26/08/2019
Cédric Demangeot, Pour personne
Pourquoi certains poètes sombrent dans le noir. Sinon parce qu’ils sont seuls. Seuls, j’entends non pas comme en leur romantique adolescence mais plus simplement, plus crûment aussi, qu’ils sont seuls à voir trembler la lumière qu’il leur est possible et donné de voir. Seuls dans l’exercice de voir la vie se vivre en eux. Et cette indéfectible solitude, forte d’un pouvoir absorbant au sens mathématique et total, fait s’abattre leur état naturel de grâce en son néant conjoint— néant d’autant plus béant que le mouvement de joie a pu, un instant, tenter de s’appuyer sur lui.
Attention quand je parle de lumière. Pas d’illumination, pas d’intervention divine, pas de coup monté. C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non. Sur ce fil de feu, de poussière. Et sa vivacité dépend de moi.
Cédric Demangeot, Pour personne, L’Atelier contemporain, 2019, p. 51.
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25/08/2019
Anne Parian, Les Granules bleus : recension
Bien peu de lecteurs citadins ont la chance de découvrir une petite limace grise dans leur salade, même étiquetée "bio", quand ils la lavent ou dans leur assiette, seuls ceux qui disposent d’un jardin ou ont un voisin jardinier et généreux, ont ce privilège. La narratrice d’Anne Parian, elle, en trouve des petites et des grosses, orange ou noires, et c’est le rapport qu’elle construit avec elles qui est l’objet de ce récit à la première personne.
Une entrée en matière très générale évoque des « puissances anonymes » qui interviendraient largement dans la vie de chacun : destructrices, elles seraient plus ou moins visibles. Semblant se comporter en ignorant la présence de la narratrice, l’une d’elles en gâte les jours ; nous n’en saurons pas plus, seulement qu’elle laisse des traces et se multiplie. Le second chapitre est consacré à des animaux — la souris, le rat, le mulot — dont peu de personnes apprécient la présence, à tort selon la narratrice : ils sont en effet susceptibles, parce que mammifères, de « nous rappeler la mère qui peut-être nous allaita » : il faut noter le " peut-être " et apprécier l'humour à propos d'un anthropomorphisme répandu aujourd'hui. Le risque d’être envahi oblige, dit-elle, à les supprimer, en employant des moyens discrets. Elle mentionne la tapette, la glu et des produits chimiques dont certains à action lente permettent à la souris, selon le mode d’emploi « de regagner son nid avant de mourir ». Ce qui suscite un commentaire, « Ce à quoi je ne serais pas insensible non plus. Quel ingrat ne le voudrait pas ? » Le lecteur commence à penser qu’il lit l’histoire de quelque folie ou un récit comme en affectionnait Swift, dont on retrouve le ton neutre, distant, pour parler des faits les plus dérangeants.
Le doute n’est pas levé avec le décalage entre le propos (comment se débarrasser des souris ?) et le contenu d’une note à propos de la tapette : on apprend le nom de son inventeur, James Henry Atkinson, et comment elle fonctionne. D’autres notes viendront au fil du livre ; toutes sont données au mode conditionnel alors que l’on peut vérifier l’exactitude des renseignements qu’elles contiennent, par exemple sur la nature du mucus des limaces que la narratrice préfère désigner par « bave », ce qui rapproche l’animal de l’humain. Le contenu des notes, souvent scientifique1, contraste avec ce que fait ou dit la narratrice, surtout préoccupée par la présence des limaces.
