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04/03/2019

Carol Snow, Artiste et modèle

 

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              Le dos de la blouse blanche  

Le dos de la blouse blanche boutonnée de boutons blancs

— ou le dos de la femme

emplissant la blouse blanche —

en sorte que les boutons tiraient sur les boutonnières

et ça faisait des plis

je suis restée assise derrière ça pendant toute la lecture.

 

J’avais essayé de décrire comment il semblait facile

d’être dehors — feuilles et herbe

attentive à verdir en guise de compagnie : combien ma difficulté

à vivre seule était exacerbée par les objets

que j’avais choisis ou qu’on m’avait donné, par la nécessité

         permanente d’avoir à les reconnaître

— ce que, à l’image de la poupée

passant tendrement toute la nuit avec moi,

je savais n’être qu’illusion.

 

Carol Snow, Artiste et modèle, traduction de l’anglais (États-Unis) Maïtreyi et Nicolas Pesquès, éditions Unes, 2019, p. 45.

 

 

03/03/2019

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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[...]Septembre 1944

Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coup une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.

Un chœur d'enfants  ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo.   Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic): il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ »! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandit dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et es sciences naturelle. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, postface de J.-C. Hémery, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.

02/03/2019

John Clare, Poèmes et proses de la folie

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                 Solitude

 

Il y a dans la solitude un charme heureux

Un sentiment dont le monde ne connaît rien

Un vert délice que chérit l’esprit blessé

Une fois retranché de ce monde brutal

Dont la joie criminelle est de railler le bien

Sa verte geôle lui procure du plaisir

La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient

Il vie en Crusoë de son champ dont les chênes

Abritent vert foncé son méridien loisir

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie, traduction

Pierre Leyris, Mercure de France, 1969, p. 91.

 

 

01/03/2019

Thomas Kling, Échange longue distance

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                          Actéon 5

 

petites images trouvées en marge, les idoles piteuses

communiqués de l’Institution idyllique, images radio

d’un relief romain défoncé, description violente,

 

ici en terrain isolé la nature a échafaudé une œuvre

d’art, grotte en trompe-l’œil du bain de Diane, d’où

transparence jusqu’au fond, la source résonne, trame

 

où D., nue, surprise par A., n’hésite pas longtemps, prononce peu

de mots : quelque chose comme tabou brisé, pores, mort ignominieuse,

qui entraînent rapidement perte de parole, cellule de cerf,

 

sa tête s’alourdit de cornes, un écho de brames, aucun répit avec ce

projecteur de cerf qui ronronne jusqu’au bout, puis déchirements. l’antiquité

en accéléré, une scène de chasse, comme des troubles du sommeil la lumière.

 

Thomas Kling, Échange longue distance, traduction Aurélien Galateau, éditions Unes, 2016, np.

28/02/2019

Umberto Saba, Presque un récit

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                Moment

 

Les oiseaux à la fenêtre, les persiennes

demi-closes : un air d’enfance et d’été

qui me console. Ai-je vraiment l’âge

que je sais avoir ? ou seulement dix ans ? À quoi

l’expérience m’a-t-elle donc servi ? À vivre

satisfait des petits riens qui autrefois

inquiétaient ma vie.

 

Umberto Saba, Presque un récit, traduction René de

Ceccaty, dans Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 584.

27/02/2019

Jean Queval, En somme

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Rural différent

 

l’été reparti

et mes amis

badauds silhouettés aux devantures des villes

il y aura

des bestiaux dans leur hibernation

rêvassant faisant leurs besoins

il y aura

les épaves des navires

les squales en dévisageant la paroi le gouvernail

les yeux hors de la tête leurs queues les propulsent

il y aura

des bonshommes de glace dans les palaces

 

cependant

moi vieillard encore assez jeune

enfournerai dans ma chaudière

du charbon de la terre

et passerai la mauvaise saison

la chance le voulant, emportant

 

les poids les poulies du temps

je déporterai les squales dans les grands magasins

laisserai bonasse moi aussi les bestiaux rêvassant

aux épaves des navires

je donnerai à chacun de mes amis

une grande boule en couleur d’ancien apothicaire

ou bien pour télégraphe un corbeau serviteur

 

Jean Queval, En somme, Gallimard, 1970, p. 199-200.

