22/05/2019
Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood
Est-il pire façon d’alléger ses regrets
Que perdre le désir de désirer ce qui passe ?
Pourquoi mettre si grande hâte à se déprendre,
Fermer les yeux aux biens offerts et visibles,
À tout ce que déverse la gaieté du soleil
Sur la mer, les feuilles, un visage inconnu
Qu’on croise dans la fraîcheur de la jeune saison ?
C’est comme s’avouer vaincu avant la partie
Au lieu de jouer franchement cartes sur table
Jusqu’à la dernière, et rire d’avoir perdu
Sachant que la mort ne connaît pas d’échec,
Qu’elle brûle nos chances et d’une main sûre
Nous tient tôt ou tard à sa merci.
Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood,
Fata Morgana, 1988, p. 22.
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21/05/2019
Philippe Jaccottet, Exemples
L'habitant de Grignan
Parfois, un tel poids est sur nous que nous décidons de ne rien faire, et en particulier de ne rien écrire, qui ne l'allège, mais encore ne l'allège qu'à bon droit. Cela se peut-il en parlant simplement d'un lieu ? C'est la question que je me suis posé devant ce texte. Provisoirement, en tout cas, rien d'autre ne m'intéresse, et tant pis si je m'égare.
Il semblerait donc que je dispose d'une règle qui me permette de choisir entre le pire et le mieux, c'est-à-dire de quelque absolu ? Non ; mais comment s'expliquer ? C'est un peu comme si le mouvement de l'esprit vers une vérité pressentie révélait cette vérité, ou l'alimentait ; comme si nous devions une bonne fois partir, puisque quelque chose nous y pousse, et que la voie créât, ou plutôt découvrît le but. Marche difficile aux étapes dérobées.
En route donc encore une fois ! Je suis un marcheur voûté par ses doutes. Mais il arrive que des souffles bienheureux m'emportent.
Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade, Gallimard, 2014, p. 90.
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20/05/2019
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
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19/05/2019
Thomas Bernhard, Mes prix littéraires
[après la publication de Gel]
[...] lorsque le déluge de critiques, incroyablement violent et complètement contradictoire, des éloges les plus embarrassants aux descentes en flèche les plus féroces, a pris fin, je me suis senti d'un seul coup comme anéanti, comme si je venais de tomber sans rémission dans un épouvantable puits sans fond. J'étais persuadé que l'erreur d'avoir placé tous mes espoirs dans la littérature allait m'étouffer. Je ne voulais plus entendre parler de littérature. Elle ne m'avait pas rendu heureux , mais jeté au fond de cette fosse fangeuse et suffocante d'où l'on ne peut plus s'échapper, pensai-je à l'époque. Je maudissais la littérature et ma dépravation auprès d'elle et j'allais sur des chantiers pour finalement me faire engager en tant que chauffeur-livreur pour la société Christophorus, située sur la Klosterneuburgerstrasse. Pendant des mois j'ai fait des livraisons de bière pour la célèbre brasserie Gösser. Ce faisant, j'ai non seulement très bien appris à conduire des camions, mais aussi à connaître encore mieux qu'avant la ville de Vienne tout entière. J'habitais chez ma tante et je gagnais ma vie comme chauffeur de poids lourds. Je ne voulais plus entendre parler de littérature, j'avais placé en elle tout ce que j'avais, et elle m'avait récompensé en me jetant au fond d'une fosse. La littérature me dégoûtait, je détestais tous les éditeurs et toutes les maisons d'édition et tous les livres. Il me semblait qu'en écrivant Gel, j'avais été victime d'une escroquerie gigantesque. J'étais heureux quand, dans ma veste de cuir, je m'installais au volant du vieux camion Steyr et sillonnais la ville en faisant vrombir le moteur. C'est là que se montrait toute l'utilité pour moi d'avoir appris à conduire des camions depuis longtemps, c'était une des conditions pour obtenir un poste en Afrique auquel je m'étais porté candidat, des années auparavant, ce qui finalement ne s'était pas fait, en raison d'un concours de circonstances en réalité très heureux, comme je sais aujourd'hui.
Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, traduit de 'allemand par Daniel Mirsky, "Du Monde entier", Gallimard, 2009, p. 41-42.
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18/05/2019
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
Je n'ai pas eu à la chercher longtemps, la maison grise. Soudain
près du grand pont de pierre, au bout de cette rue trop noire,
elle était là. Et si je l'avais imaginée différente,
passé le bref étonnement je crus l'avoir connue depuis toujours.
