10/06/2022
Constantin Cavafy, janvier 1904 : deux versions
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier
où je m’attarde à recréer par la pensée
les lointains instants : je te retrouve,
j’entends tes derniers mots, j’entends les premiers.
Nuits désespérées de janvier,
lorsque la vision fuit, me laissant seul.
Qu’elle s’évanouit vite !
plus d’arbres, de rues, de maisons de lumières ;
ton corps fait pour l’amour s(éteint, il se dissipe.
Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno
Roy, Fata Morgana, 1978, np.
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier !
Quand je revis par la pensée
Les instants où je t’ai rencontré,
Que j’entends nos dernières paroles, et aussi les premières.
Ces nuits désespérées de janvier,
Quand la vision se dissipe et m’abandonne...
Comme elle a hâte de disparaître !
Les arbres, les rues, les maisons, les lumières, tout s’en va,
De même que ton visage aimé qui s’estompe et se perd.
Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos et
Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1991, np.
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04/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Les dieux sont courroucés sur l’Ukraine, il tonne,
ça résonne tout le long de la frontière cernée
de saules et de bouleaux, deux tristesses, deux détresses
— pousser malgré l’eau des marais et la terre sableuse
parmi les tombes d’outre-tombe (terre et ombre)
d’outre-rivière en son temps signataire
du pacte sinueux germano-soviétique —,
les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie
ont repris leur élévation vers le ciel
bleu égaré, vieille antienne
évanouie finalement après qu’on est passé clore
le sujet comme on clôt l’incident de toute une vie,
ne sachant si les tombes affalées
parmi les Versgissmeinnicht et les orties
avaient appartenu un temps au camp
des assaillants, des réfugiés, ni de quel
pays démantelé l’hiver fut recomposé,
ni
de quel bois les souvenirs se chauffent.
Bang
dans un jardin planté de croix
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 131.
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03/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière-
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève,
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l’impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore au mur, semblant redire : passant,
nous allons mourir et personne n’en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l’ombre.
passage à découvert
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 121.
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02/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Accroché au linge comme on s’agrippe aux livres,
il met en route une machine à laver,
le ronronnement lui fait une présence,
à lessiver on ne sait quel affront du sort,
dans le virage accélérant le mouvement qui
sépare avenir et passé, eau claire et eau usée,
partagés par on ne sait quel hasard,
aléa de la vie centrifuge en allée ailleurs,
hors de son cœur à l’étroit dans sa cage
inapte à contrer l’air qui hésite à sortir,
entrer, redire ce qui le chiffonne, tout ce qu’il ne sait
pas faire, perplexe — choix des textiles, cotons délicats,
vie en couleurs, vie synthétique, mélange,
autres fibres —, on croirait, ces grands draps, des pagnes,
des saris, des sarongs, des toges, tout un monde
de paréos mis à sécher aux fenêtres
au motif qu’il fait beau dehors avec vue sur cour,
Paris, les toits, la rue, autres perspectives.
tambour à l’essorage
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 19.
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01/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Le lent croquis du jeune homme mort
ne rend pas les couleurs exactes,
n’ayant retenu la vie, la parole, ni le souffle,
lui, nature morte à présent sur le mur
d’une pension, gravure ancienne,
par mimétisme aura pris la pâleur du lit,
la bouche un peu sépia comme on expire,
surpris à son tour de l’approcher si vite,
la mort à Córdoba lorsqu’on s’allonge,
croyant l’attendre longtemps, fenêtre ouverte,
et que le vent rapporte avec le gong
on ne sait d’où, quelle époque,
un souvenir tombal :
Or, dans un lit d’Espagne, acquitté,
j’étais seul, les yeux rivés au mur,
aucune trace dans le sang, coupé de tout
lien, alcool, à débattre cet aquilon
qui gonfle sous ses fleurs le linceul de la
chambre et cambre le volet vide
au cœur.
dans un tableau d’Espagne
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 73.
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31/05/2022
Jila Mossaed, Le huitième pays
J’écris
Je saisis les mots
comme Robinson Crusoé
quand il trouvait de petites choses
J’emporte les mots dans ma grotte
comme un animal affamé
J’y ai là une mère qui attend
Lui montre les mots
Nous jouons avec comme deux petites filles
Nous les rinçons de leur poussière étrangère
nous nous épanouissons avec eux
Je récite mes poèmes et les prononce de telle sorte
que tous dans la grotte puissent les comprendre
Jila Mossaed, Le huitième pays, Le Castor Astral, traduction du suédois Françoise Sule, 2022, p. 51.
