24/04/2022
Edmond Jabès, Le Soupçon Le Désert
Le mensonge des origines
L’origine ne serait, peut-être, que la brûlure de son effacement
J’ai vécu à des époques différentes de notre histoire, depuis des siècles. J’ai oublié les lieux où j’ai séjourné, comme ceux que j’ai seulement traversés.
Je n’ai retenu, de mon passé, que quelques phrases prises dans des livres introuvables, que quelques rares paroles, prononcées, peut-être, par moi-même où gardées secrètes.
À mesure que ma mémoire me les restitue, ma plume s’en empare.
« Qui suis-je ? — Autant demander au miroir de répondre de l’univers qui s’y mire », avait écrit reb Abet.
Nous étions assis l’un près de l’autre. Il faisait déjà presque noir dans la chambre. Elle s’est levée, m’a dévisagé un moment comme si elle ne me reconnaissait plus, puis elle est partie sans prononcer un mot.
Mes lèvres conservent le goût de ses lèvres. Je ne puis ignorer qu’elle a existé, que j’existais.
Edmond Jabès, Le Soupçon Le Désert, Gallimard, 1978, p. 28.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jabès Edmond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : edmond jabès, le soupçon le désert, le mensonge des origines | Facebook |
22/04/2022
Michel Deguy, Figurations
10 h
Au point qu’implique le poème
Mire je t’attends partout
-
-
-
-
-
- Quand je prends soin de mon amour
-
-
-
-
Il se moque de moi —
Les hortensias préfèrent la maison
-
-
-
-
-
- Je lui décris la vie avec exactitude —
-
-
-
-
Les arbres autour imitent le sentier
La sève est la taupe du ciel
Rotule d’arbre et du reflet
Ici s’animait la vie faite
De nuage de sable et d’eau
Un couloir brille où l’aquarelle
Suffit à porter le bateau Ici
Galerie comme une main s’achève
Ou quelque extrémité d’encre trace
De gauche à droite ici
Condensé, alcôve, le signe de la terre
Ressource du mariage
C’est le visible
Aveuglément choisi
Michel Deguy, Figurations, Gallimard, 1969, p. 69.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Deguy Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel deguy, figurations, poème, v ie, visible | Facebook |
21/04/2022
Michel Deguy, Figurations
Haïku du visible
Un L’équidistant. Lui le lucide
L’impartial quand la terre dormeuse
Se retourne vers lui
Deux La coque azur
Incrustée d’arbres sous la ligne de pendaison
L’air qui cède à l’oiseau
Qui s’efface
Trois Le treillis le réseau le tamis
Le nid d’intervalles
Un feu de paille aussi longtemps que le soleil
Et ces murs une piste de plantigrades
Murs tracés à coups de griffes
Et debout comme un moulage de combat
Quatre L’eau bien épaisse bien ajointée
L’eau remplie remplissant
L’eau sans jour sur le poisson mouillé
Et la terre comme fonds la recouverte la patiente
L’implicite
Michel Deguy, Figurations, Le Chemin, Gallimard,
1969, p. 86.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Deguy Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel deguy, figurations, haïku du visible | Facebook |
20/04/2022
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île
Ici
Ici les maisons cessent comme au bord de l’eau
La rue arpente les labours
Le flux de blé monte jusqu’au trottoir
Les femmes sont chez elles
Usant le jour et la lessive
Les pierres leur sont familières
Elles choisissent un vent propice
Les hommes à droite partent en terre
Ils retournent au champ lointain
Jeter leur filet de fer dans la glaise
Je suis venu pour rassembler
Le port où meurt la houle des sillons
La jetée des rives de Loire
Et la lisière humaine de la mer
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île,
Le Chemin, Gallimard, 1961, p. 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Deguy Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel deguy, poèmes de la presqu'île, ici, homme, femme | Facebook |
19/04/2022
Michel Deguy, Donnant Donnant
Jaculatio tardiva
Et il ne suffirait pas que je dise à celles-ci
Fais comme si tu m’aimais Montre toi montre moi
Tes Dombes ton Rhin tes Seine ton Ombrie
Comme Ronsard faisait son chant de son chantage
Pour de l’argent le sein des seins
La toison de cendre le centre de la terre
Faute de toi les mots ne s’assembleraient pas
Fais ma croissance Sans tes pores le pli n’est jamais pris
Je ne peux même pas sans ton échine ton antenne
Dire le temps sans la clepsydre de ton sang
Comme nous disons Allume la lumière
Je leur dirais Donne de la mémoire
Avec tes lombes ton sein tes saignées tes ombres
Il y a à coir aussi sur tes paupières
Michel Deguy, Donnant Donnant, Gallimard, 1981, p. 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Deguy Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel deguy, donnant donnant, jaculation tardiva | Facebook |
18/04/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues
103e Chorus
-
-
-
-
- Mon Père dans le rouge de la basse ville
- Se promenant comme une ombre
- D’encre noire, avec chapeau, hochant la tête,
- Dans les lumières immémoriales de nos rêves.
