09/11/2019
Maurice Blanchot, Le pas au-delà
Seul à nouveau, offert au multiple, dans la pluralité de l’angoisse, au-dehors de lui-même, faisant signe sans appel, l’un dissuadé pour l’autre. La solitude, c’est évidemment l’espace sans lieu, lorsque présence se nomme non-présence, où rien n’est un — défi sans défiance à l’unique. La solitude me cache à la solitude, parfois.
Seul à nouveau, défi à l’unique, l’un perdu pour l’autre.
Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 94.
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08/11/2019
James Joyce, Poèmes
Bahnofstrasse
Les yeux qui rient de moi signalisent la rue
Où je m’engage seul à l’approche du soir,
Cette rue grise dont les signaux violets
Sont l’étoile du rendez-vous et de l’adieu.
O astre du péché ! Astre de la souffrance !
Elle ne revient pas, la jeunesse au cœur fou
Et l’âge n’est pas là qui verrait d’un cœur simple
Ces deux signaux railleurs cligner à mon passage.
James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel,
Gallimard, 1967, p. 113.
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07/11/2019
Claude Dourguin, Paysages avec figure
(Naples)
Le passant se faufile entre des façades hautes noircies par les années, percements irréguliers, entablements brisés, étages dissemblables indemnes de toute fureur réhabilisatrice ; des porches vastes introduisent à des vestibules superbes à colonnes, les marches déboîtées d’une église servent à l’étalage d’une quincaillerie d’occasion, des arrière-cours où s’entasse un capharnaüm hétéroclite d’ustensiles, de vieilles motos et de plantes, livrent leurs loggias d’altitude à la gaieté des lessives ; des palais s’accoudent à la vie populaire, leurs façades aux larges fenêtres à frontons posent, noblesse oblige, leur belle architecture à peine visible en l’absence de recul. La rue affirme la plus vivante des royautés — on y fait son marché, on y discute, travaille, conclut toutes sortes d’ententes, d’échanges, on y vent et y achète à peu près tout, on peut venir à y dormir, on y joue, on s’y affronte parfois ; on s’y repose, à terre, accroupi contre un mur à deux pas du chantier pour manger sa pizza pliée a libretto sans rien manquer du spectacle.
Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, p. 134.
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06/11/2019
La revue de belles-lettres : recension
Le lecteur de cette livraison ne se plaindra pas de l’abondance des traductions de l’allemand : la connaissance des poètes de langue allemande reste faible en France, limitée à quelques noms pour la plupart des lecteurs*. Erika Burkart (1922-2010), poétesse alémanique dont quelques poèmes ouvrent le numéro, a été traduite, mais en Suisse (Minute de silence, 1991, Mouvement lent, 2005). Ici sont donnés, traduits par Marion Graf, des poèmes des jours et des saisons, de l’écoute de l’autre, du regard attentif dans la nature, « Dans les chemins où verdit aujourd’hui la semence d’hiver, / je vois, je vais / par des sentiers creusés sous la terre, / je suis les nuages, je me souviens des pierres, / je perds des mots, je trouve un mot. » Konrad Bayer (1932-1964), membre du Wiener Gruppe, n’est malheureusement pas encore disponible en français — il l’est en anglais ; Lucie Taieb donne à lire quatre proses, chaque fois récit d’une étrange vie en raccourci. Catherine Fagnot a traduit récemment — Délai de grâce, 2018 — des histoires brèves d’Adelheid Duvanel (1936-1966) qui, comme ici, présentent des personnages pas du tout adaptés au chaos du monde. On lira aussi Martin Bieri (né en 1977 ; traduction Marina Skolova) et ses poèmes autour des nuages, ceux des peintres, ceux des photographes, les « nuages de guerre » à Berlin où vivait Schönberg, les nuages de toute l’industrie, ceux sur la scène du théâtre créés par les machinistes — et autour de la transformation rêvée du "je", personnage devenu « trace » et circulant partout mais, dit-il, « jamais je ne me vis / ainsi : en nuage ».
Rut Plouda (née en 1948) écrit dans une langue minoritaire, le vallader, langue romanche parlée dans le canton des Grisons. Traduits par Walter Rosselli, ses poèmes explorent des couleurs, comme celle des coquelicots, « mots rouges, offerts plus tard dans une enveloppe orange, des mots qui s’en vont avec le vent, s’en vont, restent suspendus, disparaissent ». À ce qui est vu dans la nature s’ajoutent dans la revue ce qui est regardé avec des poèmes d’Étienne Faure (né en 1960) autour de quelques tableaux et gravures, d’oies qui migrent, d’oies qui reviennent un jour ensoleillé où l’on pique-nique au Père-Lachaise avec les fleurs printanières, autour aussi d’un concert où l’on observe « le corps enserrant / le bois qui résonne en chair et en os », où l’on entend « dans le brouhaha des chaises / la foule [qui] applaudit debout les musiciens mutiques / qui saluent ». Les cinq poèmes de Cécile A. Holdban (née en 1974) restent dans le domaine musical, écrits à l’écoute de deux des cinq Metamorphosis de Philip Glass, de son concerto pour violon et d’autres pièces ; quelque chose de la musique minimaliste est retrouvé avec l’usage de l’anaphore (« Le silence existe, pas en ce monde, pas en ce monde, / même les fourmis crient dans leurs galeries de tourbe, / même les fougères, / même les océans (...) ») et la recherche d’unités rythmiques de base : « glissement du gris / temps ensablé / baiser sans trace / boue séchée / logique élémentaire / de l’amas ».
