05/12/2022
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
Encore un versant d’acacias
Une route presque une syllabe
La clairière s’est dénouée
Ciel tout à coup et nudité voici comme
La ressemblance disparaît
La plage sans désolation
Sable éraflé un mouvement
Dans les profonds paysages qui s’étendent
Jardin et lointain emportés
Et hâte dont l’immensité nomme
Et le trou autour de l’aveu
Le cri le linge les dahlias d’être épars
Chaque fois l’alouette après
L’alouette est-ce où tout dérapait
L’ombre m’abandonne entre enfance
Et frémissement que le silence fuit
Bernard Vargaftig, Le monde le monde, André Dimanche, 1994, p. 75.
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04/12/2022
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements
La fugacité disparaît
Toujours la même déflagration je t’aime
La hâte obstinément éclaire
Ton souffle où je tombe encore une fois
Quel dénuement n’ai-je pas dit
Un souvenir sans souvenir aucun ciel
N’a l’étendue de l’abandon
Un cri l’impudeur pensive
Le sens et l’effacement bougent
Le désir avec les oiseaux qui respirent
Tellement le jour était vaste
Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule
Quand la ressemblance sans cesse
Si ensevelie se sépare de moi
L’enfance changée en pitié
Dans les rochers que l’apaisement forme
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 51.
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03/12/2022
Andrea Zanzotto, Idiome
Ascoltando dal
Insiste il dito annichilito sul tasto
in una nota sempre sbagliata
eppure disumanamente giusta
al di là di ogni esempio azzeccata
Una nota fino a che sangue è il dito
e poi si azzoppa in uno sbagliato
movimento di trillo
al di là di ogni esempio
tuttavia riazzeccato
Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta
arriva su quella nota, su quel dito
innervosito, anzi da tempo annichilito,
che vuol farsene carico, dar credito
a un possibile universale spartito
riversare da un nastro registrato
a un altro
non meno mitico instrumento
Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente
come becco di popicchio insistito
è in quel dito cha batte l’offerta
sua-unica, da-nulla, che nulla alletta
e che scavando per sempre in quel tasto
e sbagliandolo sempre, nella deserta
realtà che per altro come mattina s’affina,
la sua ostinazione contro ogni perché,
il suo per chi per che non mai esauribile
né esistibile assesta, indovina
Écoutant
depuis le pré
Sur la touche, le doigt anéanti insiste
sur une note toujours ratée
et pourtant inhumainement juste
au-delà de tout exemple réussie
Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,
puis, il s’estropie, en un mouvement
de trille raté
au-delà de tout exemple
néanmoins reréussi
Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie
parvient sur cette note, sur ce doigt
énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,
qui veut la prendre en charge, donner crédit
à une partition universelle possible,
déverser d’une bande enregistrée
dans une autre
non moins mythique instrument
Une adresse ou une déclaration d’expéditeur
insistante comme bec de pic-vert,
c’est sur ce doigt que tape l’offre,
sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,
et, toujours creusant sur cette touche,
et toujours la ratant, dans la déserte
réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,
son obstination contre tout pourquoi,
son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,
ajuste, devine
Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.
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02/12/2022
Buson, Le parfum de la lune
les journées lentes
s'accumulent
si loin autrefois
le poirier en fleurs
sous la lune
une femme lit une lettre
je marche, je marche
songeant à des choses et à d'autres
le printemps s'en va
au bord du chemin
des jacinthes d'eau arrachées fleurissent
la pluie du soir
la nuit, des voix d'hommes
irriguant les champs
la lune d'été
la nuit voilée
les grenouilles brouillent
l'eau et le ciel
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,
traduction Cheng Wing fun et Hervé
Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,
68, 80, 90, 93.
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01/12/2022
Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude
Commencement
L’été, alors qu’enfant j’allais à la campagne, j’aimais franchir ce lieu interdit que nous appelions tantôt le château, tantôt les ruines, mais jamais la maison brûlée. Une vaste demeure, qui, construite en retrait de notre avenue, semblait reculer tout au fond du paysage. Le sol et les murs de plusieurs pièces de cette maison avaient été recouverts de mosaïque turquoise, vertes ou bleues, ainsi que de grands miroirs, puisque nous trouvions partout de ces éclats de feu que nous ne cessions de retourner au soleil. Tout m’apparaissait possible pour cette maison qui laissait entrer les mauvaises herbes, les chats et chiens errants, le ciel et les enfants. Elle correspondait à la maison de mes rêves. Une maison où l’intérieur et l’extérieur habitent ensemble, où les framboises poussent dans le salon. Un lieu plein d’étrangeté et où le paysage se berce doucement dans les tiroirs, où les escaliers ne mènent nulle part ailleurs que devant soi.