Enfant, à l'une ou l'autre de ces fenêtres
tu te penchais. Mais point de jardin, point d'allée :
le bruit seulement de la rue — carrioles, chevaux et voitures —
et l'heure au clocher de l'église, les cris d'enfants au loin...
Plus rien ici ne se souvient de ton sourire.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne,
2007, p. 63.
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17/05/2019
Sylvia Plath, Arbres d'hiver
Mort-nés
Ces poèmes ne vivent pas : c’est un triste diagnostic.
Ils ont pourtant bien poussé leurs doigts et leurs orteils,
Leur petit front bombé par la concentration. S’il ne leur a pas été donné
D’aller et venir comme des humains
Ce ne fut pas du tout faute d’amour maternel.
Ô je ne peux comprendre ce qui leur est arrivé !
Rien ne leur manque, ils sont correctement constitués.
Ils se tiennent si sagement dans le liquide formique !
Ils sourient, sourient, sourient, sourient de moi.
Et pourtant les poumons ne veulent pas se remplir ni le cœur s’animer.
Ils ne sont pas des porcs, ils ne sont pas même des poissons,
Bien qu’ils aient un air de porc et de poisson —
Ce serait mieux s’ils étaient vivants, et ils l’étaient.
Mais ils sont morts, et leur mère presque morte d’affolement,
Et ils écarquillent bêtement les yeux, et ne parlent pas d’elle.
Stillborn
These poems do not live: it’s a sad diagnosis.
They grew their toes and fingers well enough,
Their little foreheads bulged with concentration.
If they missed out on walking about like people
It wasn’t for any lack of mother-love.
O I cannot understand what happened to them!
They are proper in shape and number and every part.
They sit so nicely in the pickling fluid!
They smile and smile and smile and smile at me.
And still the lungs won’t fill and the heat won’t start.
They are not pigs, they are not even fish,
Though they have a piggy and a fishy air —
It would be better if they were alive, and that’s what they were.
But they are dead, and their mother near dead with distraction.
And their stupidly stare, and do not speak of her.
Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, édition bilingue, traduction Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie/Gallimard, 1999, p. 88 (texte anglais) - 89.
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16/05/2019
Lord Byron, Oraison vénitienne (Ode on Venice)
Oraison vénitienne
(Ode on Venice)
Ô Venise ! Venise ! Quand tes murs de marbre
Seront gagnés par les eaux, il y aura
Un cri des nations devant tes salons engloutis,
Une forte lamentation le long de la mer vorace !
Si moi, voyageur du nord, je pleure sur toi,
Que devront faire tes fils ? tout sauf sangloter
Et pourtant ils ne font que gémir dans leur sommeil.
Par contraste avec leurs pères,
Ils sont aux disparus ce que le limon,
Ce que la vase verdâtre des flots refluant,
Est à l’écume impétueuse qui ramène au port
Le marin sans navire. ; ce sont des crabes rampants
Répandus dans leurs rues étayées.
(…)
Lord Byron, Le corsaire et autre poèmes orientaux, traduction
Jean Pavans, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 2019, p. 27.
r
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15/05/2019
Charles Péguy, Les Tapisseries
Paris
Sept villes se vantaient d’avoir cerné la Ville :
Auteuil voulait en faire un jardin potager ;
Grenelle en voulait faire’ un énorme verger ;
Bercy, des entrepôts ; Montmartre, un vaudeville.
Passy faillit en faire un immeuble servile,
Un caravansérail pour le noble étranger ;
Vaugirard, la Villette à ce peuple léger
Faisaient des abattoirs pour sa guerre civile.
Mais la dame a mangé les sept petites sœurs,
Elle a mis pour toujours la liberté de l’âme,
Et tous ces fourniments, et tous ces fournisseurs,
Le négoce, l’amour, et la cendre, et la flamme,
Et tous ces boniments et tous ces bonisseurs,
Et les gouvernements gendres et successeurs
Sous le commandement des tours de Notre-Dame.
Vendredi 20 septembre 1912
Charles Péguy, Les Tapisseries, Poésie / Gallimard, 1957, p. 91.
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14/05/2019
George Oppen, Poésie complète
Chambre d’enfant
Un ami a visité les chambres
De Keats et de Shelley
Près du lac, observant « qu’il s'agissait de simples
Chambres d’enfant », ce qui a eu le don
De l’émouvoir. Certes la chambre d’un poète
Est toujours une chambre d’enfant
Et j’imagine que les femmes le savent.
