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24/02/2022

Cédric Demangeot, Obstaculaire

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Mes yeux

pensent à côté de moi.

 

Ma poitrine

s’enfonce

sans fin  

dans le vide

qu’en s’enfonçant elle creuse

au fond de mon effondrement.

 

Mes épaules

me cherchent.

 

Ma bouche

m’insulte et me tait.

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire, L’Atelier contemporain, 2022, p. 30.

22/02/2022

Joseph Joubert, Carnets, II

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Ils se tiennent aux portes et ne voient que les barreaux.

 

La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.

 

La vie entière est employée à s »’occuper des autres ; nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.

 

Qui est-ce qui pense pour le seul plaisir de penser ? qui est-ce qui examine pour le seul plaisir de savoir ?

 

Tous ceux enfin pour qui le style n’est pas un jeu, mais un travail.

 

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 95, 100, 100, 117, 118.

21/02/2022

Joseph Joubert, Carnets, II

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Le commun (dans les arts) est ce qui ne parle qu’aux sens.

 

On se ruine l’esprit à trop écrire. — On le rouille à n’écrire pas.

 

Il faut savoir entrer dans les idées des autres et il faut savoir en sortir. Il faut savoir sortir des siennes et il faut savoir y rentrer.

 

Ce que l’homme ne connaît que par sentiment, on ne peut l’expliquer que par l’enthousiasme.

 

Il y a beaucoup de défauts qu’on n’a jamais quand on est tout seul ou seulement en tête à tête. Aussi ne peut-on les apercevoir que dans les cercles ou assemblées.

 

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 57, 58, 62, 81, 87.

20/02/2022

Joseph Joubert, Carnets, II

   

                              joseph joubert,carnets,ii,mot,écrir,jugement

— Et qui n’aiment ce qui est bien que lorsque cela exprime ce qu’ils pensent.

 

Tous ces écrits dont il ne reste, comme du spectacle d’un ruisseau (roulant quelques eaux claires sur de petits cailloux) que le souvenir des mots qui ont fui.

 

À quelle quantité peut s’élever le nombre de bons livres qu’on peut faire dans une langue ?

 

Voir du monde, c’est juger les juges.

 

Tous les beaux mots sont dans la langue. Il faut savoir les y trouver.

 

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 44, 44, 50, 54, 55.

19/02/2022

Joseph Joubert, Carnets, II

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Écrire avec l’esprit et la pensée. Ce qui est écrit ainsi paraît d’abord plus lumineux.

 

Montesquieu : il dictait ce qu’il se souvenait d’avoir pensé. Ainsi, tous ces menus remplissages qui font plaisir à la lecture, mais dont la mémoire fait peu de cas ne se trouvent point dans ses écrits.

 

« L’art est de cacher l’art » Oui, dans tout ce qui doit ressembler à la nature. Mais n’est-il rien qui doive ressembler à l’art et par conséquent le montrer ?

 

            

Mes idées ! C’est la maison pour les loger qui me coûte à bâtir.

 

— et combien de bonnes idées viennent dans un grenier à rats — quand il fait mauvais temps.

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 33, 34, 36, 37, 43.

18/02/2022

Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits

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                  [L’un d’eux se dressa]

 

L’un d’eux se dressa plus que les autres, s’incurva, s’enfouit.

 

Quelquefois il y a un bruit continu d’un moteur d’un chantier. Un bruit variable à cause seulement du vent qui passe sur le bruit du moteur.

 

Cela venait de temps à autre, toujours brutalement par à-coups, toujours de cette manière, pour cette raison n’avait plus d’intérêt.

 

Quelquefois, cela se prépare pendant des années.

 

Cela vient soudain, se répète, apparaît brutalement, cela n’apparaissait pas et, brutalement, cela revient régulièrement.

 

Quelquefois, l’un d’eux monte légèrement plus que les autres puis s’abaisse jusqu’au sol, puis il reprend sa place.

 

Elles vont et viennent depuis un certain temps sans conséquences, puis, au bout d’un certain temps à aller et venir ainsi un certain temps, elles cessent de tourner sans conséquences, elles se rapprochent.

 

Quelquefois le temps de venir vient, les très nombreuses viennent alors toutes en même temps.

 

Ce qui apparaissait toujours en approchant près, soudain, recule, recule et n’apparaît plus.

(...)

 

Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, P. O. L, 2022, p. 379-380.

17/02/2022

Pierre Vinclair, L'Éducation géographique

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je vois deux stratégies d’écriture : tenter

vénérant la littérature, une Aufhebung

dans un livre total dont quelque qualité

         littéraire (arrêtée par un secret

 

décret de qui ?) produira quoi ? l’admiration

plutôt que le salut dont nous aurions besoin,

un dédommagement des quinze années perdues

         à donner une forme à ce machin ;

 

ou plus modestement, passer quelques minutes

à écrire un sonnet sans plus de raison d’être

         qu’un pensum affranchi par sa musique,

 

amusé, amusant avant de regagner

le cimetière des ratés prétentieux

         qu’on vénère au rayon littérature.

 

Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.

