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22/02/2019

Franz Kafka, Derniers cahiers

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Excusez ma soudaine distraction. Vous m’avez annoncé vos fiançailles, la plus réjouissante nouvelle qui soit, et me voici soudain sans réaction, semblant m’occuper de tout autre chose. Mais ce n’est certainement qu’un manque d’intérêt apparent, je me suis en effet souvenu d’une histoire, une vieille histoire, que j’ai vécue une fois dans les environs, en tout cas en toute sécurité, en toute sécurité et pourtant plus concerné que pour des affaires qui me touchaient personnellement. Cela tient à la chose elle-même, on ne pouvait rester indifférent à l’époque, même si l’on n’avait rien eu à voir que le dernier petit bout de l’histoire.

 

Franz Kafka, Derniers cahiers, traduction Robert Kahn, NOUS, 2015, p. 62.

21/02/2019

Max Jacob, Les pénitents en maillots roses

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Le pape au couvent

 

Ô moines

— du ciel

fidèles

cétoines —

idoines

au miel !

 

Cilice,

caprice

d’un pape

qui frappe

à l’huis

des trappes.

 

Bien las

peut-être

qui va

paraître

par la

fenêtre !

 

« Qu’un pape

 s’astreigne !

qu’il ceigne

la chape !

– Mon règne

m’échappe !

 

disette

ici !

couette

au lit !

ne suis

qu’ascète. »

 

Max Jacob, Les pénitents

en maillots roses, dans Œuvres,

Quarto/Gallimard, 2012, p. 700-701.

 

 

 

20/02/2019

Jean Bollack, Au jour le jour

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   Primo Levi, lors de son deuxième retour à Auschwitz en 1982, s’exprime sur les négationnistes : « celui qui nie Auschwitz est celui-là même qui serait prêt à le recommencer ». Cette dernière phrase de son livre(1)est simple. On ne peut le dire mieux, ni plus justement.

 1. Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, présentation Philippe Mesnard, Kimé, 2005.J

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F., 2013, p. 493.© Photo Tristan Hordé, 2006.

19/02/2019

Pierre Chappuis, Pleines marges

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Pleines marges

 

Toute le nuit

est resté ouvert

sur une page blanche

le calepin noir

 

Au matin, la neige.

 

                             (hiatus)

 

Tels,

dans le lit même de l’hiver,

les galets que remue une eau imaginaire.

 

Tel

que semble cesser,

prisonnier du gel,

le vacarme harassant de la route.

 

                               (espace muet)

 

La plaine sous des amas de brume ;

le regard tranché par la bise.

 

Alentours en fuite.

 

Pierre Chappuis, Pleines marges, suivi de

L’Autre, le Même, éditions d’en bas,

Lausanne, 2017, p. 8, 10 et 12.

 

 

 

18/02/2019

François Cheng, Enfin le royaume

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L’immense nuit du monde

     semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle  jamais sens

     hors de notre regard ?

 

Longues nuits d’hiver, restent croisées nos branches,

     la promesse est en nous ;

Nous n’oublierons rien, nous oublierons tout,

     déjà proche est la brise.

 

François Cheng, Enfin le royaume, Gallimard, 2018, p. 35, 43.

17/02/2019

Pierre Reverdy, La meule de soleil

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         Mémoire

 

Quand elle ne sera plus là

                    Quand je serai parti

 

Là-bas où il doit aussi faire jour

 

Un oiseau doit chanter la nuit

                                    Comme ici

Et quand le vent passe

La montagne s’efface

 

Ces pointes blanches de la montagne

 

On se retrouvera sur le sable

                            Derrière les rochers

          Puis plus rien

                         Un nuage marche

Par la fenêtre sort un cri

Les cyprès font une barrière

L’air est  salé

Et tes cheveux sont encore mouillés

 

Quand nous serons partis là-bas derrière

Il y aura encore quelqu’un ici pour nous attendre

Et nous entendre

 

Un seul ami

 

L’ombre que nous avons laissée sous l’arbre et qui s’ennuie

 

Pierre Reverdy, La meule de soleil, dans Œuvres complètes, I,

Flammarion, 2010, p. 943-944.

