11/09/2022
Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte
Les contes collectés notamment par Charles Perrault et les frères Grimm ont la plupart du temps été récrits mis au goût du jour pour le public enfantin (souvent très simplifiés, châtrés même) ou avec une visée littéraire et/ou sociale, le texte étant destiné à des adultes. Ainsi Robert Coover est parti de La Belle au Bois-Dormant pour écrire Rose (L’Aubépine) (traduit en 1998) et Christine Angot a proposé sa version de Peau d’Âne où se mêlent autobiographie et imaginaire. Le parti-pris de Florence Pazzottu et de Hugues Breton est différent dans la reprise du conte très connu de Grimm, Le Joueur de flûte de Hamelin : enfants et adultes y trouveront leur compte. L’auteure ne cache pas qu’elle entend déborder la visée convenue du conte en donnant en épigraphe l’intégralité de L’étranger de Baudelaire, qui exalte l’imaginaire, le poème cité extrait d’un livre sur l’exil de l’écrivain iranien, Atiq Rahini.
Rappelons le canevas du conte, que Florence Pazzottu suit scrupuleusement : une ville, au moment des fêtes de Noël, est envahie par des rats et rien n’arrête leur prolifération : rapidement ils dévorent tout. Les autorités tentent sans succès de les éliminer avec des pièges et du poison, ils promettent mille pièces d’or à qui pourra les délivrer du fléau. Un étranger vient et, jouant de la flûte, entraîne les rats hors de la ville. Les habitants se réjouissent mais la récompense est fortement diminuée. L’étranger la refuse et quitte la ville, il y revient quelques semaines plus tard et, jouant à nouveau, entraîne cette fois les enfants qui partent pour toujours. Ce que modifie en profondeur Florence Pazzottu, ce sont des éléments qui, laissant le plan intact, donnent au conte un caractère contemporain.
Il s’agit maintenant d’une « ville sans nom », toutes les villes d’aujourd’hui étant interchangeables avec leurs hautes tours et fermées à qui n’y vit pas. Les habitants ne sont pas divisés en pauvres et riches, vus sous un autre aspect : aucun ne cherche à être autrement que son voisin et chacun « se presse où se pressent les autres ». On apprécie les encres d’Hugues Breton, elles restituent la tristesse des bâtiments et le fait que tous les habitants se ressemblent. C’est après le repas de Noël que les rats envahissent la ville et dévorent en quelques jours toues les réserves. L’homme qui entre dans la ville est étranger par son habit d’Arlequin dont les couleurs connotent la vie et s’opposent à la grisaille des vêtements des citadins ; tous refusent sa différence et se détournent à son approche, sauf les enfants. Il propose aux autorités de les délivrer du « grand mal qui [les] ronge » : ils se moquent et « ricanent » quand, pour agir, il sort une flûte de verre de son sac. C’est la peur et la lassitude qui poussent le dirigeant à promettre une forte somme — un chèque avec beaucoup de zéros — à l’étranger s’il réussit.
Les rats qui accourent aux sons de la flûte sont représentés par Hugues Breton comme une énorme vague, puis comme un nuage noir qui finit par se dissiper. L’étranger revient, et c’est comme s’il n’avait pas existé. La somme promise n’est pas discutée : un enfant en fin de journée vient lui porter le chèque ; la scène se passe aujourd’hui, où tout se consomme et se consume, non à la fin du XIIIe siècle comme dans la légende. L’étranger n’appartient pas à cette société et, avant de partir, dit seulement « C’est donc ainsi ? ». Il s’éloigne de la ville non pour n’avoir pas reçu la somme promise mais parce qu’il attendait des échanges, des paroles, des regards, de ne plus être vu comme un étranger. Il revient un an plus tard et joue à nouveau, cette fois « un chant d’une beauté, d’une force inouïes. Il portait des vies secrètes, singulières, sauvages, inventait des sentiers, ciselait et distinguait recoins et profondeurs. » Le chant porte tout ce qui est contraire à la ville, le vivant, le mystère, l’individuel, l’imaginaire, et seuls les enfants le comprennent, non encore "intégrés" dans la société fermée des adultes qui restent « sourds à l’appel, irrémédiablement ».
