15/02/2020
Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes
LIII
Voici que j’ai touché les confins de mon âge,
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.
LXXV
Vieillesse, lendemain d’amour, tristes ébats...
Sur les carreaux d’azur rampait la fleur du givre.
Un Arlequin caduc pleure. Est-il las de vivre ?
Va, nous dormirons tous. Mais les lits, c’est plus bas.
CIV
Étranger, je sens bon. Cueille-moi, sans remords :
Les violettes sont le sourire des morts.
Paul-jean Toulet, Les Contrerimes, dans Œuvres complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 46, 49, 53.
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08/02/2020
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. © Photo T. Hordé, 2012
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31/12/2019
Jean-Pierre Lemaire, L'exode et la nuée
Tu déblaies le temps devant toi
ce temps qui nous vient toujours de l’arrière
et progressivement plus rien ne s’impose
aucune fenêtre, aucun paysage
rien que l’avenir
muet, couleur de neige
devant lequel tu avais reculé
à vingt ans. Sur le même seuil
pour ne pas manquer le second rendez-vous
tu sors les yeux nus
dans le silence et dans le blanc
Jean-Pierre Lemaire, L’exode et la nuée, Gallimard,
1982, p. 101.
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14/12/2019
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
La neige
Elle est venue de plus loin que les routes,
Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,
De notre main qui était en fumée,
Elle a vaincu le temps apr le silence.
Davantage de lumière ce soir
À cause de la neige.
On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,
Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,
2007, p. 67.
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27/11/2019
Emily Dickinson, Un ciel étranger
La Douleur — agrandit le Temps —
Les siècles s’enroulent dans
L'infime Circonférence
D’un simple Cerveau —
La Douleur contracte — le Temps —
Occupées par la détonation
Les Gammes d’Éternités
Sont comme n’existant pas —
Emily Dickinson, Un ciel étranger,
traduction François Heusbourg,
éditions Unes, 2019, p. 45.
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28/10/2019
Anne Perrier (1922-2017), Poésie 1050-1986
La voie nomade
I
O rompre les amarres
Partir partir
Je ne suis pas de ceux qui restent
La maison le jardin tant aimés
Ne sont jamais derrière mais devant
Dans la splendide brume
Inconnue
Est-ce la terre qui s’éloigne
Ou l’horizon qui se rapproche
On ne saurait jamais dans ces grandes distances
Tenir la mesure
De ce qu’on perd ou ce qu’on agne
Pour aller jusqu’au bout du temps
Quelles chaussures quelles sandales d’air
Non rien
O tendre jour qu’un mince fil d’été
Autour de la cheville
[...]
Anne Perrier, Poésie 1960-1986, L’Âge d’Homme/
Poche, 1988, p. 193-194.
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20/10/2019
Octavio Paz, Arbres au-dedans
Dix lignes pour Antonio Tàpies
Sur les surfaces urbaines,
les feuilles effeuillées des jours,
sur les murs écorchés, tu traces
des signes charbons, nombres en flammes.
Écriture indélébile de l'incendie,
ses testaments et ses prophéties
désormais devenus splendeurs taciturnes.
Incarnations, désincarnations :
ta peinture est le suaire de Véronique
de ce Christ sans visage qu'est le Temps.
Octavio Paz, Arbre au-dedans, traduction F. Magne
et J-C. Masson, revue par J.-C. Masson, dans
Œuvres, Pléiade, Gallimard, 208, p. 558-559.
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30/08/2019
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours
© photo Florence Trocmé
Iconoclaste est un mot auquel il m’est arrivé parfois de trouver quelque séduction, encore que dans mon cas, plutôt que de fureur il faille parler d’indifférence iconoclaste. Je ne détruis pas j’ignore.
Le cri de l’effraie légitime l’insomnie.
Sans doute est-ce à La Fontaine que je dois ma sympathie pour les rats.
Je me rends compte, à présent qu’elle ressurgit intacte, combien le vent furieux qui vient à peine de retomber avait chassé, transitoirement, mon intolérable conscience du temps.
Mes tourments, la plupart du temps, m’interdisent d’accéder à leur origine.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 131, 137, 140, 142, 150.
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13/02/2019
Henri Thomas, Poésies
Le temps n’est qu’un noir sommeil
bienheureux qui sut garder
les images de l’éveil.
Vallée blanche, mes hivers,
bois pleins d’ombre, mes étés,
belle vue des toits déserts,
jours d’automne, et je marchais
recueilli, seul, ignoré,
dans l’or pâle des forêts,
déjà moutonnait la mer
perfide des accidents,
petits flots, petits éclairs,
bien malin qui s’en défend.
Henri Thomas, Poésies, Poésie / Gallimard,
1970, p. 132.
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31/12/2018
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux
Y eut-il une temps
Y eut-il un temps où les danseurs et leurs violons
Dans les cirques d’enfants pouvaient suspendre leurs chagrins ?