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30/05/2022
Pierre Chappuis, La nuit moins profonde
Que ne nous sépare pas
Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.
Ce que nous étions, ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs montaient à la tête.
Un courant de transparence, insensiblement, nous porte ; aurore, démarcation nulle.
Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p.65.
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27/05/2022
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXIV
L’éducation
Landon et César, frères dans l’origine,
Venaient de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
À deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l’un les forêts, l’autre la cuisine.
Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom ;
Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon :
Son frère, ayant connu mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :
Landon négligé témoignait sa tendresse
À l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tournebroches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin , le temps, tout fait qu’on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
Ô combien de Césars deviendront Laridons !
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXI, préface
Yves Le Pestipon, édition Jean-Pierre Collinet,
Pléiade/Gallimard, 2021, p. 177.
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26/05/2022
Judith Chavanne, Peut-être des lis
Ce jour, tout ce qui te restait de vie
c’étaient deux grands oiseaux noirs effarés,
noirs dans tes yeux comme presque la folie.
Et ton effort devant nous était de retenir
ces oiseaux qui battaient des ailes, fébriles :
qu’une fois encore, quelques minutes
(nous étions tous réunis au pied du lit)
ils te tiennent lieu jusqu’à nous
de regard, jusqu’aux plus jeunes surtout...
Et puis, de nouveau seule dans la chambre,
tu les laisserais partir — puisqu’ils le voulaient.
Judith Chavanne, Peut-être des lis,
le bois d’Orion, 2022, p. 23.
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25/05/2022
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
(...) j’ai eu envie de marcher
dans de l’herbe
et je me suis demandé pourquoi
il devient si difficile
de tout simplement marcher
dans de l’herbe
russe ou française
la soviétique n’existant plus
puisqu’il n’y a plus
d’Union soviétique
il n’y a plus d’herbe soviétique
mais Poutine est devenu
l’allié de Bachar el-Assad
ensemble ils bombardent
et affament la Syrie
là-bas comme ailleurs
ici bientôt peut-être
les grandes puissances ont délivré
au régime une licence pour tuer
il y a peut-être un lien
entre déni de crime
et déni de révolution
Liliane Giraudon, Le travail de la viande,
P. O. L, 2019, p. 78-79.
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24/05/2022
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien
Mon « corbeau » resté sur le fil (la ligne s’amenuise),
le son noir et ses ailes trompeuses acheminent,
lorsque loin tu parais encore, l’ombre tenace.
Tu es sur le rempart, la falaise qui s’effondre.
Le corbeau, son bec,
ton sur ton cassé, les syllabes emmêlées
des brins tordus de l’hiver. Il a neigé,
plis rien n’est perçu. L’indistinct porté
dans son vol, son cri.
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,
l’herbe qui tremble, 2022, p. 73.
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23/05/2022
Christophe Esnault, Aorte adorée : recension
Le thème de la mort, depuis Villon, traverse l’histoire de la poésie, il a fortement évolué depuis les poètes chrétiens de la fin du XVIe siècle qui exhortaient les lecteurs à ne pas craindre de mourir puisqu’ils connaîtraient la vie éternelle. Rien ne devrait effrayer le chrétien, que l’on relise les sonnets de Jean-Baptiste Chassignet, ceux de Sponde qui écrit : « Pour vivre au Ciel il faut plustost mourir ici »*.
Cinq siècles plus tard il n’est pas sûr que la promesse d’une vie dans l’au-delà, ou sa croyance (toujours vive) soit un motif de consolation et, par ailleurs, une manière distante de considérer la fin a pris une place importante, au moins dans la littérature, notamment avec le thème du suicide. On pense à la longue liste des manières de mourir et de se faire disparaître dressée par Jude Stéfan pour clore le recueil Laures (Gallimard, 1984, p. 119-120) : « ayant vu le jour / il mourut, sa mort survint, le surprit, il / fut enterré, il décéda, succomba, il disparut, / se suicida, se noya, se pendit (...) » ("les corps"). On pense à d’autres longues listes, celles récentes des Phrases de la mort de Jean-Pascal Dubost.