26/02/2019

Louis Scutenaire, Mes inscriptions

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C’est toujours de mots que l’on se paie, que l’on paie, que l’on est payé.

 

Affirmer est hasardeux. Gardez-vous donc de nier.

 

La science et l’ignorance, voilà deux prisons.

 

N’est-ce pas que l’on retrouve facilement ce que l’on fuit ?

 

La Révolution est une aventure merveilleuse pour ceux qui peuvent y gagner quelque chose.

 

Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 239, 239, 244, 246, 250.

 

25/02/2019

La tête et les cornes, n° 6 : recension

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Quelles qu’aient été les conditions dans lesquelles une forme poétique est apparue, elle peut toujours être reprise plusieurs siècles après. Ainsi la fatrasie, née au XIIIème siècle, le plus souvent poème d’une seule strophe de 11 vers rimés selon un schéma précis (6 pentasyllabes suivis de 5 heptasyllabes), qui énumère des actions impossibles à accomplir ; redécouverte au XXème siècle, notamment par André Breton et Paul Éluard*, pour son caractère nonsensique, elle a été revivifiée par la poète allemande Dagmara Kraus (née en 1981), ainsi d’ailleurs que d’autres formes médiévales dont le virelai. Que la traduction de Jean-René Lassalle ouvre cette livraison de la revue montre l’intérêt du collectif qui l’édite pour ce que peut être l’expérimentation par le biais d’une forme délaissée. L’incohérence des deux poèmes retenus ne fait pas de doute :

supposons une seule fois

que oiseaumot infiltre

sa trogne morfondue

plutôt assez tailladée

nonobstant d’extrême circonspection

mi-pointant depuis l’extérieur

etc. 

Il aurait été intéressant de donner les textes originaux des deux fatrasies pour qu’un lecteur germaniste (cela existe) saisisse la tension possible entre le caractère incohérent du propos et sa forme.

   La présence de l’original, dans un corps plus petit, s’imposerait aussi pour le long extrait d’un livre de Rosmarie Waldrop, Driven to Abstraction (2010), "En voie d’abstraction", traduit par Françoise de Laroque. L’ensemble présenté tourne autour du nombre zéro, en même temps « signe pour une absence » et représenté par un cercle, donc par une infinité de points. Paradoxe que ce qui note « l’idée du rien » soit également « une trace de qui-compte » : l’introduction du nombre zéro est liée historiquement à l’invention de la monnaie (« un système de nombres noue des nœuds autour de rien »), de l’or comme unité de mesure, et en outre contemporain de l’invention de la perspective. À cet ensemble d’abstractions s’ajoute le phonème, « valeur abstraite comme celle du zéro, qui rend possible l’existence du langage » : formation essentielle qui permet sans limite de dire le monde, ce qu’entreprend   Rosmarie Waldrop en proposant par exemple une énumération dont les contenus ne relèvent pas du hasard (« Hirondelles, missiles, hélicoptères, corps blessés, bourgeons, lever du soleil [etc.] », énumération  qui s’achève par : « champs de fleurs sauvages et champ de mines en un sacré bouquet de confusion ». 

Le désordre du monde, c’est-à-dire la vie, s’oppose à l’abstraction. Entre les différents moments des développements à propos du nombre zéro, de la perspective ou de la monnaie sont introduits des éléments très divers qui renvoient au vécu, d’où des phrases telle « Les voisins disent, quel beau bébé » (reprise en quatrième de couverture) ; d’où aussi, nombreux, des énoncés relatifs au corps et au plaisir amoureux, « Les doigts de la main droite errent sur les parties intimes et les doigts de la main gauche effleurent les seins ». Que les abstractions aient leur nécessité ne peut faire oublier qu’il n’y a pas d’autre monde que celui où nous sommes, et que « C’est encore sur notre cul que nous sommes assis ».