Il y eut un temps où ils pouvaient pleurer sur les livres
Mais le temps a lancé son ver sur leurs traces.
Sous l’arc du ciel ils sont en danger.
Ce qui n’est jamais connu reste le plus sûr en cette vie.
Sous le présage du ciel ceux qui n’ont pas de bras
Ont les mains les plus propres ; comme le spectre sans cœur
Est seul indemne, ainsi l’aveugle voit le mieux.
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux,
Dans Œuvres, I, Seuil, 1970, p. 395.
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08/09/2018
Martin Richet, De l'âme
Inséparables, indivis.
Répétition, dualité,
renversement et récurrence.
L’autre suit la lune, voit l’herbe,
prend peur, détourne le regard.
Nous voulions avoir le temps.
« Nous voulions avoir le temps » :
le moi, l’idée du moi, le temps
(virgule marquant glissement).
Ainsi paraît ton paragraphe :
les jours sont longs même en hiver.
Martin Richet, De l’âme, Éric Pesty éditeur,
2016, p. 25.
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23/06/2018
Nelly Sachs, Brasier d'énigmes
Et tu as traversé la mort
comme en la neige l’oiseau
toujours noir scellant l’issue…
Le temps a dégluti
les adieux que tu lui offris
jusqu’à l’extrême abandon
au bout de tes doigts
Nuit d’yeux
S’immatérialiser
Ellipse, l’air a baigné
la rue des douleurs…
Und du gingst über den Tod
wie der Vogel im Schnee
immer schwarz siegelnd das Ende –
Die Zeit schluckte
was du ihr gabst an Abschied
bis auf das äusserste Verlassen
die Fingerspitzen entlang
Augennacht
Körperlos werden
Die Luft umspülte – eine Ellipse –
die Strasse der Schmerzen –
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.
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06/06/2018
Aurélie Foglia, Grand-Monde : recension
Bien des poètes ont célébré les arbres, de Ronsard à Supervielle, mais un livre entier déborde l’idée même d’éloge. Il ne s’agit pas seulement des arbres et de la manière dont les humains les utilisent, mais du lien étroit, intime que la narratrice entretient avec eux ; elle est surtout présente à partir de la troisième des six parties de Grand-Monde(le néologisme désigne le monde des arbres) et, ensuite, c’est ce lien qui engage sa vie qui occupe une place prépondérante.
C’est essentiellement dans la première partie, titrée "Les Longtemps", la plus développée, que la narratrice précise la manière dont elle perçoit les arbres ; non pas vision de botaniste : ce qu’ils sont au-delà de leur apparence physique. Le nom "Les Longtemps", « au visage vert tendre », leur est donné parce que le temps ne semble pas avoir de prise sur eux — caractéristique classique de la symbolique des arbres, régulièrement reprise (par exemple par Verhaeren, « [l’arbre] voit les mêmes champs depuis cent et cent ans / Les mêmes labours et les mêmes semailles »), mais qui, ici, n’est pas dissociée d’autres aspects qui font des arbres des êtres singuliers. Leur singularité est dite d’entrée : « Ils n’ont pas bougé », notation dans un contexte qui renvoie à des éléments mobiles ; l’absence de mouvement est suggérée comme un choix, répété ensuite avec l’insistance de l’allitération, ils « miment mal le maigre / exploit de marcher ». La majuscule de "Ils" et leurs traits spécifiques les distinguent des humains ; ils forment une communauté, sans qu’il soit question de telle ou telle espèce, dont l’organisation a exclu toute distinction entre les membres : aucun des éléments n’a de prise sur un autre. Sans doute ne parlent-ils pas, ce qui n’empêche pas qu’ils s’expriment de manière non articulée (« un arbre à l’oral est un raclement qui s’éclaircit »), qu’ils peuvent crier (« leurs cris de joie d’oiseaux ») et, quand ils ont perdu leurs feuilles, de faire entendre « des soupirs d’insectes ». En somme, les arbres cumulent ce qui appartient à l’humain, à l’oiseau et à l’insecte ; en outre, s’ils se multiplient grâce aux oiseaux, existent cependant « les femmes des arbres ».
L’arbre serait à sa manière un être complet, opposé en cela à la narratrice qui, par comparaison, se vit comme inachevée, ce que souligne la coupure des mots :
je ne devrais pas avoir droit
à la nudit
é me
réduire à une cuir
rasse casque barbe
lé
[etc.]
