21/07/2019
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d'années
À la brève rose du ciel d’hiver
on offre ce feu de braises
qui viendrait presque dans la main.
(« Cela ne veut rien dire », diront-ils,
« cela ne guérit rien,
ne sècherait même pas une larme… »)
Pourtant, voyant cela, pensant cela,
le temps d’à peine le saisir,
d’à peine être saisi,
n’avons-nous pas, sans bouger, fait un pas
au-delà des dernières larmes ?
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d’années,
dans Œuvres, La Pléiade / Gallimard, 2014,
p. 856.
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20/07/2019
René Char, La fontaine narrative
Le martinet
Martinet aux ailes trop larges, qui vire et crie sa joie autour de la maison. Tel est le cœur.
Il dessèche le tonnerre. Il sème dans le ciel serein. S’il touche au soleil, il se déchire.
Sa repartie est l’hirondelle. Il déteste la familière. Que vaut dentelle de la tour ?
Sa panse est au creux le plus sombre. Nul n’est plus à l’étroit que lui.
L’été de la longue clarté, il filera dans les ténèbres, par les persiennes de minuit.
Il n’est pas d’yeux pour le tenir. Il crie, c’est toute sa présence. Un mince fusil va l’abattre. Tel est le cœur.
René Char, La fontaine narrative, dans Œuvres complètes, La Pléiade / Gallimard, 1983, p. 276.
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19/07/2019
Jules Supervielle, La Fable du monde
La mer secrète
Quand nul ne la regarde
La mer n’est plus la mer,
Elle est ce que nous sommes
Quand nul ne nous voit.
Elle a d’autres poissons,
D’autres vagues aussi.
C’est la mer pour la mer
Et pour ceux qui en rêvent
Comme je fais ici.
Jules Supervielle, La Fable du monde,
dans Œuvres poétiques complètes, édition
Michel Collot, Pléiade /Gallimard,
1996, p. 402.
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18/07/2019
Jues Renard, Journal, 1887-1910
Si, au lieu de gagner beaucoup d ‘argent pour vivre, nous tâchions de vivre avec peu d’argent ?
Il y a les bons écrivains, et les grands. Soyons les bons.
Il faut être honnête et modeste, mais il faut dire qu’on l’est.
Aller parfois dans le monde pour avaler un verre de bile.
Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu.
Jules Renard, Journal 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 254, 263, 264, 273, 277.
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17/07/2019
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope
Précepte
Passe les années d’études à gaspiller
Le courage qu’il faut pour les années d’errance
Dans un monde qui se détourne poliment
Des incongruités de l’érudition
Gnome, 1934
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope, traduction
Édith Fournier, éditions de Minuit, 2012, p. 27.
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16/07/2019
La rafle du Vel'd'Hiv' : 16 juillet 1942
La rafle du Vél d'Hiv
À l'aube du 16 juillet 1942 débute à Paris la « du Vél d'Hiv». Elle voit l'arrestation par surprise de plus de treize mille Juifs parisiens de 2 à 60 ans, tous Juifs apatrides (il s'agit notamment de Juifs anciennement Allemands, Autrichiens ou Polonais). La plupart sont déportés au camp d'extermination d’Auschwitz-Birkenau. Quelques dizaines en reviendront...
À l'origine de ce crime contre l'humanité, il y a le projet hitlérien d'arrêter un grand nombre de Juifs dans toute l'Europe occupée. En France, jalouse de ses droits, l'administration, tardivement informée, veut dans certaines limites garder la maîtrise de l'opération.
C'est ainsi que sont mobilisés à Paris 7 000 policiers et gendarmes sous les ordres du délégué en zone nord de René Bousquet, jeune et efficace fonctionnaire du gouvernement de Vichy.
La rafle
13 152 personnes sont appréhendées par la police française les 16 et 17 juillet 1942, y compris 4 000 enfants de moins de 16 ans qu'il n'avait pas été initialement prévu de déporter.
C'est beaucoup... et néanmoins deux fois moins que le quota fixé par les Allemands et la préfecture de police ! Les actes de solidarité heureusement n'ont pas manqué : quelques policiers ont laissé fuir leurs victimes, des concierges, des voisins, des anonymes ont ouvert leurs portes et caché des Juifs...
Embarqués dans des autobus, les personnes seules et les couples sans enfants sont convoyés vers le camp de Drancy, au nord de Paris.
Les familles avec enfants sont quant à elles dirigées vers le Vélodrome d'Hiver, rue Nélaton, dans le XVe arrondissement de Paris (aujourd'hui disparu).