Le poème de Maxime Hortense Pascal interroge également le quotidien, ce qu’est le corps parmi d’autres corps, ce que deviennent les tentatives de dire ce qui est devant soi, ce qu’est un monde où « l’air tient le choc    pour le moment ». Poème tout de questions sans réponses possibles, si ce n’est contre l’oppression, contre la destruction le conseil répété d’aller vers la nature, de la parler :

Épelle le nom de la renoncule à feuilles d’ophioglosse   ranunculus ophioglossifolius    ne la renonce pas      rappelle son milieu ouvert    son milieu humide    son milieu menacé

L’image de la sole blanche sur une assiette blanche dans le poème de Seung-hee Kim (traduit du coréen par Camille Bessette et Hyun-jee Cho) aboutit d’une autre manière à interroger le monde contemporain, la poète concluant « l’extérieur s’immisce toujours en nous par violence ». Dans une prose autour de la musique, traduite par Martin Richet, Mia You évoque le temps de l’enfance et le fait d’être un sujet par la musique, « chaque note jouée pour dire que nous existons ». Une livraison de La tête et les cornes comprend presque toujours un poète d’un pays nordique ; Emmanuel Reymond traduit cette fois le norvégien Nils Christian Moe-Repstad. Poésie très elliptique qui creuse dans la mémoire des temps géologiques, mémoire inscrite dans les pierres, temps gravé dans un espace.

La variété des textes dans la forme comme dans l’origine linguistique caractérise depuis le premier numéro la revue. Il faut ajouter que la couverture est faite pour se déplier : on obtient une feuille de 42cm sur 27,50cm illustrée cette fois de quatre images, chacune légendée en espagnol (tournage, décollage, vol, atterrissage), sous le titre général " Tentativa de sobrevolar un cuerpo invertido " — la tentative échoue…

On peut s’abonner à la revue en écrivant à :
 lateteetlescornes@gmail.com

* Voir Paul Éluard, Première anthologie vivante de la poésie du passé (Seghers, 1951).

 La tête et les. Cornes, 36 p., 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 février 2019.

 

 

 

24/02/2019

André Spire, Versets

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                       Aux livres

 

Vous m’avez donné mes plus nobles joies,

Combien de fois mes lèvres vous baisèrent !

En vous fermant, chers livres.

 

C’est en vous, semences fragiles,

Que dorment, tout prêts à renaître,

Les frissons des jours enfuis.

 

Oui ! plus que mes parents et bien plus que mes maîtres,

Plus que toutes celles que j’aimai,

Vous m’avez enseigné à regarder le monde.

 

Sans vous, j’aurais passé à travers toutes choses

Sensible seulement aux actions des hommes.

 

Sans vous, j’aurais été un pauvre être barbare,

Aveugle, comme un petit enfant.

 

Vous avez dilaté ma puissance d’aimer,

Aiguisé ma tristesse, et cultivé mon doute.

Par vous, je ne suis plus un être d’un instant.

(…)

 

André Spire, Versets, Mercure de France, 1908, p. 87-88.

23/02/2019

Albert Cohen, Carnets, 1978

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Elle chante, cette vois, et elle glorifie l’homme de nature qui est un pur animal et de proie, le fauve qui est noble et parfaite créature, un seigneur sans l’humilité née de la faiblesse. Elle chante cette voix attirante et souveraine des forêts, chante la louange des dominateurs, des intrépides et des brutaux. (…) Et cette voix de nature, de tant de poètes et de philosophes accompagnée, se rit de la justice, se rit de la pitié, se rit de la liberté, et elle chante, mélodieuse et convaincante, chante l’oppression de nature, l’inégalité de nature, la haine de nature, la tuerie de nature. (…)