15/02/2019

Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons,

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                    Mais vrai

 

Sa vie fut un calvaire sa mort romantique

Sa mère était trombone son enfant asthmatique

Les métiers les moins sots ne sont pas les meilleurs

Nous l’avons tous connu il était métallique

Sa fille préférée s’appelait Mélancolique

Un nom occidental qui flattait les tailleurs

Avide comme un pou sans aucun sens critique

Il se mordit les doigts brûla toute sa boutique

C’est du moins ce qu’affirment ses amis rimailleurs

 

Cette histoire nous vient d’Amérique

Elle pourrait venir d’ailleurs

 

Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons,

Poésie / Gallimard, 1984, p. 215.

14/02/2019

Paul Claudel, Positions et propositions

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         On ne pense pas d’une manière continue, pas davantage qu’on ne sent d’une manière continue. (…) Notre appareil à penser en état de chargement ne débite pas une ligne ininterrompue, il fournit par éclairs, secousses, une masse disjointe d’idées, images, souvenirs, notions, concepts, puis se détend avant que l’esprit se réalise à l’état de conscience dans un nouvel acte.Sur cette manière première l’écrivain éclairé par sa raison et son goût et guidé par un but plus ou moins distinctement perçu travaille, mais il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’intermittence.

         Tel est le vers essentiel et primordial, l’élément premier du langage antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par un blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle.

(…)

         Dans la prose les éléments primordiaux de la pensée sont en quelque sorte laminés et soudés, raccordés pour l’œil, et leurs ruptures natives sont artificiellement remplacées par des divisions logiques. Les blancs du stade créateur ne sont plus rappelés que par les signes de la ponctuation qui marquent les étapes dans le train uniforme du discours. Dans la poésie, au contraire, le lingot a été accepté tel quel et soumis seulement à une élaboration additionnelle (…).

                                                          *

Pas plus que l’inspiration, la poésie n’est un phénomène réservé à un petit nombre de privilégiés. Pas plus que les couleurs ne sont réservées aux peintres. Partout où il y a langage, partout où il y a des mots, il y a une poésie à l’état latent.Ce n’est pas assez de dire et j’ai envie d’ajouter : partout où il y a silence, un certain silence, partout où il y a attention, une certaine attention, et surtout partout où il y a rapport, ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond, entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie1et dont la rhétorique a fait la métaphore, il y a poésie. La texture même du langage, et par conséquent de la pensée, est faite de métaphores… La poésie est partout. Elle est partout, excepté dans les mauvais poètes.

 

(1) Saint Bonaventure a donné la formule de l’analogie : A est à B comme C est à D.

 

Paul Claudel, "Réflexions et propositions sur le vers français" et "La Poésie est un art", dans Positions et propositions, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 3-4 et 54-55.

 

13/02/2019

Henri Thomas, Poésies

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Le temps n’est qu’un noir sommeil

bienheureux qui sut garder

les images de l’éveil.

 

Vallée blanche, mes hivers,

 bois pleins d’ombre, mes étés,

 belle vue des toits déserts,

 

jours d’automne, et je marchais

recueilli, seul, ignoré,

dans l’or pâle des forêts,

 

déjà moutonnait la mer

perfide des accidents,

petits flots, petits éclairs,

 

bien malin qui s’en défend.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie / Gallimard,

1970, p. 132.

12/02/2019

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes

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Exils, célébrations

 

Irais-je oublier le sadisme du monde     les corps tourmentés

comme voici quarante, soixante ans, et des millénaires ?

 

mais vous ignorerais-je

mots rutilants, sexe, caresse, pleurs au milieu du désir ?

 

Non. Que je ne mange

 aucune cendre d’oubli

au milieu des profanations, des agonisants

 

non séparables

de la musique et de l’olive douce

dans notre destin double-face.

