28/06/2022
Thierry Romagné, Fruits fendus
Des grappes de raisin encore
vert comme les yeux d’une rousse
de ma connaissance
ta mère, mon fils
les pommes d’api rouges
des joues d’une femme tapie des jours
dans l’instant allongée dans l’ombre
le fruit qui tombe
le taon qui gronde
parmi les oranges désirées
et les poires noires
charnues fessues
des bords de la mer Morte
Thierry Romagné, Fruits fendus, dans
Rehauts 46-47, printemps 2021, p. 23.
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27/06/2022
Robert Desnos, Contrée
Le paysage
J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour
Ce n’est plus ce bouquet de lilas et de roses
Chargeant de leurs parfums la forêt où repose
Une flamme à l’issue de sentiers sans détours.
J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour
Ce n’est plus cet orage où l’éclair superpose
Ses bûchers aux châteaux, déroute, décompose,
Illumine en fuyant l’adieu du carrefour.
C’est le silex en feu sous mon pas dans la nuit,
Le mot qu’aucun lexique au monde n’a traduit,
L’écume dans la mer, dans le ciel ce nuage,
À vieillir tout devient rigide et lumineux,
Des boulevards sans noms et des cordes sans nœuds,
Je me sens me roidir avec le paysage.
Robert Desnos, Contrée, dans Domaine public, le point
du jour, Gallimard, 1953, p. 391.
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25/06/2022
Robert Desnos, Domaine public
L’oiseau mécanique
L’oiseau tête brûlée
Qui chantait la nuit
Qui réveillait l’enfant
Qui perdait ses plumes dans l’encrier
L’oiseau pattes de sept lieuess
Qui cassait les assiettes
Qui dévastait les chapeaux
Qui revenait de Suresnes
L’oiseau l’oiseau mécanique
A perdu sa clef
Sa clef des champs
Sa clef de voûte
Voilà pourquoi il ne chante plus.
Robert Desnos, inédit, dans Domaine public,
1953, le point du jour/Gallimard, 1953, p. 359.
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24/06/2022
Robert Desnos, Les Portes battantes
Les sources de la nuit
Les sources de la nuit sont baignées de lumière
C’est un fleuve où constamment
boivent des chevaux et des juments de pierre
en hennissant.
Tant de siècles de dur labeur
aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?
Tant de larmes, tant de sueur
justifieront-ils le sommeil sur la digue ?
Sur la digue où vient se briser
le fleuve qui va vers la nuit
où le rêve abolit la pensée.
C’est une étoile qui nous suit.
À rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,
Étoile, suivez-nous, docile,
et venez manger dans notre main.
Maîtresse enfin de son destin
et de quatre éléments hostiles.
Robert Desnos, Les Portes battantes, dans
Domaine public, 1953, le point du jour/Gallimard,
1953, p. 307.
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23/06/2022
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord
La plume — peut-être le meilleur instrument de maquillage que l’homme ait réussi à fabriquer.
Il y a un degré de tension dans le désespoir au-delà duquel on se sent libéré de tous les soucis qui nous ont conduit au désespoir — mais c’est un déclic qu’on ne peut pas soi-même provoquer. Nous ne connaissons pas les limites de notre résistance qui n’est jamais constante.
Le plus solide et le plus durable trait d’union entre les êtres, c’est la barrière.
Ils portent presque tous un masque, c’est vrai — mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est que derrière ce masque, il n’y a rien.
Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, dans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 660, 661, 665, 666.
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22/06/2022
Pierre Reverdy, Flaques de verre
Remords
Je vois le petit apprenti sur l’appareil des rigoles isolées. Je tends la main aux flaques d’eau sous l’éternelle glace perpendiculaire, trouble et où s’évaporent le col, la fissure du treillage chevelu.
Parure de sel, figure de rayons, passage secret des moules de ma main sur les fleurs décapitées, à peine filtrées au réveil, des neiges perdues dans les cimetières, dans les saisons nues, dans le corps ruisselant des larmes du crime muselé. La valse amère.
Pierre Reverdy, Flaques de verre, dsans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 497.
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21/06/2022
Pierre Reverdy, Bois vert
Cran d’arrêt
Je n’espère rien du néant
Je ne garde rien de la fête
et je n’oublie pas le présent
Auquel il me faut tenir tête
Décroche la lumière à fond
Sur cette poitrine rebelle
Plus dure que la pierre où s’épanche son sang
Je ne mens que d’un œil
Une trappe qui s’ouvre
Sur tous les espoirs interdits
Un recul plus farouche devant l’autre qui s’ouvre
Une gorge plus sourde
Au coude de la nuit
Et puis le temps et puis la lampe
Un pas qui compte sans retour
Dans la rue plus de vie plus d’aile
Sur la route plus d’avenir
De mon cœur jusqu’au fond du monde l’étouffante
épaisseur d’un mur.
Pierre Reverdy, Bois vert, dans Œuvres complètes, 2,
Flammarion, 2010, p. 445.