Toujours dans cette première partie de la revue, on découvre dans un court texte d’Avril Bénard quelques aspects de la vie d’un Touareg qui, brusquement, est « en haut de la colline et puis d’un coup plus rien. Son absence l’a remplacé, c’est comme s’il n’avait jamais existé ». Et Trieste ? Tout a changé et il reste de Joyce une statue, de Saba le souvenir vif de qui voulait « être un homme parmi les hommes ». mais la présence toujours de Duino « sur ce rocher face à la mer » et les vers de Rilke. Pierre-Alain Tâche comprend qu’on peut y rester « sans avoir pour autant appris ou deviné / (...) ce qui se trame sous [s]on nom ».
Rilke occupe une autre partie de la revue par le biais d’une nouvelle, "L’édition cuir", de l’écrivain allemand Hermann Burger (1942-1989), qui met en scène la rencontre d’un jeune étudiant et d’une femme d’âge mûr dans le val Bregaglia, à Soglio, c’est-à-dire dans un lieu où Rilke a séjourné. La conversation d’Eduard n’est nourrie que de l’œuvre du poète et il ne voit en Rita, qui l’écoute, qu’une femme un peu âgée ; quand il la découvre autrement, elle refuse ses avances. Quatre brèves études mettent en évidence la forte relation à Rilke, l’ironie et la cruauté de la nouvelle (Isabelle Baladine Howald), sa construction basée sur « l’opposition du dedans et du dehors, du visible, des formes, et de ce qui échappe à la saisie. » (Alexander Markin) Le lecteur quitte Rilke pour une nouvelle de Bruno Pellegrino à propos de la « hantise de perdre » d’un enfant et, pour cette raison, de la nécessité de conserver le moins possible d’objets, de faire l’inventaire de ses possessions et de jeter... Le poète Pierre Chappuis propose à la lecture un livre de poèmes de José-Flore Tappy dont on connaît ses traductions d’Anna Akhmatova, trop peu l’œuvre poétique.
Chaque année, dans ses deux livraisons, La revue de belles-lettres , outre un éclairage sur un écrivain ou ce qu’il a inspiré — ici, Rilke —, donne notamment à lire des traductions d’écrivains très peu connus ou ignorés en français, fenêtre ouverte nécessaire.
La revue de belles-lettres, Société de Belles-Lettres, Lausanne, 2019, 174 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 9 octobre 2019.
* Une anthologie bilingue comprend 29 poètes d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, préparée par Kurt Drawert, La poésie allemande contemporaine, les années 90, Seghers-Goethe Institut, 2001.
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05/11/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte ! Jérôme Bosch
Je suis la plume qui cherche sa place et le pinceau fouillant l’humide obscurité de la couleur. Je bouge par déclics nerveux, je me meus par secousses afin de me débarrasser des peaux mortes et de diverses squames ancestrales. J’ai appris à m’ébrouer segment par segment comme un chien ou une fouine et quand je m’ébroue, je fais lâcher prise aux divers crabes accrochés à la racine de mes poils et me détruisant le dos à coups de rostre et de mandibules. Troué en mille points, peut-être déjà désossé, je peux qu’’avancer par secousses et par bonds. Et me voilà projeté vers l’image inconnue à travers un ciel bleu et gris comme une bonne cendre de bois variés et, à toute force, jusqu’à extinction, je tente de recomposer l’animal bicéphale et je jette mes deux jambes et mes deux bras dans un grand moulin d’huile fine où je perds mon nombril, où je confonds mes yeux avec ceux d’un chat, où je disparais avec mes outils et mes biens.
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Jérôme Bosch, Flohic, 1997, p. 55 et 57.
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04/11/2019
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Les nuits sans celui qu’on aime
Avec celui qu’on n’aime pas , et les grandes étoiles
Au-dessus de la tête en feu et les mains
Qui se tendent vers Celui —
Qui n’est pas — qui ne sera jamais,
Qui ne peut être — et celui qui le doit...