(…)

 

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes,

Poésie / Gallimard, 2019, p. 225.

11/02/2019

Ana Tot, mottes mottes mottes

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   On ne peut pas choisir pour pseudonyme un double palindrome (Ana Tot—Thot, dieu des scribes et de la parole) sans avoir un goût prononcé pour toutes les manipulations possibles de la langue, et c’est le cas : l’auteur, à sa manière, s’apparente aux Grands Rhétoriqueurs pour l’invention, la virtuosité et l’humour. Il joue avec la syntaxe, la morphologie, la prononciation, avec les figures de rhétorique, le sens des mots, la versification sans qu’il soit aisé de proposer des classements. Le livre lui-même rompt joyeusement avec la pratique éditoriale ; il se présente sous forme d’un carnet à spirale (16 cm x11 cm), avec une première et une quatrième de couverture semblables, on peut donc commencer à lire d’un côté (numérotation paire des pages) ou de l’autre (numérotation impaire), en résistant à la tentation de lire successivement, par exemple les pages 1 et 114 ou 3 et 113. Le titre est un exemple de ce qu’est le contenu, puisqu’il s’agit d’un jeu sur le genre grammatical, précisément sur des paires de mots que l’on retrouve dans un des poèmes avec « la manche est creuse / le manche est plein » ; donc, « mottes » comme un féminin de « mot ».

    Le déplacement du masculin au féminin prend une autre forme avec, parallèlement à « cousins / cousines », « en limousin / en limousine ». On ne s’étonnera pas de lire des inversions du genre grammatical (« le fibre le tige le sève / la fruit la nœud la gland [etc.] » (un mauvais esprit trouvera ici des allusions sexuelles), y compris avec la neutralisation de l’article (l’) : « l’écorce l’humus l’humeur ». À partir du moment où l’on examine les paires de mots possibles, la langue permet d’innombrables possibilités ; à côté d’une anagramme comme « suave / sauve », l’homophonie donne de nombreuses séries : de « scènes d’amours saines » à « le bout bout / le vagin geint » et aux approximations telle « et cetera / se-taira / c’est-tes-rats ». La répétition d’un son, y compris la rime) est à la source d’un poème sur les parties du corps : à chacune est attribuée une chose qui se consomme, introduite par l’anaphore ’’pour le (variante les, la) : « pour le teint le thym / pour les narines des mandarines / pour la brioche une brioche ; etc. ». On passera de l’homophonie à l’à-peu-près avec « un nom brille dans nombril » qui se poursuit en « l’anneau vrille le nom brûle ». On changera le sens en changeant une consonne (« soit tu l’arraches / soit tu t’arraches »), une voyelle (« mère / mort », « père / peur ») ou en introduisant dans un groupe en chiasme une consonne au bon endroit (« de peines la coupe / du couple est pleine »).

   Jeux de sens avec par exemple « il nia rien/ il nia rien-à-dire », et jeu du sens et des sons avec l’allitération, dans un poème comme : « lente lapée // longue / langue / lasse /laisse / l’os /lisse ». Un autre poème repose sur l’assonance, « résumé // corps ciseau / corps fuseau / corps tuyau //corps // chaud », et allitérations et assonances peuvent se mêler :

                       guerre un

 

                       à bas l’abus

                       à bas l’abat

                       à bas l’abus d’abats

                       l’obus s’abat sur les absts

                       à bas l’abat d’obus

                       à bas l’envoi là-bas

                       à l’abattoir

                       à bas

   Il faudrait aussi examiner la versification, où rien n’est laissé au hasard ; ainsi, chaque vers d’un poème commence par un pronom élidé, « j’la cultive / ell’ colporte / j’la calfeutre ; etc. », atteinte à la morphologie et moyen de compter chaque fois 3 syllabes ; dans tel autre poème, est répétée trois fois la structure « vers de 4 syllabes / une syllabe / une syllabe / une syllabe ». Etc. Il faudrait s’attarder à des variations complexes à partir de deux mots, "rien" et "mieux" (« il n’y a rien de mieux que rien mieux que rien / ; etc.), à la manière d’illustrer le mot "anamnèse", à tel micro récit qui renoue avec le non-sens carrollien, etc.

