23/12/2019
Max Ernst, Les Malheurs des immortels
L’heure de se taire
Près de la lèvre vue dans l’eau, la coquette défrisée promène la lampe dans ses yeux dodus comme des amours. Elle aime à montrer sa faculté de sourire à surface miroitante. Elle étend ses doigts peau d’amazone à la force des bras. Elle étend la mâture de ses seins au pied des ruines et s’endort au crépuscule de ses ongles rongés par des plantes grimpantes.
Max Ernst, Les Malheurs des immortels, dans Écritures, Gallimard, 1970, p. 120.
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22/12/2019
Jules Laforgue, L'imitation de Notre-Dame la Lune
Stérilités
Cautérise et coagule
En virgules
Ses lagunes des cerises
Des félines Ophélies
Orphelines en folie.
Tarentules des feintises
La remise
Sans rancune des ovules
Aux félines Ophélies
Orphelines en folie.
Sourd aux brises des scrupules,
Vers la bulle
De la Lune, adieu, nolise
Ces félines Ophélies
Orphelines en folie !
Jules Laforgue, L’imitation de
Notre-Dame la Lune, dans Poésies complètes,
Léon Vanier, 1902, p. 206.
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21/12/2019
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Je n’écris pas trop mal, parce que je ne me risque jamais.
Il a du talent ou n’en a pas selon qu’on est bien ou mal avec lui. Tout n’est que sympathie ou antipathie.
Brute : pas de cervelle, du cervelas.
Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l’autre pour la prochaine guerre.
Un rhume de cerveau fait bien plus souffrir qu’une idée.
Jules Renard, Journal 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 1018, 1018, 1018, 1023,1018, 1025.
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20/12/2019
Ingrid Storholmen, Tchernobyl
On connaît le livre de Svetlana Aleksievitch, Supplication, le monde après l’apocalypse, (1997, traduction 1999) à propos de la catastrophe de l’explosion du réacteur n° 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl*, dans la nuit du 26 avril 1986. Le livre d’Ingrid Storholmen (2009) est différent : âgée de dix ans au moment des faits, l’auteure a vu ses deux sœurs (auxquelles le livre est dédié) se faire enlever la thyroïde, atteintes par les retombées radioactives, en Norvège ; quinze ans plus tard, elle est allée sur les lieux et a recueilli des témoignages en tout genre de rescapés, ce qui aboutit non pas seulement à une collecte de récits mais à un livre construit où la romancière reste très présente.
« Tchernobyl est une catastrophe qui vient à peine de commencer », écrit Ingrid Storholmen. Ce n’est pas un hasard si le nombre de victimes de Tchernobyl n’est pas connu ; les chiffres oscillent entre 25000, chiffre officiel en 2016 — nombre de victimes donné pour la catastrophe de Fukushima — et 150000 selon des estimations extérieures à l’Ukraine. Rappelons que la "zone" contaminée ne peut être habitée avant des milliers d’années, que les effets de la radioactivité atteignent aussi la descendance — quand il y en a —, entraînant des mutations. Chaque chapitre est justement précédé de quelques paragraphes à propos de ces conséquences dans le temps ; si l’on a échappé aux brûlures et à une mort rapide, restent des « lésions par irradiation aiguë », des cancers, des « mutations »...
Il est difficile de rendre compte de témoignages qui, presque tous, portent sur la destruction des corps et, pour ceux qui survivent, de l’identité : il est (peut-être) possible de vivre les mutilations provoquées par les radiations, mais la perte des proches, de son passé, le rejet par tous ceux qui n’étaient pas là, dans ce lieu où s’est produit ce qui est désigné par l’euphémisme "accident". On reprendra ici quelques éléments de ce livre salutaire.
