23/06/2019
Edgar Poe, Un rêve dans un rêve, traduction Stéphane Mallarmé
Un rêve dans un rêve
Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve, et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou un jour — dans une vision où aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.
Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure — pendant que je pleure ! Ô Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?
Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 55-56.
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22/06/2019
André Breton, L'Amour fou
(…) Le désir, seul ressort du monde, le désir, seule rigueur que l’homme ait à connaître, où puis-je être mieux pour l’adorer qu’à l’intérieur du nuage ? Les formes que, de la terre, aux yeux de l’homme, prennent les nuages ne sont aucunement fortuites, elles sont augurales. Si toute une partie de la psychologie moderne tend à mettre ce fait en évidence, je m’assure que Baudelaire l’a pressenti dans une strophe du Voyage où le dernier vers, tout en les chargeant de sens, fait écho d’une manière si troublante aux trois premiers :
Les plus riches cités, les plus grands paysages
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
Me voici dans le nuage, me voici dans la pièce intensément opaque où j’ai longtemps rêvé de pénétrer.
André Breton, L’Amour fou, Gallimard, 1937, p. 101-102.
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21/06/2019
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines
Plus solitaire oiseau, qui donc le vit ?
Sur quel toit ? ou bête par monts et prés ?
Vide je suis de moi, car m’a laissé
mon âme même en larmes anéanti.
Je pleurerai toujours si grand profit,
peine et fiel me sera chaque bouchée ;
fièvre la nuit et le calme anxiété,
et champ de bataille sera mon lit.
Le sommeil, cette image de la mort,
surpasse en moi la mort, tant il est dur,
lui qui de ta vue m’ôte le trésor.
Car telle est ta grâce et ta beauté pure
que, si Nature a pu te donner corps,
c’est que miracle a pu faire Nature.
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines,
traduction Jacques Ancet, Poésie / Gallimard,
2010, p. 157.
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20/06/2019
Paul Éluard, Les mains libres
Le tournant
J’espère `
Ce qui m’est interdit
Paul Éluard, Les mains libres,
dessins de Man Ray, Gallimard
1947, p. 61.
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19/06/2019
Dominique Buisset, Quadratures
Petite quadrature avec divertissements
Savoir qui l’on veut qui l’on aime,
soi-même ou l’autre, un inconnu…
On happe l’air et ses appâts :
n’importe quel néant toussa
l’amour tendre commun qu’on eut.
J’ai manqué de nez en tout ça,
sur mes tempes l’aquilon sème,
et sa neige efface mes pas.
Dominique Buisset, Quadratures, NOUS,
2010, p. 39.
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18/06/2019
Virginia Woolf, Ainsi parlait, Dits et maximes de vie
Ne faites jamais semblant de croire que les choses que vous n’avez pas n’en valaient pas la peine.
Tous les extrêmes sont dangereux. Il vaut mieux rester au milieu du chemin, dans les ornières, aussi boueuses soient-elles.
Aimer nous rend solitaire.
Tant qu’elle pense à un homme, personne ne voit d’objection à ce qu’une femme pense.
L’argent donne de la dignité à ce qui, gratuit, n’est que frivolité.
Virginia Woolf, Ainsi parlait, Dits et maximes de vie choisis et traduits par Cécile A. Holdban, Arfuyen, 2018, p. 61, 67, 83, 115, 123
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17/06/2019
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes
Encore il se souvient de l'usure des souliers —
De la majesté fruste de mes semelles
Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.
Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.
Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,
Les enfilades de rues couleur de pistache,
La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,
Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.
Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées
Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,
Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse
Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.
7-11 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 134.
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16/06/2019
André Frénaud, Nul ne s'égare
Pour apurer les comptes
Ce n'est rien, donne-moi l'addition, c'est gratuit.
C'est toujours rien, tout est payé, ta vie aussi.
Tout est donné et tout repris. Mais va-t-en donc.
Pourquoi trembler, ou te vanter, t'émerveiller ?
Pourquoi mentir et ressasser, pourquoi rougir ?
Pourquoi vouloir, ou bien valoir ? Pour être qui ?
Ce n'est rien, ce ne fut jamais rien, c'est la vie.
Céder, chanter. Tout vient, s'en va, pourquoi te plaindre
Si le dieu qui n'est pas paie tout ? Mais pourquoi vivre ?
André Frénaud, Nul ne s'égare [1982], précédé de Haeres 1986],
Poésie / Gallimard, 2006, p. 273.
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15/06/2019
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
1 sonnet
avec la manière de s'en servir
Réglons notre papier et formons bien nos lettres :
Vers filés à la main et d'un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railwaydu Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
— Télégramme sacré — 20 mots — Vite à mon aide...