Ce n’est qu’au troisième chapitre que ces animaux apparaissent, introduits par l’usage de « granules bleus »2, apportés par un certain Chales qui réapparaît à la fin du livre, sans que l’on apprenne quoi que ce soit à son propos ; d’autres personnages, apparemment familiers de la narratrice, n’existent que par leur prénom. À partir de là, le récit est entièrement consacré aux limaces : ce sont les variations sur la nécessité de s’en débarrasser qui conduit la narratrice « à écrire pour venir à bout de la confrontation » qu’elle a construite. « Sans limaces plus de texte », et elle note plus loin, « Je ne recule devant rien pour écrire et je les tue plutôt que pas. » On lit souvent qu’écrire serait une manière de lutter contre la mort : ici, c’est en tuant qu’elle est rendue possible…
Les limaces deviennent une obsession et il leur est supposé des intentions, une « tactique » et de la « malignité », la capacité de conceptualiser ; les interrogations à leur sujet relèvent d’une anthropologie, il s’agirait par exemple de comprendre les relations de parenté à l’intérieur d’un groupe, savoir si elles ont du plaisir à glisser. Par ailleurs, la narratrice trouve nécessaire de les apprivoiser, « au moins un peu », par crainte qu’elles viennent à bout d’elle. Cette crainte se manifeste constamment, d’une part parce que les limaces se multiplient sans cesse et pourraient revenir venger celles qui ont été tuées, d’autre part, écrit-elle, « elles savent ce que je mange, peuvent venir jusque dans la salade que je leur vole, […] elles ont appris surtout que j’écris à leur propos. » L’idée la traverse d’en élever dans un enclos et d’organiser des courses entre elles, mais il faudrait alors les réunir en les prenant avec des pinces : l’énumération oriente vers l’humour puisqu’il s’agit de pinces à épiler, à linge, à limaces — et de « pinces sans rire ».
L’essentiel semble pourtant de les supprimer par divers moyens, on peut « les donner aux poules (…), les brûler dans le sens du vent ou encore les plonger dans de l’eau savonneuse ou de l’alcool à friction » ; la narratrice rapporte qu’une dame allemande — atteinte de la maladie d’Alzheimer…, — parcourait son jardin en les coupant au sécateur. Mais cette manière de faire présente des dangers dont la narratrice est consciente : découper une limace en rondelles est possible mais, écrit-elle, « en commençant par l’arrière pour qu’elle ne s’en rende pas compte tout de suite, et alors qu’elle ne me voit pas », susceptible dans ce cas de se changer en bête féroce. Les limaces sont dessinées, classées, empaillées même, cuites, mais elle précise « Je ne les mange pas toujours ». À d’autres moments, la proximité avec l’animal est mise en avant, la narratrice souligne « la beauté de les prendre avec les doigts », remarque que ses doigts ont la même consistance que le corps des limaces, et elle s’adresse à elles (le texte est alors en italique), déçue par l’absence d’échange (« Ce qu’il y a pour moi de plus difficile, c’est leur air de m’ignorer ») alors qu’elle accepte de les voir dans son assiette.
Les notations sur les sentiments qu’on peut éprouver en tuant des limaces (« Je ne sais pas si une mère a tué des limaces avant moi, si elle les a pleurées »), la mention insistante du lien entre suppression des limaces et écriture, la présence à plusieurs endroits de jeux linguistiques3, éloignent de mon point de vue "l’histoire d’une folie". Tout comme le choix même des animaux en scène (la souris, la limace), fort éloignés aujourd’hui du quotidien d’un lecteur citadin — d’où le sentiment de gêne de certains à la lecture de certaines descriptions : se débarrasser d’une souris, pourquoi pas, mais discrètement. Récit métaphorique sans doute, mais aussi pour tous ceux qui apprécient l’humour de Swift, auquel Les granules bleus font souvent penser.
1 Par exemple, à la suite d’une liste des sortes de limaces (« petite, jaune, orange, grise, rouge, brune, ou plus grande, rose, bleue ou noire »), une note précise que les bleues « se seraient trouvées plutôt dans les Carpates (Bielza coerulans), les roses en Australie ».
2 Appât à base de phosphate de fer, présent dans la nature
3 La fin de l’un d’eux : « Ne plus tenir au lien entre dire et faire, entre ce que l’on voudrait dire, ce que l’on pourrait dire, ce que l’on saurait dire, ce que l’on aurait à dire, ce que l’on ferait dire, et ce que l’on ferait. »
Anne Parian, Les Granules bleus, P.O.L, 2019, 96 p., 12, 50 €. Cette note a été publiée sur Sitaudisle 26 juin 2019.
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24/08/2019
Roger Giroux, Si la mémoire...
À quoi reconnaît-on un « bon », un « grand » poème ? Comment le distinguer du médiocre ? À l’exigence la plus haute, à la plus dense tension, au point de rupture approché, au-delà duquel tout se désorganise et s’effondre dans le néant antérieur. Aller jusque-là et s’arrêter au seuil de ce qui ne peut plus être dit que par le silence. La parole du Poème est la montée — le calvaire — au silence. Jusqu’à la mort-vive. Jusqu’à la déchirure.