Et l’enfant qui pleure le héros
Et le héros qui pleure l’enfant,
Et les grandes montagnes de pierre
Sur la poitrine de celui qui doit — en bas.
Je sais tout ce qui fut, tout ce qui sera,
Je connais ce mystère sourd-muet
Que dans la langue menteuse et noire
Des humains — on appelle la vie.
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, traduction
Pierre Léon et Ève Malleret, Poésie/Gallimard,
1999, p. 79.
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03/11/2019
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer
Où me pousse
le vent,
mon cœur,
mon cerveau,
en bas
dans la ville,
là-bas
dans la verdure
des collines délavées,
vers des femmes étrangères
vers
la lune,
mêlant
blanc
et rouge
sur un mur nu
de cimetière,
dans la forêt
qui, noire,
étend les jambes
et dans l’étang
rit,
s’envolent
sauvagement
les oiseaux oubliés
d’un coup,
où
mon vent,
mon cœur,
mon cerveau,
mes larmes ?
Thomas Bernhard, Sur
la terre comme en enfer, traduction
Susanne Hommel, Orphée/La Différence,
2012, p. 93 et 95.
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02/11/2019
Juan Gelman, Vers le sud, précédé de Notes
Note XIX
homme / la vie est une chose
misérable / immortelle / ouvreuse
de blessures et douleurs / mais homme véritable /
regarde-la défaire
les tourments comme un bœuf humain
qui labourerait de l’autre côté de l’ombre /
ou qui te m’aimerait la transparence
pour souffrir pareillement
à jorge cedron
Juan Gelman, Vers le sud, précédé de Notes, traduction
de l’espagnol (Argentine) Jacques Ancet, Poésie /
Gallimard, 2014, p. 57.
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01/11/2019
Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mespris de la vie et Consolation contre la mort
Nostre vie est semblable à la lampe enfumée,
Aus uns le vent la fait couler soudainement,
Aus autres il l’esteint d’une subit soufflement
Quand elle est seulement à demi allumee,
Aus autres elle luit jusqu’au bout consumée
Mais, en fin, sa clarté cause son bruslement :
Plus longuement elle art, plus se va consumant
Et sa foible lueur ressemble à sa fumee :
Mesme son dernier feu est son dernier cotton
Et sa dernier humeur que le trespas glouton
Par divers intervalle ou tost ou tard consume.
Ainsi naistre et mourir aux hommes ce n’est qu’un
Et le flambeau vital qui tout le monde allume,
Ou plustost ou plus tard, s’eslougne d’un chacun.
Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mespris
de la vie et Consolation contre la mort, Droz, 1967, p. 61.
31/10/2019
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico
Message de la pénombre
La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.
[...]
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.
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30/10/2019
Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d'Alberto Caeiro
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29/10/2019
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 16, 2019 : recension
C’est toujours un plaisir de retrouver le talent d’épistolier de Jean Paulhan, dont l’abondante correspondance est encore loin d’avoir été complètement publiée ; le manuscrit d’une lettre à son ami Braque — à qui il consacra un livre, Braque le patron(1945) — est reproduit dans les troisième et quatrième de couverture. Paulhan propose au peintre, qui en fut un des fondateurs, une réflexion sur le cubisme qui serait « la substitution d’une perspective tournante, ou mouvante, à la perspective linéaire et figée de l’art classique. » Pour lui, le cubisme commence avec les papiers collés, qui permettent de construire un espace sans le recours à la couleur, espace mouvant quand on considère le collage par rapport au papier de base. C’est là un témoignage parmi bien d’autres de la curiosité de Paulhan qui œuvra beaucoup pour soutenir la peinture contemporaine.
Marie-Louise Chapelle, dans les pages de "À la réflexion", rend compte de ses lectures de L’ablatif absolu, livre de Michel Couturier qu’a édité en 2016 Marie de Quatrebarbes. Il ne s’agit pas d’une étude mais de ses réactions à certaines caractéristiques des poèmes, notées souvent en commençant par « il y a » et chaque fois sous un titre ; par exemple, sous "Crainte", « Il n’y a pas le mot « terreur » qu’on trouve dans État d’Anne-Marie Albiach, mais je sens tout du long une crainte enfantine. Ou plutôt une anxiété ». La remarque prend tout son sens quand on se souvient que Michel Couturier, vivant à Londres, rejoignit en 1968 Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud dans la revue Siècle à mains — de là, sous "Plumes", une note à la manière d’Ambrose Bierce, « Le comble quand on publie dans Siècle à mains : écrire exclusivement à la machine à écrire ». Marie-Louise Chapelle fait part de ses émotions (« Je ressens une grande mélancolie à la lecture de L’ablatif absolu »), rêve de lire le livre à Londres, « Dans un jardin ou une chambre, à l’intérieur, la nuit », se « demande ce que faisait Michel Couturier en 1940. Il avait 8 ans ». Le lecteur qui ne le connaît pas ira sans doute lire L’ablatif absolu, et probablement aussi Marie-Louise Chapelle.