Ceux qui doivent construire un sarcophage pour limiter l’extension de la radioactivité savent qu’ils vont mourir. D’ailleurs, disparaîtront plus ou moins vite tous ceux qui ont approché la centrale, et d’abord ceux que l’on appelait les "liquidateurs", chargés des premiers nettoyages de produits radioactifs. D’autres, nombreux, atteints d’un cancer du sang, des os, perdent d’abord leurs cheveux, leurs dents et, progressivement tout lien avec l’humanité : on ampute de ses jambes un malade, et il devient rapidement « Une chose, rien qu’une chose. Pas [m]on homme », dit son épouse. Les brancardiers qui amènent les premiers brûlés à l’hôpital sont par là même contaminés et n’ont pas plus de chance de survivre que les brûlés. Cette femme regarde les pellicules blanches sur des doigts, c’est son corps qui peu à peu se défait et « tombe doucement sur la page du livre ».
Très vite, on extrait la couche superficielle du sol, ce qui ne change rien à la teneur en radioactivité, d’ailleurs, « une couche de poussière métallique rougeâtre se dépose sur la végétation » qui, elle, ne peut être enlevée. Les habitants sont évacués, mais les nouvelles vont vite et, après leur passage à Kiev, dans le train qui les conduit dans une autre région, « personne ne voulait s’asseoir à côté [d’eux] ». Un militaire comprend ce qui se passe et, profitant de sa situation privilégiée, déserte et part en Suède en emmenant ses filles sans pouvoir prévenir leur mère ; il change de nom et devient chauffeur de taxi à Stockholm, pensant pourtant que le régime soviétique tentera de le retrouver. Beaucoup moins chanceux, les habitants qui restent dans la « zone » — on emploie le mot "zone" à propos d’un large périmètre autour de Tchernobyl comme on parle de "forêt" ou de "fleuve" ; l’une dit « Maman est vieille, je ne peux pas l’abandonner », un autre a toujours vécu à Tchernobyl. Un journaliste rencontre à Kiev une femme qui a été laissée dans la zone par son compagnon : un jour qu’elle était sortie de son logement, elle n’a pas retrouvé son très jeune enfant à son retour, un homme l’avait tué et dévoré.
Les réactions après la catastrophe sont à peu près unanimes : « En temps de guerre, on parle de chair à canon. Ça, c’était pire ». Le pouvoir central est immédiatement mis en cause pour son incurie ; certains espèrent l’écroulement de l’État soviétique, au moins la chute des dirigeants, notamment de Gorbatchev ; d’autres expriment leur haine du régime et voudraient le voir détruit — un physicien, atteint d’un cancer du sang et refusant de se soigner, se construit un laboratoire dans son appartement pour mettre au point une bombe atomique, il meurt avant d’avoir réussi.
Le plus terrible, dans ces témoignages, n’est peut-être pas dans la relation des effets, immédiats ou non, de la radioactivité : chacun sait que Tchernobyl ne changera rien, pas plus au gouvernement des choses qu’aux points de vue des populations à propos de l’énergie nucléaire ; plusieurs rescapés l’expriment sans illusions, tout s’oublie, on passe à autre chose, dans quelques années même « les enseignants en parleront tout en songeant à leur dîner ».
Ingrid Storholmen, Tchernobyl, traduction du norvégien Aude Pasquier, Lanskine, 2019, 176 p.,16 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 24 novembre 2019.
* aujourd’hui en Ukraine, à l’époque en Union soviétique.
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19/12/2019
Claude Chambard, le chemin vers la cabane
j’ai scruté le ciel
à la recherche des nuages de pluie
une chauve-souris a traversé la pénombre
les constellations de l’été apparaissaient lentement
le chien a frotté son museau contre ma main
il n’y avait pas un bruit dans la maison
Grandpère disait que ce sont les fantômes
qui font grincer les planchers & les armoires
c’est sans doute pourquoi
je n’aime ni les maisons ni les meubles neufs
j’ai besoin de l’âme des anciens
ils ne me racontent pas leurs histoires
non mais ils me disent que je ne suis pas
seulement un rebut
& que nous avons besoin les uns des autres
pour comprendre un peu
ce que devient la vie
(un fil)
Claude Chambard, le chemin vers la cabane, Le bleu
du ciel, 2008, p. 23.