   On pourrait à la suite de mes quelques remarques ne voir dans un tel livre qu’un ensemble de jeux ; ce serait déjà beaucoup mais mottes mottes mottes n’est pas une production de l’Oulipo et l’on   y trouvera autre chose qu’un plaisir de l’invention. Avec "persona" est esquissée une vision de notre société, « on n’est plus vu / dès qu’on est nu // le vêtement ment / si le silence / et le mensonge / habillent ; etc. » ; l’usage de l’homophonie et de la rime peuvent être au service d’un engagement sans équivoque :

                       les embruns humectent le sang brun

                       des hommes tombés sur le rivage

                       à l’abattoir où vont les uns

                       répond soudain le sang des braves

                       c’est toujours soi qu’on assassine [etc.]

Ana Tot, avec tous les aspects ludiques de son livre, a le sérieux de qui entend bien « faire / mordre aux mors ordinaires / la poussière du désordre ». 

 

Ana Tot, mottes mottes mottes, le grand os, 2018, 118 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudisle 23 janvier 2018.

                       

 

10/02/2019

Edmond Jabès, Le retour au livre

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   Il me faut rapporter, puisqu’elle m’obsède toujours, l'histoire étrange de cette octogénaire sur son lit d’agonie qui, un moment avant de s’éteindre, s’exprima dans la langue de son enfance qu’elle avait, depuis son plus jeune âge, oubliée. Ce comportement d’un être dans les brumes de l’inconscience m’a paru — et me paraît encore — illustrer le comportement du poète qui, dans ses œuvres, parle comme il ne parle jamais.

Edmond Jabès, Le retour au livre, Gallimard, 1965, p. 23.

09/02/2019

André Frénaud, Les Rois mages

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La vie morte, la vie

                                 À Jean Tardieu

 

Ma vie morte, ô mon poids fertile,

la rivière qui me conduit,

ma seule part de toute présence,

la consistance de mon défaut,

mon entrave ardemment ourdie,

mon étrave que je maudis,

glacier qui absorbes mes flammes,

néant coloré qui l’inondes,

tache à flanc de si lourde absence,

aqueduc au rebours de l’eau vive,

c’en est assez, ma vie, merci.

 

Quand me perdrai-je hors de ma vue ?

 

André Frénaud, Les Rois mages, Poésie /

Gallimard, 1987, p. 160.

08/02/2019

Georges Perros Poèmes bleus

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Ce n’est pas cela que j’attends

De la vie à l’odeur forte

Couleur de lilas veuve morte

Tu m’indiffères printemps.

 

L’algue marine et les vents

Qui viennent frapper à ma porte

L’amour que le diable l’emporte

Me sont plus émoustillants

 

Homme qu’un désastre habite

Mes vœux de nulle saison

Ne se soucient. Ma prison

 

Ce corps qu’un feu noir excite

Rien n’en peut changer le sort

Sinon toi, mort de ma mort.

 

Georges Perros, Poèmes bleus,

Gallimard, 1962, p. 43.

07/02/2019

Fernando Pessoa, le violon enchanté

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Sonnets

I.

 

Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions

Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce

                que nous sommes

Ne peut passer dans un livre ou un mot.

Infiniment notre âme est loin de nous.

Et quelque forte soit la volonté que nos pensées

Soient notre âme, en imitent le geste,

Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs ;

Nous sommes méconus dans ce que nous montrons.

Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants

Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.

Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand nous voudrons

Clamer notre être à notre pensée.

   Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,

   Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.

 

Fernando Pessoa, le violon enchanté, traduction Olivier Amiel pour

les sonnets, Christian Bourgois, 1992, p. 295.