Comme dans la tradition, l’étranger entraîne les enfants qui disparaissent à jamais, mais ce n’est pas le vent qui, parfois, porte leur rire : quelques habitants qui, « devenus un peu fous, croient entendre, mêlé au vent » leur « rire insoumis ». Florence Pazzottu conserve les caractéristiques du conte (un héros, une épreuve à surmonter, la résolution des difficultés) en introduisant, sans forcer le ton, des éléments de la vie contemporaine. Ce faisant, elle garde au conte le charme de la lecture en lui ôtant ses aspects surannés et fait passer une critique claire de la société, lisible quel que soit le lecteur.
Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte, éditions Lanskine, 2022, np, 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2022.
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10/09/2022
Bernard Noël, La Chute des temps
Dispersé
le parfois
les petites pattes du présent
l’abîme sur les talons
la chose de la chance
fait du front
ô grands yeux
un passant parmi les livres
et les douceurs
la beauté désastreuse
comment écrire : c’est ça
voici le mot vent
il ne souffle rien
que souffle le vent
la main touche l’air
et s’envole
Bernard Noël, La Chute des temps,
Poésie/Gallimard, 1993, p. 149.
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09/09/2022
Michel Butor, Avant-goût
Itinéraire 5) Les gares
J’arpente la salle de spas perdus cherchant le bureau des informations, lorgnant les pancartes. Empilements de valises et de vélos, familles en attente tandis que le père est allé au guichet. Porteurs et contrôleurs, casquettes variées, agents de la force publique ; de longues burettes pour les essieux, des marchands ambulants, des lanternes. Le train démarre, la voie brille sous la verrière. Les flaques réfléchissent les passerelles et les sémaphores. L’inondation gagnez ; c’est le lait des astres qui vient à notre secours. Par delà les passages à niveau, les tunnels, les terrains vagues, nous arriverons aux tuiles bourguignonnes, aux jades jurassiens, aux lacs et aux glaciers de Suisse, aux plaines du Piémont, aux ocres romaines.
Michel Butor, Avant-goût, éditions Ubacs, 1984, p. 57.
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07/09/2022
James Joyce, Finnegans Wake
Ah, mais c’était quand même une drôle de Squaw-sha, cette Anna Livia, tu peux m’en croire ! Et pour sûr qu’il était bien un drôle de pistolet, lui aussi, ce cher Dirty Dumpling père adoptif des fils et filles de Fingal. Nous autres, ses gamines de gabier, on est toutes de sa famille. N’a-t-il pas marié sept femmes ? Et chacune portait sept béquilles. Et chaque béquille portait sept couleurs. Et chaque couleur avait un cri différent. Satis pour moi, donne-moi l’addition et le pourboire à Joe John. Befor ! Bifur ! Il épousa ses marquises du marché, c’est payé peu je sais, en bon Etrurian Catholic Heathen sur un tas de Barnacle à la crème rose citron turquoise indienne mauve.
James Joyce, Finnegans Wake, traduction Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 231-232.
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06/09/2022
James Joyce, Brouillons d'un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake
[Mamalujo]
Et ils étaient là eux aussi à écouter de toutes leurs forces les solans & les sycomores et les grives et tous les oiseaux tous les quatre à écouter ils étaient les grands quatre, les quatre maîtres vagues d’Erin tous à écouter quatre il y avait lr vieux Matt Gregory et à côté du vieux Matt il y avait la vieux Marcus Lyons les quatre vagues et souventes fois ils avaient coutume de dire les grâces ensemble ici même maintenant nous voilà les quatre le vieux Matt Grefgory et le vieux Marcus Lyons et le vieux Luke >Taerpey nous quatre et pour sûr Dieu merci il n’y a plus que nous et pour sûr maintenant tu ne t’en iras plus vieux Johnny MacDougall nous tous les quatre il n’y a plus que nous et maintenant fais apsser le poisson pour l’amour du Christ amen la façon dont ils disaient les grâces avant le poisson pour auld lang syne (1)
(1) Le bon vieux temps en écossais. C’est lze titre d’un poème de Robert Burns et d’une chanson qu’on entonne traditionnellement à l’occasion d’un adieu.