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18/12/2019
Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant
Deux bambous verts
Sur une longue bande de papier Seiki a peint deux bambous parallèles de diamètres différents, pas de feuilles, rien que les deux tuyaux d’un vert égal en commençant par les racines. Deux cannes, on dirait : est-ce un sujet pour un peinte ? Mais que les deux tuyaux n’aient pas la même grosseur, est-ce que l’œil ne s’en aperçoit pas aussitôt et ce qui nourrit en nous le sens de la proportion ? Aussi ne vois-tu pas que les jointures très rapprochées près de la racine s’écartent ensuite à des distances calculées qui ne sont pas sur les deux tiges les mêmes ? Et de cette double comparaison ne jaillit-il pas pour l’esprit à la fois une harmonie et une mélodie comme des nœuds d’une double flûte ? l’œil ne se lasse pas de vérifier que la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre.
Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, à la suite de Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard, 1974, p. 247.
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Paul Claudel, L'Oiseau noir dans le soleil levant
Deux bambous verts
Sur une longue bande de papier Seiki a peint deux bambous parallèles de diamètres différents, pas de feuilles, rien que les deux tuyaux d’un vert égal en commençant par les racines. Deux cannes, on dirait : est-ce un sujet pour un peinte ? Mais que les deux tuyaux n’aient pas la même grosseur, est-ce que l’œil ne s’en aperçoit pas aussitôt et ce qui nourrit en nous le sens de la proportion ? Aussi ne vois-tu pas que les jointures très rapprochées près de la racine s’écartent ensuite à des distances calculées qui ne sont pas sur les deux tiges les mêmes ? Et de cette double comparaison ne jaillit-il pas pour l’esprit à la fois une harmonie et une mélodie comme des nœuds d’une double flûte ? l’œil ne se lasse pas de vérifier que la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre.
Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, à la suite de Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard, 1974, p. 247.
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17/12/2019
Victoria Xardel, J'ai les moyens
J’ai les moyens
Lorsque la glace cède tous les excréments refont surface
et flics et émeute en viennent à se présupposer réciproquement.
Après avoir châtré une écrevisse je lui envie sa dextérité à mourir.
Kenneth Rexroth soutient que les carcasses de voitures
sont un problème écologique. Vieux con.
Ce qui me rend profondément pessimiste
c’est qu’on ne parle bien que de ce qui est en train de disparaître.
Tu casses les objets par nonchalance. Ton goût pour le désordre
n’est qu’une autre forme de maîtrise.
Une prédilection pour les hypothèses extravagantes
et, comme telles, inattaquables, les maniaques de l’appropriation,
la construction de systèmes mélancoliques.
Victoria Xardel, dans Senna Hoy, n° 1, décembre 2019, np.
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16/12/2019
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué
Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
pour de précoces noces habillées de grenades
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter
[...]
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.
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Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sable de vieux os — Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit.
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit… Le follet damné languit
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit
— La lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups… — Les crapauds
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes,
dans C. Cros, T. C., Œuvres complètes,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.
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15/12/2019
Claude Dourguin, Paysages avec figure : recension
Dans ses écrits sur la peinture, Claude Dourguin a parfois décrit l’« esquisse narrative » de certains tableaux titrés Paysage avec figures, elle choisit ici de retenir des paysages qui, tous, sont des « révélateurs », « cristallisent (...) goûts et affections », habités par une figure, celle du compagnon disparu qui n’apparaît que sous la forme "il" ou partie du "on". Aucune hiérarchie entre les lieux n’est établie ; même si prédominent mer et montagne, ce qui importe est la possibilité de découvrir, apprendre — donc vivre —, et aussi de sortir du temps, de la durée quotidienne, chaque paysage devenant une « réserve imaginaire ».