Plus de 8 000 personnes dont une majorité d'enfants vont s'y entasser pendant plusieurs jours, parfois jusqu'au 22 juillet, dans des conditions sordides : pas de couchage, ni nourriture, ni eau potable, avec un éclairage violent jour et nuit, au milieu des cris et des appels de haut-parleurs. Seuls trois médecins et une dizaine d'infirmières de la Croix-Rouge sont autorisés à intervenir.
Les familles du Vél d'Hiv sont transférées de la gare d'Austerlitz vers les camps d'internement de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, dans le Loiret. Au mois d'août suivant, les mères sont enlevées à leurs enfants par les gendarmes et convoyées vers les camps d'extermination de Pologne. Les enfants seront à leur tour envoyés deux semaines plus tard à Auschwitz-Birkenau qui, depuis le début juillet, s’est transformé de camp de travail forcé en camp d'extermination à l'échelle industrielle.
Aucun n'en reviendra. Les internés de Drancy prennent également le chemin d'Auschwitz-Birkenau. Quelques dizaines tout au plus reviendront de l'enfer.
La rafle accentue la collaboration entre Vichy et l'occupant allemand dans le domaine de la « question juive ». Mais elle entraîne aussi un début de fracture dans l'opinion française, jusque-là massivement indifférente ou attentiste. Peu à peu, certains citoyens basculent dans la Résistance, plus ou moins active ; d'autres, à l'inverse, se radicalisent et basculent dans l'antisémitisme et la collaboration.
Il a fallu attendre le 16 juillet 1995 pour qu'à la faveur d'un très beau et très émouvant discours, un président, Jacques Chirac, reconnaisse officiellement « que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français ».
paru dans Hérodote.net
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15/07/2019
Henri Michaux, Fille de la montagne
Fille de la montagne
Fille restée petite
sans fleurir
chapelet de jours
sans aurore
soignant les bêtes
dans un réduit sans air
rêvant fenêtres
une grande large fenêtre,
où les disparus
réapparaîtraient
pénitence terminée.
La saison de la feuillaison revenue
la voici au-dehors
menant les chèvres brouter.
À nouveau sur les cimes, l’étrangère
l’immensité devant elle
immensités autour d’elle
grimpant
dévalant
remontant
Mais loin du pays de sa naissance
loin le Grand Continent
habité des dieux.
Sur les hauteurs, les cieux sont proches,
de partout reviennent
Montagnes donnant courage aux courageux
persévérance aux persévérants
déviation à celles qui aspirent à l’élévation
(…)
Henri Michaux, Fille de la montagne, dans
Œuvres, III, Pléiade / Gallimard, 2004, 1289-1290.
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14/07/2019
Oscar Wilde, Poèmes
Madonna mia
Une fillette, un lys, inapte à la douleur du monde,
Cheveux bruns et soyeux tressés autour de ses oreilles,
Aux yeux charmants voilés de larmes folles,
Telle une eau d’un bleu pur dans un brouillard de pluie,
Et des joues pâles ignorantes des baisers,
Lèvres rouges qui ont toujours craint l’amour.
Gorge aussi blanche que gorge de colombe,
Sur le marbre de laquelle s’inscrit une veine de pourpre,
Pourtant, bien que mes lèvre ne cessent de te louer,
Je n’ose même pas embrasser ton pied,
Tant je suis assombri par les ailes de la peur,
Tel Dante, se tenant auprès de Béatrice,
Sous le portail en feu du Lion, lorsqu’il vit
La Septième splendeur et l’Escalier d’or.
Oscar Wilde, Poèmes, traduction Bernard Delvaille,
dans Œuvres, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 13.
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13/07/2019
Vadim Kosovoï, Hors de la colline
Jeunesse éternelle
d’éblouissantes koboldinettes qui trônaient sur un tas d’ordures
et voilà par le sale balai dépouillées à poil fesses de crotte
un pressoir les berçait de son poing ossifié
une brassière leur siffla un cric-crac d’oisillon
et le seigneur piqué de son au groin du porcelet
en personne les bénit au passage d’un gros coup de casquette
alors quand
quand leurs tignasses d’emprunt brillotèrent de limaille sénile
d’éblouissantes koboldinettes se prirent par les pattes de chiasse
impérissablement
pour dansse le glas tintamarre du sordide balai écorcheur
Vadim Kosovoï, Hors de la colline, version française de l’auteur
avec la collaboration de Michel Deguy et Jacques Dupin, préface
de Maurice Blanchot, illustrations de Henri Michaux, Hermann,
1984, p. 91.