(Sonnet — c'est un sonnet —) ô muse d'Archimède !
— La preuve d'un sonnet est par l'addition :
— Je pose 4 et 4 — 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô...» — Sonnet — Attention !
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 718.
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14/06/2019
Solmaz Sharif, Mire
ALLONGE-TOI par terre
pour dormir ensuite
pour ton dernier repos hier soir
avant d’être compté pour mort
sur un brancard
sur une épaule
par-dessus une jambe
sous un bras
dans un linceul
dans un berceau
sur le toit d’une voiture
attaché au pare-chocs
sous un pont
sur une place publique
dans la fontaine
dans le Tigre
sous une eau bouillie par des bombes intelligentes
dans une cave
sur la banquette arrière en comptant les réverbères
qui défilent au-dessus
sous les bombardements
sous les vrilles de phosphore
dans une silhouette brûlée
sur un lit d’enfant
sous une tente
en retenant encore ta respiration
sous la table du repas
sous cinq étages
dans un trou
Solmaz Sharif, Mire, traduction de l’anglais
R. M. Hanea et Heusbourg, éditions Unes, 2019, p. 19.
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13/06/2019
Abbaye d'Arthous, pays d'Orthe
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12/06/2019
Cédric Le Penven, Verger
ce matin d’octobre, je cherche entre mes arbres la suite d’une phrase commencée pendant la nuit
elle m’arrache à la terre que je foule, transforme le paysage en simple décor, les arbres en silhouettes grisâtres. Il s’agissait d’une histoire d’enfant meurtri qui parvenait à prononcer distinctement son nom, au cœur même d’une salve de coups, et l’arrêtait net
je pose la paume contre le tronc froid et humide du cerisier. J’exerce une faible pression pour que les gouttes de rosée restent suspendues au bouton dont elles ne connaîtront jamais les fleurs
si le temps reste trop à la brume, la pellicule d’eau qui couvre les écorces favorise les maladies. La monilia est un miel détestable qui commence à perler dans la moindre ride de l’écorce, et contamine le rameau, puis la branche, puis la charpentière, et l’arbre entier suffoque
la maladie ne doit pas être prise à la racine, mais à la pointe de la branche, dont il faut se départir, en espérant que le coup de sécateur n’accélère pas sa propagation
Cédric Le Penven, Verger, éditions Unes, 2019, p. 25.
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11/06/2019
John Taylor, Le dernier cerisier
(…)
tout s’élève ou chute
de la matière à la matière
sauf la matière la plus essentielle
que tu as devinée
que tu devines
être en perpétuelle création
non pas de la matière
mais nos vies
montent
doivent descendre
un filet d’eau par terre
ou parmi les pierres
ou est-ce de l’eau de pluie
s’égouttant sur d’anciens chemins
pour nourrir le cerisier
que tu imagines tout en bas de la pente
à la fin
et au commencement
où que tu sois
est ton pays natal
aucun cerisier ne s’y trouve
puis il y en a un
il s’élève dans ton esprit
sur cette feuille de papier
sur cette page
John Taylor, Le dernier cerisier, traduction
Françoise Daviet-Taylor, aquarelles
Caroline François-Rubino, Voix d’encre,
2019, np.
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09/06/2019
Denise Le Dantec, La seconde augmentée
Sous les chants de la pluie. Les arbres sombres. Les fantasmagories du ciel.
C’est plein de heurts dans les étoiles.
Tourbillons de phrases, de lettres, de mots. Je perds ma langue. Le récitatif.
Bouquets dégoulinants. Rigoles judicariennes. Désastre-Monde.
J’allume la lumière pour voir.
Il y a de divins bouquets de fleurs blanches qui ruissellent sur la fenêtre — mille petits muguets en dédicace du jour.
Denise Le Dantec, La seconde augmentée, Tarabuste, 2019, p. 81.
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Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre
Marraine
Pour la partie inférieure de mon corps
il n’existe pas de nom
et elle n’est pas connue
comme le visage, les bras ou les jambes.
La partie inférieure de mon corps
relève de la fable — ou d’un temps mythique,
c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux,
seulement visible
dans le miroir expérimental
que ma marraine
un jour m’a offert.
C’est chez elle
que je dois habiter si un avion
tombe
avec ma mère et mon père
ou si la ferme brûle pendant que je suis à l’école.
Depuis je
crois
aux marraines, aux énigmes des images de miroir et aux erreurs nues.
Pia Tafdrup, Le Soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen, éditions Unes, 2019, p. 23.
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