Peut-être une femme sera-t-elle excitée par
Un banquier d’une grande laideur, un homme
Et non pas un enfant qui cherche à retrouver
Son souffle sur le corps d’une fille.
George Oppen, Poésie complète, traduction Yves di Manno,
José Corti, 2011, p. 141.
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13/05/2019
Bashô, Jours d'hiver
Une ombre noire
dans le petit matin blême
attise la flamme
(Bashô)
Entre chien et loup
incliné sur l’horizon
un mince croissant
Tokoku)
Papillons sur le houblon
et la voilà qui se mouche
(Bashô)
De notre malheur
ne résoudra le mystère
le chant du coucou
(Yasui)
Jusqu’aux fleurs des champs
butine le papillon
aux ailes froissées
(Bashô)
Bashô,Jours d’hiver, traduction René
Sieffert, Presses orientalistes de France,
1987, p. 17, 17, 19, 21, 25.
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12/05/2019
René de Obaldia, Innocentines
Dimanche
Charlotte
Fait de la compote.
Bertrand
Suce des harengs.
Cunégonde
Se teint en blonde.
Épaminondas
Cire ses godasses
Thérèse
Souffle sur la braise.
Léon
Peint des potirons.
Brigitte
S’agite, s’agite.
Adhémar
Dit qu’il en a marre.
La pendule
Fabrique des virgules.
Et moi dans tout cha ?
Et moi dans tout cha ?
Moi, ze ne bouze pas
Sur ma langue z’ai un chat.
René de Obaldia, Innocentines,
Grasset, 1989, p. 81-82.
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11/05/2019
Bernard Vargaftig, Distance nue
`
Cailloux murs pivoines
Et l’ombre
Des sorbiers
N’est plus qu’un mouvement
L’aveu me fait face
Accourir
Était
Une page muette
Paysage comme
Sans rien
Déchirer
L’air touchait où je tremble
Où les chiens se jettent
Où dans l’aube
Les places
Ont le nom d’un instant
Bernard Vargaftig, Distance nue,
André Dimanche, 1994, np.
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10/05/2019
Norge, Le Stupéfait
Une fête
La folle mouche d’octobre
Qu’exaltait l’amour de vivre,
Sent déjà pincer le givre
Qui va lui blanchir la robe.
Mais elle ne gémit pas
Et nous zézaie à tue-tête
Mordant au raisin muscat
Que la mort est une fête.
Norge, Le Stupéfait, Gallimard,
1988, p. 99.
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09/05/2019
Franck Guyon, une cérémonie
rejoindre ses semblables, terre et cendre et poussière, heure venue, et tu ressembleras bientôt à ce qui n’a jamais eu lieu, jamais, sans pourtant jamais te défaire tout à fait de ce mouvement perdu sur le lac et le grain de l’ombre : rejoindre ses semblables, à n’oublier que l’alphabet des choses, le lierre, le lilas mauve ou blanc, le blé, la coquille et l’écorce, les animaux du monde, le ver, le cerf, l’hirondelle à manier les anneaux de l’air, et ce bleu sur le dos des sardines, et ces vents qui montent dans les plis du large : rejoindre ses semblables et retrouver cette longue absence de laquelle autrefois nous avions cru peut-être un peu nous dégager : mais le vin nouveau qui viendra bientôt n’apaisera rien du cœur : et le cœur est plus dur et plus vert que les plus mauvaises lunes
Franck Guyon, une cérémonie, le phare du cousseix, 2018, p. 11.
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08/05/2019
Bernard Delvaille, Poèmes 1951-1981
Désordre, 3
Il en va souvent des itinéraires de la passion
Comme de ces vents d’octobre qui fleurent la fougère
Ils bercent en silence le sommeil de notre maison
Et se retranchent dans les tranchées et les domaines du mystère
L’amour vient de la mer et y retourne Nous le savons ô fable
Immortelle et complice À chaque amour suffit sa peine
Lorsque les vagues auront effacé votre nom sur le sable
Il m’a soudain semblé que toute plainte serait vaine
Quand viendra le moment précis de votre mort je serai là
Douloureux et retrouvé fidèle muet et amoureux
Nous partirons alors vers ces plats pays où au ras
De l’eau volent quelques oiseaux malhabiles au creux
Des falaises du soir sous un ciel en lutte aux embruns
Vous savez qu’il sera trop tard que je ne serai plus jaloux
Que de ces pays brûlés nous soyons ou non riverains
Sachez simplement que ce grand jardin ravagé est à vous
Bernard Delvaille, Poèmes (1951-1981), Seghers, 1982, p. 107.
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