Les années passaient et, dans ce fouillis de mauvaises herbes, on ne voyait plus rien briller que les guêpes. Il n’y eut bientôt ni entrée ni escalier, les ruines furent rasées pour faire place à une série de maisons basses, chacune collée à un jardinet de banlieue. J’ai longtemps établi un lien entre ces ruines, les maisons en démolition du centre-ville, mon appartement brûlé de la rue Hutchinson, et la poésie. Un fil sacré qui déterminerait un périmètre dans l’imaginaire. La poésie a cette force de traversée, celle de commencer par les ruines.
Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude, éditions Trait d’union, Montréal, 2003, p. 28.
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30/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Par la pensée
Te penser
et penser à toi
et penser à toi toute entière et
penser au te-boire
et penser au t’aimer
et penser à l’espérer
et espérer et encore
et toujours plus espérer
le te-revoir-toujours
Ne pas te voir
et par la pensée
non seulement te penser
mais aussi déjà te boire
et déjà t’aimer
Et alors seulement ouvrir les yeux
et par la pensée
d’abord te voir
et puis te penser
et puis de nouveau t’aimer
et de nouveau te boire
et puis
te voir de plus en plus belle
et puis te voir penser
et penser
que je te vois
Et voir que je peux te penser
et sentir ta présence
quand bien même
je ne peux te voir avant longtemp
Quoi ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que sont pour moi tes doigts
et tes lèvres ?
Qu’est pour moi le son de ta voix ?
Qu’est pour moi ton odeur
avant l’étreinte
et ton parfum
pendant l’étreinte
et après ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que suis-je pour toi ?
Que suis-je ?
Erich Fried, Es ist was es ist, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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29/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Une nuit à Londres
Garder les mains
devant le visage
et laisser clos
les yeux
ne voir qu’un paysage
montagnes et torrent
et dans la prairie deux animaux
bruns sur le versant vert clair
qui monte jusqu’à la forêt plus sombre
Et commencer à sentir
l’herbe fauchée
et tout en haut au-dessus des pins
en cercles lents un oiseau
petit et noir
sur le bleu du ciel
Et tout
absolument paisible
et si beau
que l’on sait
que cette vie vaut la peine
parce que l’on peut croire
que tout ça existe
Erich Fried, Es ist was es ist, Verlag Klaus Wagenbach, 1983, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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28/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Une sorte de poème d’amour
Qui te désire
quand je te désire
Qui te caresse
quand ma main te cherche ?
Est-ce moi
ou les vestiges de ma jeunesse ?
Est-ce moi
ou les prémices de ma vieillesse ?
Est-ce ma rage de vivre
ou ma peur de la mort ?
Et pourquoi mon désir
devrait-il avoir du sens pour toi ?
Et que t’apporte mon expérience
qui n’a fait que m’attrister ?
Et que t’apportent mes poèmes
où je ne fais que dire
combien c’est devenu difficile
de donner ou d’exister ?
Et pourtant dans le jardin au vent
le soleil brille avant la pluie
et l’air embaume l’herbe agonisante
et le troène
et je te regarde et
ma main part à ta recherche
Attente
Ta voix lointaine
toute proche au téléphone –
et bientôt je l’entendrai de tout près
plus lointaine
parce qu’alors elle devra emprunter
le long chemin
qui mène de ta bouche à mes oreilles
en passant entre tes seins
franchir ton nombril
et le petit mont
en suivant tout ton corps
que tu regardes d’en haut
jusqu’à ma tête en contrebas
dont le visage
est enfoui entre tes cuisses soulevées
dans ta toison
et dans ton ventre
Erich Fried, Es ist was es ist, traduits de l’allemand par Chantal Tanet et Michael Hohmann
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27/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Merci et pardon
(50 ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler)
Beaucoup trop accoutumés
à hocher la tête d’indignation
devant les crimes
de l’époque de la croix gammée
nous oublions
d’être un peu reconnaissants
à nos prédécesseurs
pour ce que leurs actions
pourraient nous aider encore
à reconnaître à temps
le forfait infiniment plus grand
que nous préparons aujourd’hui
Dankeschuld
(50 Jahre nach der Machteinsetzung Hitlers)
Viel zu gewohnt
uns vor Entrüstung zu schütteln
über die Verbrechen
der Hakenkreuzzeit
vergessen wir
unseren Vorgängern doch ein wenig
dankbar zu sein
dafür dass uns ihre Taten
immer noch helfen könnten
die ungleich größere Untat
die wir heute vorbereiten
rechtzeitig zu erkennen
Conversation avec un survivant
Qu’as-tu fait jadis
que tu n’aurais pas dû faire ?