James Joyce, Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2011, p. 103.
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05/09/2022
James Joyce, Finnegans Wake, fragments
(...) L’enfant, un enfant naturel, Inconnu par les mnous (aya ! aya !), auraitétaitfût kidnappé à un âge deprobable récent, possiblement plus reculé : à moins qu’il ne soit dérobé à la vie en atours de passe-passe : duquel lethéatron est un lemonorage ; à potron chevrette menuit venu ; motte sur chute ; et tassé ; le mitonnerre débonnaire bagoutatônneur de masculinuté pillescindé ; attention, le revoilà ; renascénent ; finincarnat ; encore au coin du feu prédit ; à matines accompli ; des clocheurs acclamé kind caduc ; (...)
James Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, introduction de Michel Butor, Gallimard, 1962, p. 37.
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04/09/2022
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope
On rentre, Olga
J pourrait être convié à représenter le jade de l’esspoir ou de l’exil, savez-vous
Ainsi que Jésus et les Jésuites, engins de terrassement dans l’île hémorroïdaire,
Modo et forma pucelle sodomisée qui de dépit se marre à en mourir.
E pour l’érythrite de l’amour et du silence et du délicieux style nou-ou-veau,
Sinuosités et volutes d’amour et de science sous le regard du soleil et l’œil de la mouette rieuse,
Juvante Jeovah et un Jaïn ou deux et une pointe de yiddophile amical,
O pour l’opale de la foi et du clin d’œil rusé, adieu adieu adieu,
Ys, l’hier englouti sera demain, décrypte-moi ça mon guérillero gaélique,
Che sarà sarà che fu, c’est là plus qu’’Homère peut en débiter,
Exempli gratia : ecce lui-même en personne, et l’agneau dithyrambique e.o.o.e
Home Olga 1932
Samuel Beckett, Peste soit de l’horoscope, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2012, p. 26.
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02/09/2022
Pontus de Tyard, Premier livre des erreurs amoureuses
VIII
Lors que je veis ces cheveux d’or dorer
Tant gentement cette vermeille glace
Et des ces yeux les traits de bonne grace,
Puis çà, puis là gayement s’esgarer :
Lors que je veis un souriz, colorer
Et la douceur, & de pitié sa face,
Qui en leur beau toute beautez efface,
Je la cuiday au Soleil comparer.
S’il fait que de toute chaleur suë, & fume,
D’ardeur, & pleurs ma Dame me consume ;
Si par tout luit, sa grande Sphere ronde,
D’elle le nom s’estend par tout le Monde,
Mais, eclipsant, sa clarté cessera,
Jamais le nom d’elle s’eclipsera.
Pontus de Tyard, Premier livre des erreurs amoureuses,
dans Les Œuvres poétiques de —, chez Jaques Galiot du
Pré, à l’enseigne de la Galere d’or, 1573 (Gallica)
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01/09/2022
Shakespeare, Sonnets
Sonnet 147
My love is a fever, longing still
For that which longer nursed the disease,
Feeding on that which doth preserve the ill,
Th’uncertain sickly appetite to please.
My reason, the physician to my love,
Angry that his prescriptions are not kept,
Hath left me, and I desperate now approve
Desire is death, which physic did except.
Past cure I am, now Reason is past care,
And, frantic-mad with evermore unrest,
My thoughts and my discourse as madmen’s are,
As random from the truth vainly express’d.
For I have sworn thee fair, and thought thee bright
Who art as black as hell, as dark as night.
p. 540.
Las ! mon amour traîne toujours après
ce qui ne fait qu’aigrir sa maladie,
se nourrissant d’un obstiné progrès
vers une illusoire et morbide envie.
Et ma raison mandée pour me guérie
et fâchée qu’on ignore son remède
me quitte : à présent je dois convenir
qu’un désir mortifère me possède.
Et me voilà malade comme un chien
ici et là bavant d’ineptes choses
et ne pouvant plus retrouver un bien
qui me sauverait de cette névrose.
T’ai-je comparée au soleil qui luit ?
Toi, enfer plus noir que la nuit.
William Cliff, cité p. 341.