Comment combler cette distance entre ce que je dis du Poème et le Poème lui-même ? Quelle est cette distance ? Est-elle située, situable ailleurs qu’en écriture ? Elle est précisément ailleurs— car le P[oème] se situe hors de moi. Il me tourne le dos, il regarde plus loin que je ne saurais le faire avec mes mots avec toutes mes facultés. Né de moi (et d’une culture en expansion) il est le seuil de l’au-delà de moi et de cette culture. Le P[oème] est la porte nécessaire. Ce qu’il y a derrière, nul Poème ne le dira jamais, comme s’il y avait un interdit, un secret à garder*. Poème, gardien du secret ?
(* Mais plus loin, vers un nouveau « possible » de la culture dont je suis une des voix, un des faciès — mais Je… ?)
Roger Giroux, Si la mémoire…, dans KOSHKONONG, n° 16, Printemps 2019, p. 13-14.
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23/08/2019
Camille Loivier, une voix qui mue
je suis retournée sur les lieux
où j’ai retrouvé l’enfance
le temps avait arrêté de s’écouler
nous venions du passé
nous venions du temps long et de
l’univers clos, nous venions
de l’époque où nos mères sont jeunes et
nous sourient, où nos pères nous
portent sur leurs épaules, il est si
enivrant de voir le monde d’en haut
plus haut, encore plus haut
on vit au ralenti, extrêmement
précautionneux de nos pas
et de nos
gestes
c’est cela qui m’arrive
je retourne à Taipei
comme dans ma ville natale
c’est donc ma ville natale car
je n’en ai pas d’autre
Camille Loivier, une voix qui mue, Potentille,
2019, p. 5.
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22/08/2019
Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre
Bonheur mélancolique
La lumière disparaît avec les voix des oiseaux,
écrasante.
Je me traîne jusqu’à la mer dans l’obscurité.
L’outil pour la transformation est cassé,
d’abord il faut la réparer, aussi je dois
rechercher les changements possibles,
aussi le monde doit…
Descendre. Je me tiens debout au bord de l’eau en bottes,
les vagues tombent et retombent, lavent
par-dessus mes pieds, laissent
un peu d’écume salée dans le sable.
Me tiens penchée sur mon âme,
avec une lampe, éclaire
tout au fond.
Me suis longtemps inquiétée de mes inquiétudes,
qui font que les os s’émiettent,
que l’infini
se fond dans les moindres intervalles.
Les vagues battent leurs coups anesthésiants,
instant d’eau calme,
un bruissement dans ma tête, un mugissement.
Je suis en vie, chaque cellule de mon corps est en vie :
Inhale l’air cru de la mer. Dans les poumons,
le monde se renouvelle.
Le sable, l’eau et le ciel existent,
le froid sur mes pieds.
L’eau est en mouvement constant où je suis —
je pourrais peut-être m’élever avec les vagues,
pour ensuite sombrer,
m’élever encore, me laisser prendre par le vent,
soulever
entre les étoiles filantes.
Je me trouve au milieu de l’obscurité,
secoue mes inquiétudes
dans la mer.
Vais essayer de rassembler l’âme et le squelette,
revenir bien droit dans la clarté de la lampe torche.
Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduit du
danois par Janine Poulsen, éditions Unes, p. 62.
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21/08/2019
Francis Ponge, Pratiques d'écriture ou L'inachèvement perpétuel
L’écolier
Le langage est donné comme fait. Les hommes parlent et croient se comprendre. Les hommes parlent et croient s’exprimer.
J’y éprouve, tu y éprouves, ils y éprouvent sinon un plaisir du moins la satisfaction naturelle (quoique illusoire absolument) d’un besoin certain.
La littérature est à ce bas niveau de l’expression des hommes, de la conversation. Elle est partie de l’erreur, de l’imparfait social. Quant à ses rapports avec le besoin d’infini, l’aptitude métaphysique de l’homme, elle n’a pas d’avantages sur le langage courant, elle n’a aucune vertu particulière.
Ce qui précède exprimé de la sorte paraît évident : « inutile de le dire ».
Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 66.
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20/08/2019
Chapiteaux de la cathédrale Saint-Lazare, Autun
Photos Chantal Tanet
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19/08/2019
Étienne de la Boétie, Sonnet XXII
Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,
J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;
J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,
Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.
Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,
C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;
Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,
D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :
Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.
Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,
Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,
Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.
Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,
Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,
Conseil Général de la Dordogne / William Blake and C°,
1991, II, p. 154.