À côté de l’évocation du trop peu connu Michel Couturier (premier traducteur de John Ashbery, en 1975), la revue publie une douzaine de pages, poèmes et prose, d’un écrivain qui, lui aussi, écrivit peu, Roger Giroux*. Il se demande s’il est possible d’écrire « un Livre de Rien », question sans réponse, ou plutôt réponse par le commencement d’un poème en prose, « Ce rien ! Voici déjà que je lui donne présence, ce visage, presque. Ce me regarde et m’appelle en silence, [etc.] », puis par un ensemble de vers elliptiques autour de la difficulté de dire, comme
descendre
entre les arbres
dans l’obscur de septembre
où la voix cherche sa couleur
Plus tard, peut-être le même jour — l’heure (20 h) de la reprise du journal est notée —, Roger Giroux poursuit sa réflexion sur l’écriture, cette fois autour de la possibilité d’écrire plusieurs poèmes en un temps limité, des poèmes « d’essence supérieure ». Son lecteur connaît la réponse et sait qu’il a toujours recherché « le Poème Unique, inatteignable ». Le journal porte la trace de la difficulté à écrire, à se « mesurer avec l’impossible » ; le désir est toujours vif de saisir ce qui devrait l’être — la beauté des choses —, la capacité de le faire est devenue des plus réduites. En outre, écrit-il, « Nul autre mouvement ne me sollicite. Lire, voyager, partager le temps avec d’autres personnes me sont également gris. » Faut-il donc écrire pour seulement survivre ? C’est là, pour Roger Giroux, « vomissure facile », parce que « Écrire exige Tout, et n’accorde jamais rien », et cet engagement total, ce « gaspillage » d’un être, « c’est cela, la folie du Poète ». Cette exigence, que d’autres écrivains ont eue, conduit à définir le poème comme « le seuil de l’au-delà du moi », plus lisiblement peut-être « Le P[oème] entraîne je hors de cet espace qui limite sa parole. » On comprend la difficulté de Roger Giroux à expliciter ce qu’est pour lui « le Poème Idéal, absolu », sa relation à la langue, et, faute d’y parvenir, de conclure « Mieux vaudrait ne pas dire ». Ce qui ne l’empêche pas d’essayer pour l’œuvre ou le poème une autre formulation, « lieu-instant où création et destruction coexistent » et de la gloser.
Lire et relire ces pages dans lesquelles Roger Giroux revient sur sa pratique est fort stimulant. Il est bon aussi de réfléchir à sa propre lecture, on le fera avec "Physique de l’ombre", poèmes en vers de Claude Royet-Journoud, et la longue prose lyrique, comme en aparté, qui les prolonge.
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 16, Éric Pesty éditeur, 2019, 30 p., 11 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 26 septembre 2019.
* les éditions Éric Pesty ont réédité Journal d’un poème (2011), Lieu-je, Lettre et L’arbre le temps (2016).
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28/10/2019
Anne Perrier (1922-2017), Poésie 1050-1986
La voie nomade
I
O rompre les amarres
Partir partir
Je ne suis pas de ceux qui restent
La maison le jardin tant aimés
Ne sont jamais derrière mais devant
Dans la splendide brume
Inconnue
Est-ce la terre qui s’éloigne
Ou l’horizon qui se rapproche
On ne saurait jamais dans ces grandes distances
Tenir la mesure
De ce qu’on perd ou ce qu’on agne
Pour aller jusqu’au bout du temps
Quelles chaussures quelles sandales d’air
Non rien
O tendre jour qu’un mince fil d’été
Autour de la cheville
[...]
Anne Perrier, Poésie 1960-1986, L’Âge d’Homme/
Poche, 1988, p. 193-194.
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27/10/2019
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît ou qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le regard éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, bilingue, traduction
Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 273.
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26/10/2019
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont au loin dans la plaine
Courlis qui sont passés loin quel
cri jeté brille encore à l’extrémité
(peut-être) d’une plaine oh si petite
ou d’une enfance oiseaux poursuivis
précaution fusil pour rien après
des guérets traversés des prairies rases
un autre cri jeté plus loin quel
poème brille (bonheur peut-être oiseaux
solitaires et vrais) que je chasse avec
un autre poème.
Oiseau ventolier les branches
mesurent son effort son aile
sait décliner croître pour
quel point haut dans l’air nul
secret ni leçon à montrer
le vent large l’emporte
un peu plus loin je regarde
à travers un poème un arbre comme
nul moment ni désir mais dans le vent
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,
La Cécilia, 1991, p. 15.
© Photo Tristan Hordé
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