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20/06/2022
Pierre Reverdy, Pierres blanches
Mais rien
Un même pan ferme le coin
Où l’ai libre s’étend
Autour la corde glisse
Et l’eau monte
La pluie descend
Un homme tombe de fatigue
C’est le même qui tend la main
On saute le mur du jardin
Le ciel est plus bas
Le jour baisse
La route court
Et le vent cesse
On pourrait croire qu’il est arrivé quelque chose
Mais rien
Pierre Reverdy, Pierres blanches, dans
Œuvres complètes, 2, Flammarion, 2010, p. 255.
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18/06/2022
Marc Chodolenko, Bingo
- Seuls les esprits les plus grossiers et les plus subtils se suffisent de la simple juxtaposition des mots pour accompagner spontanément la fugue du sens, nous sommes obligés d’avoir souvent recours à une forme plus complexe de la métaphore ; sans être toujours conscient du risque que nous prenons, en sautant d’un genre à l’autre, d’obliger la teneur du second terme à submerger le contenu du premier lorsque, par exemple, nous mettons notre raison au contact de la lumière.
Marc Chodolenko, Bingo, P. O. L, 2022, p. 29.
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17/06/2022
Raymond Queneau, Un enfant a dit
Une main
Une main traverse la porte
mince mince à en souffrir
d’autres mains jouent aux cartes
là-bas là-bas dans les airs
d’autres encor désertent
la grand’ ennui du ciel
Raymond Queneau, Un enfant a dit,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 101.
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16/06/2022
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
C’était le lendemain
Je suis arrivé le matin c’était trop tard
il y avait de la rouille autour de l’évier
le poids du poêle pesait sur le parquet
ça des gondolait même les tuiles il était trop tard
je n’aurais pu redresser tout ça même avec
des cabestans des poulies des objets dont je ne connais
pas le mot qui les désigne et que je ne saurais utiliser
efficacement
les champignons poussaient sur la faïence de la
vaisselle
la vaisselle croupissait dans la paille des fauteuils
les fauteuils s’endormaient sur le poil des ténèbres
les ténèbres mâchaient le chouigne gueumme des morts
je suis arrivé trop tard c’était le lendemain
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline ; Pléiade/
Gallimard, 1989, p. 281.
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15/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Les Ziaux
les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi
tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noires, yeux d’estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit
eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.
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14/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Il pleut
Averse averse averse averse averse averse
pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !
gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau
parapluie ô parapluie ô paraverse ô !
paragouttes d’eau paragouttess d’eau de pluie
capuchons pélerines et imperméables
que la pluie est humide et que la pluie mouille et mouille !
mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau
et que c’est agréable agréable agréable de pluie et de gouttes
d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides
tout humides d’averse et de pluie et de gouttes
d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte
pour protéger les pieds et les cheveux mouillés
qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser
à cause de l’averse à cause de la pluie
des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse
cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 31.
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13/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
L’homme du tramway
Cet homme qi marche le long du quai la nuit
le long de la Seine entre Asnières et Courbevoie
cet homme dans l’ombre à chaque instant fuit
suit son chemin droit et sa courbe voie
cet homme a mal aux pieds — misère
et la fatigue ligote ses épaules
cet homme danse chacun de ses pas
longs comme des nuits d’hiver
depuis une heure le tram ne roule plus
cet homme mesure des kilomètres
à l’épaisseur de ses semelles
il marche la nuit dans cette rue
sa maîtresse l’attend fille peu respectable
elle traîne aux ruisseaux se repaît de bouchers
et son temps se mesure à sa chambre insatiable
qui loge maintenant un homme du tramouai
il doit fuir au matin les yeux fort marmiteux
et reprendre la route vers le dépôt sonore
et pendant que la belle dans le pieu dort encore
il soupire qu’il est doux d’être aimé.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Si tu t’imagines,
Gallimard, 1952, p. 123-124.
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11/06/2022
Constantin Cavafy, Il est venu pour lire : deux versions
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux ou trois volumes sont entrouverts, des historiens, des poètes. Mais à peine a-t-il lu pendant une dizaine de minutes, puis il y a renoncé. Il somnole sur le canapé. Il se consacre entièrement aux lettres, mais il a vingt-trois ans et il est très beau. Et, cet après-midi, l’amour a passé sur son corps parfait, sur ses lèvres. La passion a pris possession de cette chair tout imprégnée de beauté, sans inepte pudeur quant au genre de jouissance.
Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par M. Y. et Constantin Dimaras, Gallimard, 1958, p. 203.
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux, trois volumes
sont ouverts : historiens et poètes.
Mais à peine eut-il lu, dix minutes,
qu’il les abandonna. Sur le canapé il somnole.
Il appartient entièrement au monde des livres —
mais il a vingt-trois ans et il est très beau ;
et cet après-midi l’amour a passé
dans sa chair superbe, sur ses lèvres.
Dans sa chair, toute de beauté,
la chaleur amoureuse a passé ; sans qu’une pudeur
ridicule le retienne sur la nature du plaisir...
Constantin Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,
Les Belles-Lettres, 1977, p. 169.
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