Mon amour est comme une fièvre qui n’a de cesse
De raviver la flamme de son mal
En se nourrissant de ce qui attise
L’incertain et pervers appétit de plaire.
Au chevet de l’Amour, ma Raison, furieuse
De voir ses ordonnances non suivies,
M’a quitté et je comprends enfin, au désespoir,
Que privé de remèdes le Désir est la Mort.
Insoucieux, n’ayant plus souci de ma raison
Sans cesse agité, fou, accablé par les sorts
Mes pensées, mes discours sont ceux d’un insensé
Proférés au hasard, n’ayant cure de vérité ;
Car je t’ai juré blonde au teint de lait, toi qui
Noire comme l’enfer et brune comme la nuit.
Patrick Reumeaux, cité p. 718-719.
Shakespeare, Sonnets et autres poèmes, édition Jean-Michel
Déprats et Gisèle Venet, Pléiade/Gallimard, 2021.
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31/07/2022
Ana Toi, Traités et vanités
Rhétorique
de longtemps le corps
le geste de l’homme
ne fait que mimer
le rite rimé
sans foi ni raison
l’essence est diluée
technique bien huilée
pour le pire simulacre
le forfait est parfait
le parfait est le vide
le pur geste ne se fait pas plus rare
de toujours le geste pur est rare
croire et faire
se scindent sans cesser
on croit faire
sans réellement faire
on fait croire
sans soi-même y croire
Ana Tot, Traités et vanités,
Le grand os, 2009, p. 57.
Littérature de partout rouvrira le
1er septembre
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30/07/2022
Jean Tortel, Les Villes ouvertes
Mon nom fut-il inscrit
Sur le mur dépouillé
De ses pariétaires ?
Est-ce bien le mien ? J’ai vécu
Jusqu’ici. Un autrefois
Apparaît et disparaît.
Je ne me souviens pas.
Je descends tous les jours.
Je passe par là.
Je trempe mes mains dans l’eau.
La rue est sûrement la même
Et sans soleil et rien qui puisse le nier.
Son nom et mes initiales
N’ont pas changé. Suis-je si vieux
Qu’un signe écrit me concernant
Près des fontaines
Soit incompréhensible et cependant
La pierre est nue.
Jean Tortel, Les villes ouvertes, Gallimard, 1965, p. 73.
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29/07/2022
Dominique Quélen, Une quantité discrète
L’idée du poème traverse le poème en n’y laissant aucune trace. Il s’ouvre de toutes part à l’intérieur d’un espace clos qui est le poème même et le poème encore à venir dont il contient déjà la trace. Nulle part à l’intérieur de l’espace du poème n’est visible une trace identique à la trace laissée par l’idée du poème à travers la représentation figurée du poème à venir. Tout l’espace du poème est laissé vacant pour être occupé par la trace encore invisible qu’il ne cesse de contenir.
Dominique Quélen, Une quantité discrète, Rehauts, 2022, p. 69.
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27/07/2022
Jacques Dupin, L'Esclandre
le retour des oiseaux dans la nuit de ma tête
et le déclin du jour sur mes doigts engourdis
j’alexandrinise et je casse le verre
que je n’aurais jamais pu boire, le pénultième
toujours, dans la liturgie de la semaison ivre
le vin est agenouillé sur la terre et devient
transparence à la cime de la montagne
l’aube ne meurt jamais il n’y a que des nains
pour l’enterrer un ivrogne pour la ressaisir
et la tirer du fond d’un regard perdu
et je suis plus vieux que l’aube un cep de vigne
une goulée de vin me lèvent au-dessus du temps
fantôme amer strié de rouge et de blanc
Jacques Dupin, L’Esclandre, P.O.L, 2022, p. 116.
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26/07/2022
Edgar Poe, Le Corbeau, traduction Baudelaire
« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »
Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.
Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.
Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !
Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !
Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !
Edgar Poe, Le Corbeau, traduction Charles Baudelaire (1864).
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25/07/2022
Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé,
Un rêve dans un rêve
Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vision ou aucune, n’en est-il pas pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.
Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or ! bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure ! pendant que je pleure ! Ô Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je pas en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve.
Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 55-56.
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