de la figure conventionnelle de l’amoureuse et se définir sans relation avec ce que le lecteur attendrait ; ainsi, entrée dans le poème, elle délaisse :
(…) la veille pour les songes
La clarté pour l’ombre
Le feu pour le fanal
(…) Le dialogue pour le ressassement
L’étreinte pour le vide
Ce qui est stable, ce qui évoque fortement le réel, ce qui assure le lien à l’autre, tout cela est abandonné au bénéfice de ce qui est du côté de l’oubli, de la répétition, de l’absence. C’est une figure mélancolique qui s’impose dans ce récit, et les voix de l’homme et de la femme ne s’accordent pas — pour autant qu’elles cherchent à le faire. Poème étrange et attachant autour d’un amour fou, dans lequel les visages de l’amour, même rêvés, ne parviennent pas à sortir du chaos.
Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa, Préface Édith de la Héronnière, peinture de Cécile A. Holdban, " la tête à l’envers ", 2019, 76 p., 16 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 7 février 2019.
29/03/2019
Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, 2
Mercredi 17 février 1935
Et je viens une fois de plus de tout récrire. Je me disais : « Cette fois-ci cela doit aller. » Et cependant je sais que je dois encore resserrer l’écran et écrire certaines pages de nouveau. C’est trop saccadé, trop [mot omis]. Il est évident qu’une personne voit une chose, une autre en voit un aspect différent. Et qu’il faut arriver à les concilier. Qui donc a dit que par l’inconscient on arrive au conscient, avant de retourner de nouveau à l’inconscient ?
Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 2, traduction Germaine Beaumont, 10/18, 1977, p. 101.
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