16/02/2022

Pierre Vinclair, L'Éducation géographique

             

pierre vinclair,l’Éducation géographique,mémoire

        

(...) je continue dans l’escalier de la mémoire, je me perds dans les salles, je ne sais plus si je descends ou si je monte et c’est un laytinthe, ou si je coule et c’est un océan de vieilles épaves aux vaisselles brisées, céramique pillées, aux motifs effacés,

                  je me cogne à ce mur

 

                  vertical comme un texte

                  une page sans parole

                  livré comme un meuble IKEA

                                qu’il faut monter

 

                  (je ne te demande pas

                  de contempler ce que je dis

                  mais d’obéir, au fond :

 

                  rappelle-toi la voiture

                  sur l’autoroute

                  c’est le mois de novembre

 

                  les paysages quelconques

                  que personne ne peint

                  défilent sous les roues

 

                  la traite négrière et la peinture

                  sont terminées depuis longtemps

 

                  je ne sais plus où l’on pourrait

                  trouver des traces de cela).

 

Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion

2022, p. 46.

 

15/02/2022

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

 

           

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    Aphorismes sur le modernisme

 

L’émotion regarde la vie sous un verre grossissant.

 

L’ironie est le râle de l’émotion.

 

La morale a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.

 

Le christianisme s’est développé parce que sa doctrine donnait belle allure à ses échecs.

 

Les anarchistes en arts en sont les aristocrates immédiats.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & autres écrits, NOUS, 2022, p. 47, 48, 48, 48, 49.

14/02/2022

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

                         

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                      Notes sur l’existence

 

Il importe peu que dans notre propre situation nous ayons pu voyager un million de kilomètres dans cette dimension désolée — l’intériorité. Notre personnalité visible, laquelle borne les confins de l’égo, quoiqu’apparemment étant ce que nous devons être, existe de fait là où nous y renonçons. Notre personnalité visible demeure un mannequin changeant, composé par hasard.

 

Le passé est mort telle une superstition dépassée, une momie au milieu de physionomies effritées dans la poussière de laquelle, des temps à autre, un grain s’incruste dans l’œil de la mémoire.

(...)

La guerre n’a laissé aucune trace en nous à l’exception de la disgrâce que quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leur fils alors qu’elles auraient dû savoir comment mieux les élever.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction Olivier Apert, NOUS, 2022, p. 55 et 57.

12/02/2022

Paul de Roux, Entrevoir

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                L’enfance

 

La nuit dans les grands arbres on entendait le vent

ou pour ainsi dire rien, et c’était pire :

comme un bruit de pas trop près des murs

puis escaladant la façade — est-ce possible ?

Les volets sont fermés

la lourde porte verrouillée

mais la peur tombe en piqué sur le cœur

qui bat soudain plus fort que tout.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 143.

11/02/2022

Paul de Roux, Entrevoir

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                Hiver s’écarte

 

Comme un bateau à l’amarre détachée,

doucement, irrésistiblement, l’hiver s’écarte

— déjà absent, encore présent ? qui le sait ?

En ville on ne sait que des signes, rien encore

de l’éclat des fleurs, de la douceur

du bourgeon qui s’ouvre et un moment

n’est ni bourgeon ni feuille : naissance.

Les nuages passent, caravane

avec ses nouvelles des climats inconnus,

des campagnes et des fleuves lointains

— caravane qui ne s’arrête pas, peut-être

n’apprend rien — puis le ciel est bleu,

seuls les oiseaux sont en accord avec lui

— en nous quelque chose qui ne bouge plus

facilement, qui reste posé là

comme un colis abandonné : sentiment

d’être seul au monde à ne pas reverdir.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 279.

09/02/2022

Franz Kafka, Lettres à Felice, II

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Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse je les attirai hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà souvent été bien près de maudire mon existence. Par la  suite ils sont quand même venus de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fiers d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient mais on  ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées (...).

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.

08/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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[La jeunesse] ne sait plus comment se tenir devant la déconfiture des aînés. Comment faire se dit la jeunesse pour se débarrasser des idées vieilles qui nous pourrissent la tête. L’idée vieille a gonflé en nous. Elle a poussé comme un poireau. Elle a fait cette nécrose au sein de notre devenir jeune. Cette boule nécrosée au centre de nos esprits. Elle a fait que nous ne voyons plus l’essence et la force des choses. Il nous faut supprimer la nécrose des âges. Il nous faut se débarrasse un bon coup de cette mauvaise herbe qui a poussé entre nous et les générations. Les générations de têtes pourries qui nous regardent. Les générations avariées par la paresse, l’avidité, le confort, la luxure, le prêt-à-porter, les consommations modernes. Nous n’allons pas nous payer de mots. Nous allons raviver le feu qui couve en nous depuis des siècles.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L ; 2022, p. 21.

07/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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Petit Jésus est nostalgique des premiers instants qu’il vit mais qu’il ne connaît pas. Il st nostalgique de la vie qui pousse sans s’arrêter. La vie pousse devant lui et autour de lui, partout la vie elle pousse et elle ne s’arrête jamais et pourtant il lui semble qu’elle n’est que mort. La vie elle ne s’arrête jamais pour échapper à la mort, mais en réalité c’est parce qu’elle continue qu’elle est dans la mort, c’est ce que petit Jésus pense, car petit Jésus pense que la vie c’est la nostalgie, c’est-à-dire le moment où tout s’arrête. La vie, c’est le moment où l’on voudrait tout noter de la vie et qu’on ne peut pas, on ne peut pas noter la vie qu’on vit pense alors petit Jésus, et petit Jésus voudrait accrocher la vie pour pouvoir tout goûter des moments qu’il est en train de vivre, ce qu’il vit file à toute allure, elle file de partout tout autour du petit Jésus la vie.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L, 2022, p. 113-114.