En 1951, la sculptrice Barbara Hepworth disait à propos de Saint-Ives, en Cornouailles, où elle vivait, « Je fais partie du pays, un paysage marin dont les origines remontent à des centaines de milliers d’années » ; c’est un sentiment analogue qu’éprouve Claude Dourguin dans ce lieu où elle retrouve maintes traces d’un passé ancien, y revivant « la rumeur puissante qui hante le cycle arthurien » et, en même temps, le village a été construit de sorte à prendre une forme favorable pour le regard, où « les collines (...) font amphithéâtre pour observer la mer de près ». On peut être là dans le présent, dans le partage et, cependant, dans un autre temps.
L’émotion d’être, ensemble, « sans âge, relié à quelque chose de très ancien », naît également loin de la mer, dans un autre village. Il est une constante dans ce qui fait aller ailleurs — le lieu du retour à la vie "normale" n’est jamais nommé —, c’est la certitude qu’à chaque fois les heures s’émancipent de l’horloge », que rien ne peut rappeler ce qui, justement, oblige à tenir compte du temps, au fait que vivre dans une société exige une présence. Tous les paysages évoqués, parcourus à un moment ou à un autre en couple, ont permis de saisir le vif des choses du monde. À Naples, par exemple, outre la mer « dont la vue est toujours réconfortante », le visiteur s’arrête à l’un des multiples étals aux poissons pour leur « beauté simple, profuse, offerte, composition sans façon du quotidien » ; la beauté des choses de la nature — arbres, eaux, ciels — est sans cesser remarquée, décrite, et l’est aussi ce qui modifie les connaissances, change la manière de regarder le monde. Dans la vallée du Layon, avec la visite du moulin cavier de Thouancé, est « retrouvée l’humeur franche de qui parcourt, observe, mesure, analyse, comprend le paysage et lui donne sens », donc ce qui permet de vivre en harmonie avec lui. Cette harmonie ne nécessite pas toujours la variété des formes naturelles, elle naît également de la traversée du désert glacé russe quand il n’y a « nul obstacle ni présence, rien pour la [= la vue] limiter » ; alors, « espace et temps [sont] souverains, formes d’ici-bas dans leur nudité ». Paradoxe apparent : l’unité du lieu s’impose comme celle de la haute montagne quand, après un « passage ingrat », on connaît la « blancheur de révélation » de la neige. L’unité n’est pas donnée, il a fallu « s’être colleté au rocher », avoir « surmonté les moraines, bataillé », et les étals napolitains exigent un apprentissage du regard pour être perçus comme offerts.
Quels que soient les lieux parcourus, ils sont ouverture vers autre chose, parfois même ils contiennent un autre paysage ; ainsi, à partir d’une certaine dimension la forêt devient semblable à la mer (« la futaie (...) comme une mer », « on voyage en forêt comme on s’embarque pour la haute mer »), toute limite pour la vue disparaissant. Les paysages sont tremplin vers un ailleurs, l’un présente le « sortilège d’une métamorphose », l’autre, la haute montagne, fait entrer « dans un univers autre où s’opèrerait une transsubstantiation des matières ». Ils appellent aussi les souvenirs et suscitent des rêveries ; un jour, quand on s’égare dans la neige et passe la nuit près d’un feu de branchages, alors « le monde [... est] poreux au rêve, [ouvre] à la littérature et vice versa ». Certes, la nature est toujours bien présente avec par exemple, à l’île de Batz, une flore et une « faune locales (...) exceptionnelles » ou, ailleurs, avec le plaisir d’« affronter le froid et se mêler aux arbres » ; cependant la traversée du monde « jamais ne se détache vraiment des œuvres ».