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12/07/2019
Robert Desnos, Domaine public
Siramour
Semez, semez la graine
Aux jardins que j’avais.
Je parle ici de la sirène idéale et vivante,
De la maîtresse de l’écume et des moissons de la nuit
Où les constellations profondes comme des puits grincent
de toutes leurs poulies et renversent à pleins seaux
la terre et le sommeil un tonnerre de marguerites
et de pervenches.
Nous irons à Lisbonne, âme lourde et cœur gai,
Cueillir la belladone au jardin que j’avais.
Je parle ici de la sirène idéale et vivante,
Pas la figure de proue mais la figure de chair,
La vivante et l’insatiable,
Vous que nul ne pardonne,
Âme lourde et cœur gai,
Sirène de Lisbonne,
Lionne rousse aux aguets.
Je parle ici de la sirène idéale et vivante,
Jadis une sirène
À Lisbonne vivait.
Semez, semez la graine
Aux jardins que j’avais.
(…)
Robert Desnos,Siramour, dans Domaine public,
Gallimard, 1953, p. 295.
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11/07/2019
Fernando Pessoa, Le violon enchanté
35 sonnets, I
Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions
Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce
que nous sommes
Ne peut passer dans un livre ou un mot.
Infiniment notre âme est loin de nous.
Et quelque forte soit la volonté que nos pensées
Soient notre âme, en imitent le geste,
Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs.
Nous sommes méconnus dans ce que nous montrons.
Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants
Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.
Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand
nous voudrions
Clamer notre être à notre pensée.
Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,
Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.
Fernando Pessoa, Le violon enchanté, traduction des sonnets
Olivier Amiel, Christian Bourgois, 1992, p. 295.
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10/07/2019
Jean Tardieu, Pages d'écriture
Les mots de tous les jours
Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.
Il faut tirer sur les mots sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s’emballent.
J’ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n’est pas encore cela : c’est leur juste assemblage qui compte.
Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir illimité — et il ferait peur.
Jean Tardieu, Pages d’écriture, Gallimard, 1967, p.32.
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09/07/2019
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup
La chasse du cerf
(...)
Avant que de reprendre souffle [Actéon] sent fléchir
Ses jambes et son dos se courbe entraînant sa tête
Soudain plus pesante qu’un boulet de canon
Vers le sol où parmi les feuilles pourrissantes
Dorment des étoiles chapeautées comme des
Champignons sous leurs jupes plissées, il suit
La trace d’artémis à l’odeur de cuit bouilli
Il s’étonne et s’émeut à fouiller les sous-bois
À dévorer goulûment les faines éparses
Dans les sentiers l’herbe tendre et acidulée
La pomme comme un petit sein tendu et ferme
Il s’arrête et frémit une biche paraît
Qui le regarde doucement entre les hautes
Fougères les yeux noirs grands ouverts et profonds
Comme l’abysse où s’enroule au fuseau de la
Flamme le temps sans mémoire de l’être et seule
La turbulence des oreilles trahit la
Blessure d’un désir la divine surprise
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup,
Gallimard, 2007, p. 20.
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08/07/2019
Armand Robin, Le Monde d'une voix
Solitaire
Solitaire, sans pays,
Je n’ai pas de jour selon vos bonjours,
Mes jours ne veulent bonjours
Que dans l’aube authentique du règne du travail.
Mes bonjours ne salueront
Que l’aube authentique du monde du travail !
Armand Robin, Le Monde d’une voix, préface Henri
Thomas, Gallimard, 1968, p. 163.
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07/07/2019
Shakespeare, Sonnets (traduction Pierre Jean Jouve)
XIII
Ah si vous étiez vous à vous-même ! mais, amour, vous n’êtes vous-même à vous-même que tant que vit ici votre vous-même : contre cette fin qui accourt vous devez vous prémunir, et votre chère semblance à quelque autre la départir.
Alors cette beauté dont vous avez la jouissance, elle ne trouverait de fin alors vous seriez votre vous-même encore après mort de vous-même, votre doux fruit portant votre très douce forme.
Qui peut laisser si belle maison tomber à ruine, qu’un soin familier maintiendrait en honneur, contre bourrasque et vent du jour d’hiver et stérile rage du froid éternel de la mort ?
Oh seulement l’infécond. Cher amour vous savez que vous eûtes un père : que votre fils aussi de vous puisse le dire.
William Shakespeare, Sonnets, traduction Pierre Jean Jouve, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 2081.
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