« Rien »
Qu’est-ce que tu n’as-tu pas fait
que tu aurais dû faire ?
« Des choses et d’autres
ceci et cela :
certaines choses »
Pourquoi ne les as-tu pas faites ?
« Parce que j’avais peur »
Pourquoi avais-tu peur ?
« Parce que je ne voulais pas mourir »
D’autres sont-ils morts
parce que tu ne voulais pas mourir ?
« Je crois
que oui »
As-tu autre chose à ajouter
sur ce que tu n’as pas fait ?
« Oui : Te demander
Qu’aurais-tu fait à ma place ? »
Cela je ne le sais pas
et je ne peux pas te juger.
Il n’y a qu’une chose que je sache :
Demain aucun d’entre nous
ne restera en vie
si nous aujourd’hui
recommençons à ne rien faire
Gespräch mit einem Überlebenden
Was hast du damals getan
was du nicht hättest tun sollen ?
„Nichts“
Was hast du nicht getan
was du hättest tun sollen ?
„Das und das
dieses und jenes :
Einiges“
Warum hast du es nicht getan ?
„Weil ich Angst hatte“
Warum hattest du Angst ?
„Weil ich nicht sterben wollte“
Sind andere gestorben
weil du nicht sterben wolltest ?
„Ich glaube
ja“
Hast du noch etwas zu sagen
zu dem was du nicht getan hast ?
„Ja : Dich zu fragen
Was hättest du an meiner Stelle getan ?“
Das weiß ich nicht
und ich kann über dich nicht richten.
Nur eines weiß ich :
Morgen wird keiner von uns
leben bleiben
wenn wir heute
wieder nichts tun
Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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26/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Car
Car
il y a l’alpha
et l’oméga
Car au commencement
Car j’ai faim
Car j’ai peur
Car je suis là
Car je veux vivre
Car j’aime
Car à mi-chemin
demande
« Encore combien de temps ? »
Car à mi-chemin
demande
« A quoi bon tout ça ?»
Car à la fin
ne dira pas même
« Eh bien meurs donc »
Denn
Denn
ist das Alpha
und das Omega
Denn am Anfang
Denn ich habe Hunger
Denn ich habe Angst
Denn ich bin da
Denn ich will leben
Denn ich liebe
Denn in der Mitte
fragt
„Wie lange denn noch ?“
Denn in der Mitte
fragt :
„Wozu denn das alles ?“
Denn am Ende
wird nicht einmal sagen
„So stirb denn
Les derniers seront les premiers
Parce que les choses passées ne sont pas encore
précisément examinées, il se tourne
l’homme de conscience
vers les choses qui les ont précédées
Mais l’homme sans conscience
se sert déjà de poignées artificielles
pour se saisir des choses à venir
et de celles qui suivront
L’homme de conscience
a découvert entretemps
que la clé
qui donne accès aux choses qui les ont précédées
se trouve dans des choses antiques
qui existaient encore avant ces choses
ou plus profondément encore
au sein de leurs conditions préexistantes
Mais l’homme sans conscience
fait des progrès plus rapides. Aussi
se pourrait-il que nous tous
et également l’homme de conscience
il nous conduise
aux dernières extrémités, bien avant
que l’homme de conscience
ait remonté
aux causes premières
jusqu’aux ultimes racines du mal
qui avait rendu sans conscience
l’homme sans conscience
Die Letzten werden die Ersten sein
Weil die vorigen Dinge noch nicht
genau untersucht sind, wendet
sich der Gewissenhafte
den vorvorigen zu
Doch der Gewissenlose
übt schon Kunstgriffe, um die nächsten
und übernächsten Dinge
in den Griff zu bekommen
Der Gewissenhafte
hat mittlerweile entdeckt
dass der Schlüssel
zu den vorvorigen Dingen
in älteren Dingen liegt
die noch vor diesen Dingen waren
oder noch tiefer in deren
Vorvorbedingungen
Der Gewissenlose aber
macht raschere Fortschritte. Deshalb
wird er vielleicht uns alle
und auch den Gewissenhaften
schon zu den letzten Dingen
gebracht haben, lange bevor
der Gewissenhafte
die tiefsten Wurzeln des Übels
das den Gewissenlosen
gewissenlos werden liess
zurückverfolgt hat
bis zu den ersten Dingen
Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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24/11/2022
Julia Lepère, Par elle se blesse
Sur la rive
Je suis entre deux
Hommes comme sur un couteau j’efface
Tout. Pleine d’eux
Au milieu de ces vies qu’on cherche pour se taire
Il faudra bien que la vitesse nous
Fasse disparaître
Nous aussi
Nuée de plomb
Dans ce film pourquoi
TU à l’approche me blesse-t-il autant tu la filmes
Si lentement
Je ferme
À côté de moi quelqu’un s’endort
Je pourrais être à lui, comme à n’importe qui — un instant
Imaginer le suivre
Agitée
Et repartir
Julia Lepère, Par elle se blesse, Poésie/Flammarion,
2022, p. 51.