Telle est la voix de la nature. Et, en vérité, lorsque les hommes de Hitler adoraient l’armée et la guerre, qu’adoraient-ils sinon les canines menaçantes du gorille debout, tout trapu et pattes tordues devant l’autre gorille ? Et lorsqu’ils chantaient leurs anciennes légendes et leurs ancêtres cornus, oui cornus, car il s’agit avant tout de ressembler à une bête et il est sans doute exquis de se déguiser en taureau, que chantaient-ils sinon un passé tout de nature, un passé animal dont ils avaient la nostalgie et par quoi ils étaient attirés. Et lorsqu’ils exaltaient la force et les exercices du corps et els nudités au soleil (…) qu’exaltaient-ils et que vantaient-ils sinon le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique ? Et en vérité lorsqu’ils massacraient ou torturaient mes Juifs, ils punissaient le peuple ennemi, le peuple de la Loi et des prophètes, le peuple qui a voulu l’avénement de l’humain sur terre.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 138-139.

22/02/2019

Franz Kafka, Derniers cahiers

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Excusez ma soudaine distraction. Vous m’avez annoncé vos fiançailles, la plus réjouissante nouvelle qui soit, et me voici soudain sans réaction, semblant m’occuper de tout autre chose. Mais ce n’est certainement qu’un manque d’intérêt apparent, je me suis en effet souvenu d’une histoire, une vieille histoire, que j’ai vécue une fois dans les environs, en tout cas en toute sécurité, en toute sécurité et pourtant plus concerné que pour des affaires qui me touchaient personnellement. Cela tient à la chose elle-même, on ne pouvait rester indifférent à l’époque, même si l’on n’avait rien eu à voir que le dernier petit bout de l’histoire.

 

Franz Kafka, Derniers cahiers, traduction Robert Kahn, NOUS, 2015, p. 62.

21/02/2019

Max Jacob, Les pénitents en maillots roses

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Le pape au couvent

 

Ô moines

— du ciel

fidèles

cétoines —

idoines

au miel !

 

Cilice,

caprice

d’un pape

qui frappe

à l’huis

des trappes.

 

Bien las

peut-être

qui va

paraître

par la

fenêtre !

 

« Qu’un pape

 s’astreigne !

qu’il ceigne

la chape !

– Mon règne

m’échappe !

 

disette

ici !

couette

au lit !

ne suis

qu’ascète. »

 

Max Jacob, Les pénitents

en maillots roses, dans Œuvres,

Quarto/Gallimard, 2012, p. 700-701.

 

 

 

20/02/2019

Jean Bollack, Au jour le jour

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X 1311

 

   Primo Levi, lors de son deuxième retour à Auschwitz en 1982, s’exprime sur les négationnistes : « celui qui nie Auschwitz est celui-là même qui serait prêt à le recommencer ». Cette dernière phrase de son livre(1)est simple. On ne peut le dire mieux, ni plus justement.

 1. Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, présentation Philippe Mesnard, Kimé, 2005.J

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F., 2013, p. 493.© Photo Tristan Hordé, 2006.

19/02/2019

Pierre Chappuis, Pleines marges

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Pleines marges

 

Toute le nuit

est resté ouvert

sur une page blanche

le calepin noir

 

Au matin, la neige.

 

                             (hiatus)

 

Tels,

dans le lit même de l’hiver,

les galets que remue une eau imaginaire.

 

Tel

que semble cesser,

prisonnier du gel,

le vacarme harassant de la route.

 

                               (espace muet)

 

La plaine sous des amas de brume ;

le regard tranché par la bise.

 

Alentours en fuite.

 

Pierre Chappuis, Pleines marges, suivi de

L’Autre, le Même, éditions d’en bas,

Lausanne, 2017, p. 8, 10 et 12.

 

 

 

18/02/2019

François Cheng, Enfin le royaume

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L’immense nuit du monde

     semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle  jamais sens

     hors de notre regard ?

 

Longues nuits d’hiver, restent croisées nos branches,

     la promesse est en nous ;

Nous n’oublierons rien, nous oublierons tout,

     déjà proche est la brise.

 

François Cheng, Enfin le royaume, Gallimard, 2018, p. 35, 43.