Christophe Esnault se limite à 32 propositions pour recenser les manières de se suicider — la dernière donne son titre au livre —, modestie qui devrait susciter l’inventivité du lecteur pour donner une suite, d’autant plus aisément que certaines propositions n’aboutissent pas au but recherché ; ainsi le choix du mixeur pour abréger sa vie ne peut que décevoir : devant le sang qui jaillit, le prétendant au suicide risque dans son affolement d’appeler le SAMU. On sait aussi que l’ingestion de mort aux rats provoque de grandes souffrances, cette technique est donc à éviter puisque « Rechercher la douleur est une autre fête ». Restons-en donc aux moyens efficaces de se suicider.
Dans son petit catalogue, Christophe Esnault emploie quelques règles simples d’association de mots ; à « défenestration » répond « jolis sauts », jolis s’entendant à la fois comme intensif et antonyme de laid, d’où la valeur esthétique de cette manière de se supprimer dont « On minimise souvent la poétique incluse ». « Destop » (nom d’un déboucheur ménager) est en relation avec « avenir bouché ». Un suicide peut avoir des conséquences que l’on peut juger fâcheuses : un accident de voiture provoqué, gage le plus souvent de réussite, entraîne parfois d’autres morts, celle de « Gosses rieurs et désinvoltes à l’arrière / Tellement impatients de voir l’océan ». Avaler le contenu d’une pharmacie familiale ne suffit pas toujours à réaliser son rêve, « la salle de réanimation est destinée aux chanceux ». Les amoureux de littérature adopteront la méthode écologique de Virginia Woolf et entreront dans la rivière « Des galets pleins [les] poches », ou celle de Vaché et quelques autres, à condition de ne pas économiser la drogue. Certaines voies de traverse seront suivies pour qui ne serait pas complètement prêt au suicide.
On peut par exemple différer en entreprenant une psychanalyse : le mauvais état empirera, la ruine matérielle suivra et la cure se terminera par un suicide. Un autre moyen, qu’on peut estimer trop complexe pour réussir, consiste à se construire un ennemi qui, un jour ou l’autre, vous assassinera. Il existe aussi des suicides métaphoriques comme « les mauvais mariages » et il ne faut pas oublier le suicide raté et sans cesse recommencé, « la récidive est pour certains une vocation ».
Il reste à découvrir d’autres recettes avant d’en écrire d’autres. Toutes celles de Christophe Esnault ne se terminent pas tragiquement, ainsi le dernier vers du livre, dans "Aorte Adorée", exprime un renoncement au suicide pour des raisons esthétiques : « Je ne la tranche pas, elle est trop belle ».
Christophe Esnault, Aorte adorée, Se epndre et autres idées géniales quand on s’ennuie le dimanche, première édition, La Porte, 2014, Conspiration éditions, 2022, np, 7 €. Cette recension a été pubkliée par Sitaudis le 18 avril 2022.
* Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Droz, 1978, p. 263.
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22/05/2022
Michel Leiris, À cor et à cri
En ce temps où les media occupent tous les horizons et où de leur fait nous vivons par procuration dans une large mesure, mourir c’est non seulement ne plus pouvoir parler mais n’être plus à même d’écouter et de lire les paroles douces ou aigres que, si vous êtes parvenu à i-un peu de notoriété, radio, télévision et journaux imprimés déversent temporairement sur vous. Mourir : passer gibier de presse qui n’existe plus que sur papier ou sur ondes et, en tant que personne dont les cinq sens étaient autant de fenêtres, devenir étranger à tout, faute de disposer du moindre actif ou passif de communication avec quiconque.
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 79.
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21/05/2022
Michel Leiris, À cor et à cri
Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas à tout simplement se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule. Mais dans quel vide intolérable m’abîmerai-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ! Littérairement me taire : je pourrai dire aussi bien me « terrer » voire « m’enterrer ».
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.
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20/05/2022
Michel Lzeiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent,
âge — agite puis assagit ?
baroque — braqué, arqué, cabossé de beaux raccrocs cabrés
chaussures — assurent chaude et sèche la marche
démon — mon dé
étang — hanté
femme — affame, puis se fane
gloire — gel glauque des rois
hasard — vaste bazar !
individu — nid divin de l’unique
jazz — jase en zigzag
luxure — exalte les corps et fait que, nus, ils exultent
maladie — la dîme
norme — morne
œuvre = verrou ?
penseur — sans peur
Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Gallimard, 1985.
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