- Car j’ai depuis rêvé de Lowell
- Et de l’image de mon père,
- Chapeau de paille, journal dans la poche,
- Sentant l’alcool, cirages-coiffeur,
- Est l’image de l’Homme Ignorant
- Se hâtant vers sa destinée qui est la Mort
- Quoiqu’il le sache.
- C’est pourquoi ils appellent Santé,
- une bouteille, un verre, une rasade,
- Une Coupe de Courage.
- Les hommes savent que le brouillard n’est pas leur ami —
- Ils sortent des champs et mettent leurs manteaux
- Ils deviennent des hommes d’affaires et meurent rassis
- La même mort rassise et écœurante
- Ils auraient pu mourir à la campagne
- Collines de fumier
- Mes souvenirs de mon père
- dans la basse ville de Lowell
- homme en carton marchant
- dans les lumières perdues
- faits de la même matière vide
- que mon père dans sa tombe.
- Jack Kerouac, Mexico City Blues, traduction
- Pierre Joris, Poésie/Gallimard, 2022, p. 119.
-
-
-
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack kerouac, mexico city blues, père, alcool, mort, ombre | Facebook |
17/04/2022
Franco Fortini, Une fois pour toutes
Le faux vieillard, VI
Le canard palmé, tu vois comme il va
tout huilé sur le petit lac ?
Le petit
Norbert renifle le fer de la balustrade.
Ce soir ressemble à beaucoup d’autres soirs.
Au sommet des arbres
où très fine commence la brume
les sons de la ville
se rassemblent et virent au large.
Un merle passe, portant dans le bec
une brindille et une herbe minuscule.
Qu’est-ce que nous faisons ici.
Franco Fortini, Une fois pour toutes, traduction
Bernard Simeone et Jean-Charles Vegliante,
Fédérop ? 1987, p. 87.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : franco fortini, une fois pour toutes, le faux vieillard | Facebook |
15/04/2022
Anna Aaynoglou, L'être qui marche
L’être qui marche
Tu ne seras pas comme ceux
qui sur leurs roues, dans leurs machines
font abstraction
-
-
-
-
-
-
-
- toi tu seras l’être qui marche
-
-
-
-
-
-
nue
tu ressentiras tout, entendras tout
sans pouvoir te soustraire
Telle, tu seras marquée
par le besoin du beau, du doux
Telle, tu choisiras avec un soin extrême
plus que ton nid ton aire
en te gardant de la proximité
des voies, courants violents
qui lessivent et recrachent
des creux, carrelés de point en point
où rien — ni eau chaleur
n’est absorbé
Prends garde pourtant
à ne pas rechercher
une quiétude stérile
tu es née pour être traversée
Anna Ayanoglou, dans Europe,
avril 2022, n°1116, p. 296-297.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anna ayanoglou, l'être qui marche, nid, nue | Facebook |
14/04/2022
Emily Dickinson, Je cherche l'obscurité
Elle ne s’élève pas plus haut la Tombe
Pour les héros que pour les Hommes —
Elle n’est pas plus proche pour l’Enfant
Que pour le Septuagénaire engourdi —
Ce dernier Repos berce aussi bien
Le Mendiant et sa Reine
Séduis ce Démocrate
Un Après-midi d’Été —
Emily Dickinson, Je cherche l’obscurité,
traduction François Heusbourg, éditions
Unes, 2021, p. 97.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Dickinson Emily | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emily dickinson, je cherche l’obscurité, tombe, égalité devant la mort | Facebook |
13/04/2022
Carl Norac, Un dans l'innombrable
Que dis-tu ? Was zegt u ?
