05/02/2020
Rosanna Warren, De notre vivant : recension
Quelques poèmes de trois livres publiés depuis 2003 ont été rassemblés dans De notre vivant et leur réunion esquisse des traits de la société telle que la vit Rosanna Warren. On pourrait ne retenir que la vision d’un désastre quand une allusion est faite à la rue Mutanabi : marché aux livres dans le vieux Bagdad, lieu de culture et d’échanges, mais dans une ville en feu, sous les bombardements. Le monde, là comme ailleurs, connaît « le feu éternel, dit Héraclite », et la quasi citation du philosophe garde son sens si, quittant l’Irak, est évoquée la vie aux États-Unis.
Ce que le lecteur rencontre alors, c’est un monde qui se défait, où tout semble ne pas pouvoir durer et devoir disparaître ; dans un poème titré "Après", il ne reste ici et là que les ruines des temples d’aujourd’hui, magasins propres au mode de vie dominant lié à la consommation, mais une consommation pour laquelle la relation entre ce que le sol peut produire et ce qui est proposé aux consommateurs n’existe pas — ainsi une épicerie asiatique au « toit défoncé ». Subsiste cependant, symboliquement, un McDo toujours ouvert qui « vend toujours des tas de graisse ». Après ? sans doute après un déluge, après une destruction d’une partie de la planète : ici des vieillards noyés, là une fille noyée elle aussi, « la tête dans la boue ».
C’est un monde où triomphe le « marché ». Partout, les lieux voués à des activités culturelles, à la création, à la connaissance sont « noircis et criblés de balles », partout le sol est creusé pour des bâtiments à l’assaut du ciel à côté de terrains vagues emplis de déchets. À Berlin, des quartiers sont rénovés après la réunification, c’est simplement que « le nouvel ordre démantèle l’ancien » ; mais ce nouvel ordre n’empêche pas le monde dans son ensemble de se désagréger, ce ne sont partout que malades à cause d’une nourriture inadaptée ou de la pollution, de la drogue, et partout des « décombres moisis », des terrains abandonnés. Du haut du ciel, la terre semble n’être qu’un tapis usé, terne. Le bonheur existe, puisqu’il est promis sur une affiche...—mais ce qui semble venir, c’est l’Apocalypse.
Rien ne semble échapper pour Rosanna Warren à la violence et à la destruction. Même les arbres ont perdu les caractéristiques qui en font des arbres, restent des « cyprès squelettiques », des « fantômes de pins », et l’on ne voit que le « chaos du ciel », on ne longe qu’une « rivière massive et crasse », le vent arrache tout : réponse à l’« ouragan de misères » dans la ville où l’on aurait voulu trouver l’art. C’est peut-être dans la relation à celui (celle) avec qui on partage les jours qu’est vécu un peu de liberté ; à la question « tranchante comme une lame » : « Tu m’as dit la vérité ? », question posée un jour de neige, un jour de lumière laiteuse, la réponse est « non ».
D’autres moments loin du désastre de la vie ont été vécus, mais ils sont éloignés : dans l’enfance, il était possible de croire qu’on ne deviendrait pas adulte ; on apprenait Pétrarque et on le récitait, on imagine devenir soi par la création, par l’amour, en donnant naissance, en accompagnant un mourant puisque tout se résout dans le cimetière : alors « les ennemis font la paix ». Des allusions à Krishna, à la perte d’un rapport au divin (« avons-nous perdu le ciel, les yeux fixés au sol ? ») laissent ouverte dans le livre une voie spirituelle, sinon religieuse, mais sont aussi fréquents les renvois à la musique (Liszt), à la littérature (Hölderlin, Schiller, Pétrarque) et à la peinture, même si dans les tranches de vie des toiles de Bonnard « l’âme reste sombre ».
Les œuvres humaines représentent le vivant, tout comme le poisson découpé dont le cœur continue de battre, métaphore de la vie qui s’obstine. Il y a dans la nature vue par Rosanna Warren une humanisation constante, image peut-être d’un espoir de renouvellement indéfini du vivant : les courants « luttent », on découvre « la ceinture du dégel », les « cuisses luisantes » des blocs de glace, etc. Le lien entre l’humain et la nature s’opère aussi fortement la nuit, lors d’une éclipse ; si la lune à ce moment paraît « avalée » par les gratte-ciels, elle est présente par ce qui est alors visible de sa couleur, « traces menstruelles », aussi vives que « des bouts de poèmes » qu’on donnerait à lire sur un mur.
Lisant ce choix de textes, on souhaiterait voir traduit un livre entier. Pour l’heure on appréciera le choix des dessins de Peter H. Begley : limités à quelques lignes sereines, ils sont une balance au monde souvent sans assise des poèmes.
Rosanna Warren, De notre vivant, traduction (américain) Aude Pinin, dessins P. H. Begley, Æncrages & CO, 2019, np, 21 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 6 janvier 2020.
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