Rien dans Paysages avec figure qui évoque une anthologie, mais quelques citations et des allusions suffisent au lecteur pour qu’il accompagne le mouvement du paysage aux textes, à la peinture, à la musique même. La mer, la Bretagne très présente, font apparaître Corbière, Gracq, on suit les chemins de Nerval dans le Valois et la montagne a une « unité monumentale, claudélienne » ; on se souvient ici et là de Follain, de Supervielle, de Baudelaire, de Rimbaud, de Valéry, et l’on cherche dans sa mémoire tel tableau de Klee, de Whistler, de Turner, de Constable, on retrouve un fragment du Samson et Dalila de Saint-Saëns ; etc. — une seule exception, dans le désert de l’Asie centrale, « nulle peinture, nul poème, nulle œuvre littéraire (...) ne venait (...) répondre » aux rêveries. Pour en rester aux citations, Claude Dourguin a choisi en épigraphe un fragment d’un poème de Hölderlin ("En bleu adorable") dans la traduction de du Bouchet : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme » : c’est, elliptiquement, énoncer un principe de vie, que l’on reconnaît d’un bout à l’autre de ses parcours.
Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, 144 p., 17 €. Cette note d lecture a été publiée par Sitaudis le 15 novembre 2019.
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14/12/2019
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
La neige
Elle est venue de plus loin que les routes,
Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,
De notre main qui était en fumée,
Elle a vaincu le temps apr le silence.
Davantage de lumière ce soir
À cause de la neige.
On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,
Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,
2007, p. 67.
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13/12/2019
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine
L’été, cette année-là, fut d’une sécheresse exceptionnelle. Dans le village où je venais pour la seconde fois en vacances, les yeux commençaient à briller comme s’ils s’identifiaient à l’eau dont ils ne trouvaient point le signe au fond des puits. Je crois que les gens pensaient à des plantes grasses qu’ils auraient pu entamer au couteau et croquer, mais tous les végétaux comestibles avaient déjà donné leurs graines en juin. Les chiens haletaient, les chevaux baissaient la tête, exténués. Le village était silencieux par économie. Les rideaux en perles de bois avaient fait place aux portes pleines de l’hiver, plus protectrices. Le milieu des places n’était plus traversé par personne et mes yeux éblouis ne voyaient rien du peu de circulation qui vers les épiceries, les cafés suivaient l’ombre des murs.
Jean-Loup Trassard, Paroles de laine, Gallimard, 1969, p. 53.
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12/12/2019
Victor Hugo, Tas de pierres
La misère chargée d’une idée est le plus redoutable des engins révolutionnaires.
— Pourquoi ces terreurs du drapeau rouge ?
— Le drapeau rouge signifie feu et sang.
— Soit ; mais le sang dans les veines, et le feu dans le foyer.
Révolution, mais civilisation.
L’une et l’autre, l’une par l’autre, l’une dans l’autre.
Savoir, c’est pouvoir.
Victor Hugo, Tas de pierres, dans Œuvres politiques complètes, œuvres diverses, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 856.
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11/12/2019
Aragon, Elsa
Je n’ai plus l’âge de dormir
J’écris des rimes d’insomnie
Qui ne dort pas la nuit s’y mire
Signe couché de l’infini
Qui ne dort pas veiller lui dure
Des semaines et des années
Sa bouche n’est qu’un long murmure
Dans la chambre des condamnés
Je suis seul avec l’existence
Bien que tu sois à mon côté
Comme un dernier vers à la stance
Jusqu’au bout qu’on n’a point chanté
Ce qui m’étreint et qui me ronge
Soudain contre toi m’a roulé
Je retiens mon souffle et mes songes
Je crains d’avoir soudain parlé
Je crains de t’arracher à l’ombre
Et de te rendre imprudemment
À la triste lumière sombre
Qui ne t’épargne qu’en dormant
(...)
Aragon, Elsa, dans Œuvres poétiques
Complètes, II, Pléiade/Gallimard,
1959, p. 329-330.
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