Au bout du jardin il y a la frontière
Les cousins attendent
Et patientent dans une autre langue que la mienne.
Nous parlons avec nos mains,
juste avant que nos rires ne deviennent des phrases.
Sans flux de paroles il faut inventer un jeu.
C’est en courant que nous le trouvons.
Jusqu’au soir malgré ronces, roses,
aubépines, nous jouons à traverser la frontière,
dans un sens puis dans l’autre,
sans compter les passages, ni les obstacles
Au bout d’un moment, ni héros de papier,
ni surtout conquérant de rien,
les cousins et moi, sans l’air d’y toucher,
nous le sentons bien
ce pouvoir soudain de dessiner,
à notre façon,
l’autre part libre du paysage.
Carl Norac, "Un dans l’innombrable", dans la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 30.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl norac, "un dans l’innombrable, frontière, étranger | Facebook |
12/04/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues
79° Chorus
Histoire de quoi
(Histoire d'enfance)
En descendant
le boulevard
Contemplant le suicide
Je me suis assis à une table
Et à ma grande surprise
Mon ami faisait l'idiot
à une table
Et à haute voix
Et voici le résultat
De ce qu'il dit.
Faites votre choix
Finit dans une situation
`Tellement fâcheuse
Vous n'saurez quoi faire de vous-mêmes
Vivre ou mourir.
Jack Jerouac, Mexico City Blues, traduction
Pierre Joris, Poésie/Gallimard, 2022, p. 95.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack jerouac, mexico city blues, vivre, mourir | Facebook |
11/04/2022
Jean-Paul Demoule, Homo migrans
L’invention de l’agriculture et de l’élevage, ce qu’on appelle en Eurasie le « néolithique », allait bouleverser l’équilibre écologique de la planète. Pourquoi est-elle intervenue précisément à ce moment -là, à partir de 100 000 ans avant notre ère ? Deux facteurs ont été réunis. D’une part, la dernière période glaciaire, celle appelée Würm en Europe occidentale et Wisconsin en Amérique du Nord, s’est achevée et a donc apporté des conditions nettement plus favorables à la domestication des plantes. Un climat froid régnait en effet sur la Terre depuis environ cent mille ans. Mais lors du précédent interglaciaire, entre -130 000 et -115N 000 ans avant notre ère, Sapiens n’en avait pas pour autant inventé l’agriculture. Car il manquait un autre facteur favorable : une complexité croissante du cerveau humain et de ses facultés d’invention et d’adaptation.
Jean-Paul Demoule, Homo migrans, De la sortie de l’Afrique au grand confinement, Payot, 2022, p. 41.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul demoule, homo migrans, de la sortie de l'afrique au grand conginement | Facebook |
10/04/2022
Georges Didi-Huberman, Gestes de l'air et de pierre
La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués (1). Il s’agit de l’accentuer. De l‘éclairer — fugitivement, lacunairement — par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. De lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre, qui se referme, au fond qui se retourne à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme : souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.
(1) Lacan, « Télévision » (1971), Autres écrits, Paris, Le Seuil, 200, p. 109.
Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, éditions de Minuit, 2005, p. 9.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges didi-huberman, gestes d’air et de pierre, vérité | Facebook |
09/04/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues
83e Chorus
Ne les appelle-t-on pas
cat men
Ceux qui l’jouent
Sur la trompette
L’orgasme
De la lune
Et Juin
J’les appelle
ces choses chats
"Vraiment marrant
çui-là"
William
Carlos
Williams
Jack Kerouac, Mexicco City Blues, traduction
Pierre Joris, Poésie/ Gallimard, 2022, p. 99.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack kerouac, mexico city blues, trompette, jazz | Facebook |
07/04/2022
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Un poète, parfois, peut écrire en français.
Les bourgeois, ce sont les autres.
Insupportable comme un homme qui vous parle du « divin Virgile ». Ah ! elle est bien là toute entière la tradition ! Honore ton père et ta mère, et Virgile.
Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.
La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 51, 51, 55, 57, 73.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Renard Jules | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules renard, journal, poète, bourgeois, mépris | Facebook |