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23/11/2022
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux
Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau
de t’aimer comme si le silence s’était inscrit
dans la chair profondément ; et j’ai parcouru
des galeries de feuilles passionnées, des chemins
qui s’ouvraient au soleil hurlant, s’arrachant,
se râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné
de ne pas te voir apparaître, immuable,
là où l’amour naît, comme une image
au fond de l’eau !
Joan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux, traduction Silvia
Baron Supervielle, Orphée/La Différence, 1994, p. 67.
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22/11/2022
Erich Fried, es ist was es ist
Mais alors
La vie
serait
peut-être plus simple
si je ne t’avais
pas du tout rencontrée
Moins de tristesse
chaque fois
que nous devons nous séparer
moins d’appréhension
de la prochaine séparation
et de la suivante
Et pas non plus
quand tu n’es pas là
tant de ce vain désir
qui ne réclame que l’impossible
et l’immédiat
dans l’instant même
et qui ensuite
parce qu’il ne peut s’accomplir
en est troublé
et respire avec peine
La vie
serait peut-être
plus simple
si je ne t’avais
pas rencontrée
Mais alors
elle ne serait pas ma vie
Quoi ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que sont pour moi tes doigts
et tes lèvres ?
Qu’est pour moi le son de ta voix ?
Qu’est pour moi ton odeur
avant l’étreinte
et ton parfum
pendant l’étreinte
et après ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que suis-je pour toi ?
Que suis-je ?
Toi
Toi
te laisser être toi
entièrement toi
Voir
que tu n’es toi
que lorsque tu es tout
ce que tu es
la tendresse
et le sauvage
ce qui veut se détacher
et ce qui veut se blottir
Celui qui n’aime que la moitié
ne t’aime pas à moitié
il ne t’aime pas du tout
celui-là veut te tailler sur mesure
t’amputer
te mutiler
Te laisser être toi
est-ce difficile ou facile ?
Cela ne dépend pas de la dose
de calcul et de bon sens
mais de la dose d’amour
et de désir suspendu à tout –
à tout
ce qui est toi
À la chaleur
et à la froideur
à l’amabilité
et à l’obstination
à ton bon vouloir
et ton mécontentement
à chacun de tes gestes
à tes mauvais gestes
ton inconstance
ta constance
Alors cela
te laisser être toi
n’est
peut-être pas
si difficile
Erich Fried, poèmes extraits du recueil Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983 ; rééd., 2005. Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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21/11/2022
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Au feu, à l’étang, le visage couleur de la nuit,
odeur de la journée, le visage d’innocente,
de pourpre fleur, de garçon livide, de porc
blanc, de poisson roi, de sale enfant,
qui criait, au feu, à l’étang, au sumac,
à la saveur des baies et des tiges,
la morte répandue, la robe éparpillée, la salie,
tout au feu, à l’étang, les draps, les nuages autour,
autour de la cheminée, même le héros, le premier parleur
au baiser, le premier loup qui dort, au feu,
à l’étang, au parfum.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,
1980, p. 36.
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20/11/2022
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
De toi, de moi, d’où sortait la lumière ?
Dans la grande bienveillance de l’âtre profond
où je me flattais de brûler pour me découvrir
comme un rayon de flammes et m’éclairer à ma lumière,
quand celle-ci était l’amour qui sortait de moi
parce qu’il était destiné à qui j’étais voué.
Et je multipliais les feux, j’embrasais l’alentour.
Je croyais en un pouvoir d’aurore perpétuel.
(...)
Nous. Nous étions retrouvés, nous devions nous déprendre.
Et qui affirme se trompe, qui croit en soi se hausse en vain.
L’unité que je poursuivais avec nos cœurs tâtonnants,
si elle anéantit quelquefois nos limites
ce fut malgré toi, malgré moi peut-être.
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,
1987, p. 181 et 183.
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