Êtres complets également parce qu’ils sont intégrés à un ensemble plus vaste qui comprend, outre les insectes et les oiseaux, l’eau où ils se reflètent « comme peints par Apelle », le ciel puisque par leur position ils vont « vers la lumière dont se faire verts », le ciel et la terre qui ont des qualités complémentaires : les arbres « ont tressé la terre avec l’instable // en brassant le ciel immeuble », le vent avec qui ils ont un rapport de complicité — il les fait « ré / fléchir » — et grâce auquel ils adoptent parfois la figure de la mer — ce qu’appuie l’assonance dans :
tel ancrage de mer vague
sous l’élan caressant du vent cassant
l’ombre
de falaises frémissantes de temps
en temps frénétiques
[etc]
Aurélie Foglia construit une symbolique de l’arbre en inversant un discours dominant à propos des forêts, encore perçues comme des espaces opaques, à l’écart du civilisé, pour l’essentiel ayant une fonction utile : elles sont, d’abord, lieux à exploiter, ce qui les fait disparaître ; les arbres deviennent manches de haches, meubles, etc., ils sont à la disposition des hommes qui y installent une balançoire et laissent leurs chiens uriner contre eux. Que dire d’autre ? Les arbres « sont animaux / qui ne craignant pas l’homme / sauvages / ils ont tort ». Contrairement à lui, ils ignorent ce qu’est la mort et, est-ce bienveillance ?, ils l’aident à se pendre.
Dans la construction de Grand-Monde, les arbres sont étroitement liés à la narratrice, et d’abord par le jeu des mots, "feuille" ne renvoyant pas qu’au végétal, par exemple dans « des mains froissent des feuilles déchirées », et l’arbre pouvant devenir papier : « il paraît / que je viens d’un long voyage de papier » — on ne peut pas ignorer que fogliasignifie « feuille » en italien. Le je, dans la quatrième partie titrée "Hors lieu", déclare « je n’ai pas lieu / la banlieue aveugle », constatant sa rupture avec arbres et terre, se souvenant d’un lieu perdu, le clos des rosiers de la grand-mère, pour ensuite entrer dans une fiction, celle de devenir arbre, ce qui s’opposerait à « je n’ai nulle part ». Entrer dans l’imaginaire, écrire que l’on souhaiterait devenir ce qui dans une grande partie du livre a été présenté comme une forme accomplie, pleine, sans aspérités, cela n’implique pas que l’on quitte la réalité, seulement qu’il faut penser l’impossible — on sait bien que « représenter est théâtral est tuant ». Il y a dans le désir (donc dans ce qui ne peut s’accomplir sans cesser d’être désir) de devenir arbre (« on se demandera // je ne sais pas vous// ce que ça fait d’être / arbre » ; etc.) une aspiration à abandonner les oripeaux du quotidien pour rejoindre le silence des arbres et de l’herbe, confondus en un mot valise : « sous les berces et les ombelles j’ai / jeté mon corps et l’ai laissé / là roulé dans l’harbre à la merci / du soleil et des mouches ».
Aurélie Foglia, Grand-Monde, Corti, 2018, 144 p., 18 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 15 mai 2018.
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14/04/2018
Paul Éluard, Le front couvert
Le battement de l'horloge comme une arme brisée
La cheminée émue où se pâme la cime
D'un arbre dernier éclairé
L'habituel vase clos des désastres
Des mauvais rêves
Je fais corps avec eux
Des ruines de l'horloge
Sort un animal abrupt désespoir du cavalier
À l'aube doublera l'écrevisse clouée
Sur la porte de ce refuge
Un jour de plus j'étais sauvé
On ne me brisait pas les doigts
Ni le rouge ni le jaune ni le blanc ni le nègre
On me laissait même la femme
Pour distinguer entre les hommes
On m'abandonnait au-dehors
Sur un navire de délices
Vers des pays qui sont les miens
Parce que je ne les connais pas
Un jour de plus je respirais naïvement
Une mer et des cieux volatils
J'éclipsais de ma silhouette
Le soleil qui m'aurait suivi
Ici j'ai ma part de ténèbres
Chambre secrète sans serrure sans espoir
Je remonte le temps jusqu'aux pires absences
Combien de nuits soudain
Sans confiance sans un beau jour sans horizon
Quelle gerbe rognée
Un grand froid de corail
Ombre du cœur
Ternir mes yeux qui s'entr'ouvrent
Sans donner prise au matin fraternel
Je ne veux plus dormir seul
Je ne veux plus m'éveiller
Perclus de sommeil et de rêves
Sans reconnaître la lumière
Et la vie au premier instant.
Paul Éluard, Le front couvert (1936), dans Œuvres complètes, tome I, édition Lucien Scheler, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 467-468.
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20/02/2018
Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')
Pour remplacer tous les amours
Que je n’aurai jamais
Et ceux que je pourrais avoir
J’écris
Pour endiguer le flux reflux
D’un temps que sillonne l’absence
Et que mon corps ne peut tromper
J’écris
Pour graver en mémoire courte
Ce qui défait mes jours et nuits
Rêve réel, réel rêvé
J’écris
Georges Perros, Œuvres, édition établie
et présentée par Thierry Gillybœuf,
Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.
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