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18/08/2019
Paul Klee, Théorie de l'art moderne
L’art n’est pas une science que fait avancer pas à pas l’effort impersonnel des chercheurs. Au contraire, l’art relève du monde impersonnel de la différence : chaque personnalité, une fois ses moyens d’expression en mains, a voix au chapitre, et seuls doivent s’effacer les faibles cherchant leur bien dans des accomplissements révolus au lieu de le tirer d’eux-mêmes.
La modernité est un allègement de l’individualité. Sur ce terrain nouveau, même les répétitions peuvent exprimer une sorte nouvelle d’originalité, devenir des formes inédites du moi, et il n’y a pas lieu de parler de faiblesse lorsqu’un certain nombre d’individus se rassemblent en un même lieu : chacun attend l’épanouissement de son moi profond.
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, édition et traduction de Paul-Henri Gonthier, Genève, éditions Gonthier, 1964, p. 14
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17/08/2019
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux
La lune descend des platanes immobiles. T’aimer
n’est qu’un grand silence dans les courants
de la nuit indécise.
Si quelqu’un, qui sait, passait avec ton visage,
si on me posait une question avec ta voix,
ô indifférent ! tout
tomberait subitement dans l’espace ;
on me verrait couché autour des arbres,
serrant leur tronc comme le brouillard du crépuscule,
perdu dans les escarpements enfoncés,
éloigné
par où passe la nuit.
La luna desciende de los plátanos inmóviles. Quererte
no es más que un gran silencio en las corrientes
de la noche indecisa.
Si alguien, tal vez, pasara con tu rostro,
si me preguntaran algo con tu voz,
oh indiferente ! todo
caería de pronto en el espacio,
me verían extendido alrededor de los árboles,
encerrando sus troncos como la neblina del crepúculo,
perdido en el fondo de las barrancas ;
alejado
por donde pasa la noche.
Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau
de t’aimer comme si le silence s’téait inscrit
dans la chair profondément ; et j’ai parcouru
des galeries de feuilles passionnées, des chemins
qui s’ouvraient au soleil, hurlant, s’arrachant,
te râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné
de ne pas te voir apparaître, immuable,
là où l’amour naît, comme une image
au fond de l’eau !
Llevo un numéro sobre el corazón, un sello
de quererte, como si el silencio se inscribiera
profundamente en la carne ; y he discurrido
por galerías de hojas apasionadas, per caminos
que iban a dar al sol, gritando, arrancándote,
raspándote del alma. Oh si me fuera dado
no verte aparecer, inmutable,
allí donde nace el amor, como una imagen
en el fondo del agua !
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux[Los Hermosos días],
traduction de l’espagnol (Argentine) et présentation
par Silvia Baron Supervielle, Collection Orphée,
La Différence / Unesco, 1994 [1946], p. 56-57 et 66-67.
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16/08/2019
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie
Maïakovski à Prague
Entre les coiffeurs et les popes
Un athlète agile comme une antilope
Ses jeux préférés c'étaient
Les vers et le revolver à tambour
Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins
Gauche gauche gauche
Quand Maïakovski vint à Prague
J'étais dans un théâtre au vestiaire
Haut-de-forme de maître de poste
Qu'il est impossible d'enlever
C'était futuriste
Comme nos vies brèves
Et comme ce passant superbe
Qui boitait de la jambe gauche
Il avait l'air trop sérieux pour un poète
Il était trop empâté pour une grenouille
Ah tout ce qui serait arrivé
Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée
C'était de la honte
Que naît la haine
Comme les éléphants il dédaignait toute chose
Plus le ciel est lointain plus il est monotone
Surtout dans les bars
Où n'importe qui admire le charlatan
Il l'avait vu danser à Harlem
Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre
Des volets
Et Maïakovski est mort
Lui qui pleurait dès qu'il était seul
Tu connais cela et moi aussi je connais cela
Comme nous aimons Prague
Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas
Les tavernes et les ménages bouleversés
Et la Voltava tout à coup séduisante
comme une baigneuse
Nous nous éloignons dans la nuit
À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau
Tu te jettes tête baissée
Dans des vers indéfinissables comme la nuit
Et Prague est de nouveau vivante
Le charme des blondes de la petite charcuterie
Comme les ouvrières sont belles
Et nous ne le savions pas
Tu marches et tu parles
Les perspectives défilent
Belles et usées
Comme ton manteau marron
Je connais dans les faubourgs un immeuble
Auquel il ressemble
Comme la poésie à la réalité
Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes
(1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel,
préface Philippe Soupault, Les Éditeurs Français Réunis,
1960, p. 63-64.
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15/08/2019
Elizabeth Browning, Poèmes portugais
Comment je t'aime ? — Laisse m'en compter les façons ! —
Je t'aime du profond, de l'ampleur, de la hauteur
Qu'atteint mon âme, quand elle se sent à l'écart
Des fins de l'Être et de la Grâce Parfaite.
Je t'aime à la mesure du besoin quotidien
Le plus paisible, au soleil et à la bougie.
Je t'aime librement, comme on tend au Droit, —
Je t'aime purement comme on fuit l'Éloge !
Je t'aime avec la passion que je mettais jadis
Dans mes chagrins... et avec ma foi d'enfant.
Je t'aime de l'amour que j'avais cru perdre
Avec mes mots sacrés ! — Je t'aime du souffle,
Des rires, des pleurs, de toute ma vie ! — et, si Dieu veut,
Je t'aimerai plus encore après la mort.
How do I love you ? —Let me count the ways!—
I love thee to the depht & breadth & height
My soul can reach, when feeling out of sight
For the ends of Being and Ideal Grace.
I love thee to the level of everyday's
Most quiet need, by sun & candlelight.
I love thee freely, as men strive for Right, —
How thee purely, as they turn from Praise !
I love thee with the passion, put to use
In my old griefs,... ad with my childhood's faith.
I love thee with th e love I seemed to lose
With my lost Saints ! —I love thee with the breath,
Smiles, tears, of all my life!—and, if God choose,
I shall but love thee better after death.
Elisabeth Barrett Browning, Sonnets portugais, traduction
de l'anglais et présentation de Claire Malroux, Le Bruit
du Temps, 2009, p. 107 et 106.
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14/08/2019
Jean Tardieu,Comme ceci comme cela
Au conditionnel
Si je savais écrire je saurais dessiner
Si j'avais un verre d'eau je le ferais geler et
je le conserverais sous verre
Si on me donnait une motte de beurre je
la ferais couler en bronze
Si j'avais trois mains je ne saurais où
donner de la tête
Si les plumes s'envolaient si la neige fondait
si les regards se perdaient, je
leur mettrais du plomb dans l'aile
Si je marchais toujours tout droit devant
moi, au lieu de faire le tour du
globe j'irais jusqu'à Sirius et
au-delà
Si je mangeais trop de pommes de terre je
les ferais germer sur mon cadavre
Si je sortais par la porte je rentrerais
par la fenêtre
Si j'avalais un sabre je demanderais
un grand bol de Rouge
Si j'avais une poignée de clous je les
enfoncerais dans ma main
gauche avec ma main
droite et vice versa.
Si je partais sans me retourner, je
me perdrais bientôt de vue.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 65.
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13/08/2019
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
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12/08/2019
Eugène Fromentin, Les Maîtres d'autrefois
Pendant des siècles, on a cru, on croit encore dans beaucoup d’écoles qu’il suffit d’étendre des teintes aériennes, de les nuancer tantôt d’azur et tantôt de gris pour exprimer la grandeur des espaces, la hauteur du zénith et les ordinaires changements de l’atmosphère. Or considérez qu’en Hollande un ciel est souvent la moitié du tableau, quelquefois tout le tableau, qu’ici l’intérêt se partage ou se déplace. Il faut que le ciel se meuve et nous transporte, qu’il s’élève et qu’il nous entraine ; il faut que le soleil se couche, que la lune se lève, que ce soit bien le jour, le soir et la nuit, qu’il y fasse chaud ou froid, qu’on y frissonne, qu’on s’y délecte, qu’on s’y recueille. Si le dessin qui s’applique à de pareils problèmes n’est pas le plus noble de tous, du moins on peut se convaincre qu’il n’est ni sans profondeur ni sans mérites. Et si l’on doutait de la science et du génie de Ruysdael et de Van der Neer, on n’aurait qu’à chercher dans le monde entier un peintre qui peigne un ciel comme eux, dise autant de choses et les dise aussi bien. Partout c’est le même dessin serré, concis, naturel, naïf, qui semble le fruit d’observations journalières, qui, je l’ai fait entendre, est savant et n’est pas su.
Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, dans Œuvres complètes, Texte établi, présenté et annoté par Guy Sagnes, Pléiade / Gallimard, 1984, p. 663.
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