18/06/2022
Marc Chodolenko, Bingo
- Seuls les esprits les plus grossiers et les plus subtils se suffisent de la simple juxtaposition des mots pour accompagner spontanément la fugue du sens, nous sommes obligés d’avoir souvent recours à une forme plus complexe de la métaphore ; sans être toujours conscient du risque que nous prenons, en sautant d’un genre à l’autre, d’obliger la teneur du second terme à submerger le contenu du premier lorsque, par exemple, nous mettons notre raison au contact de la lumière.
Marc Chodolenko, Bingo, P. O. L, 2022, p. 29.
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17/06/2022
Raymond Queneau, Un enfant a dit
Une main
Une main traverse la porte
mince mince à en souffrir
d’autres mains jouent aux cartes
là-bas là-bas dans les airs
d’autres encor désertent
la grand’ ennui du ciel
Raymond Queneau, Un enfant a dit,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 101.
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16/06/2022
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
C’était le lendemain
Je suis arrivé le matin c’était trop tard
il y avait de la rouille autour de l’évier
le poids du poêle pesait sur le parquet
ça des gondolait même les tuiles il était trop tard
je n’aurais pu redresser tout ça même avec
des cabestans des poulies des objets dont je ne connais
pas le mot qui les désigne et que je ne saurais utiliser
efficacement
les champignons poussaient sur la faïence de la
vaisselle
la vaisselle croupissait dans la paille des fauteuils
les fauteuils s’endormaient sur le poil des ténèbres
les ténèbres mâchaient le chouigne gueumme des morts
je suis arrivé trop tard c’était le lendemain
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline ; Pléiade/
Gallimard, 1989, p. 281.
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15/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Les Ziaux
les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi
tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noires, yeux d’estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit
eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.
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14/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
Il pleut
Averse averse averse averse averse averse
pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !
gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau
parapluie ô parapluie ô paraverse ô !
paragouttes d’eau paragouttess d’eau de pluie
capuchons pélerines et imperméables
que la pluie est humide et que la pluie mouille et mouille !
mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau
et que c’est agréable agréable agréable de pluie et de gouttes
d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides
tout humides d’averse et de pluie et de gouttes
d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte
pour protéger les pieds et les cheveux mouillés
qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser
à cause de l’averse à cause de la pluie
des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse
cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,
Pléiade/Gallimard, 1989, p. 31.
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13/06/2022
Raymond Queneau, Les Ziaux
L’homme du tramway
Cet homme qi marche le long du quai la nuit
le long de la Seine entre Asnières et Courbevoie
cet homme dans l’ombre à chaque instant fuit
suit son chemin droit et sa courbe voie
cet homme a mal aux pieds — misère
et la fatigue ligote ses épaules
cet homme danse chacun de ses pas
longs comme des nuits d’hiver
depuis une heure le tram ne roule plus
cet homme mesure des kilomètres
à l’épaisseur de ses semelles
il marche la nuit dans cette rue
sa maîtresse l’attend fille peu respectable
elle traîne aux ruisseaux se repaît de bouchers
et son temps se mesure à sa chambre insatiable
qui loge maintenant un homme du tramouai
il doit fuir au matin les yeux fort marmiteux
et reprendre la route vers le dépôt sonore
et pendant que la belle dans le pieu dort encore
il soupire qu’il est doux d’être aimé.
Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Si tu t’imagines,
Gallimard, 1952, p. 123-124.
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11/06/2022
Constantin Cavafy, Il est venu pour lire : deux versions
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux ou trois volumes sont entrouverts, des historiens, des poètes. Mais à peine a-t-il lu pendant une dizaine de minutes, puis il y a renoncé. Il somnole sur le canapé. Il se consacre entièrement aux lettres, mais il a vingt-trois ans et il est très beau. Et, cet après-midi, l’amour a passé sur son corps parfait, sur ses lèvres. La passion a pris possession de cette chair tout imprégnée de beauté, sans inepte pudeur quant au genre de jouissance.
Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par M. Y. et Constantin Dimaras, Gallimard, 1958, p. 203.
Il est venu pour lire
Il est venu pour lire. Deux, trois volumes
sont ouverts : historiens et poètes.
Mais à peine eut-il lu, dix minutes,
qu’il les abandonna. Sur le canapé il somnole.
Il appartient entièrement au monde des livres —
mais il a vingt-trois ans et il est très beau ;
et cet après-midi l’amour a passé
dans sa chair superbe, sur ses lèvres.
Dans sa chair, toute de beauté,
la chaleur amoureuse a passé ; sans qu’une pudeur
ridicule le retienne sur la nature du plaisir...
Constantin Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,
Les Belles-Lettres, 1977, p. 169.
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10/06/2022
Constantin Cavafy, janvier 1904 : deux versions
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier
où je m’attarde à recréer par la pensée
les lointains instants : je te retrouve,
j’entends tes derniers mots, j’entends les premiers.
Nuits désespérées de janvier,
lorsque la vision fuit, me laissant seul.
Qu’elle s’évanouit vite !
plus d’arbres, de rues, de maisons de lumières ;
ton corps fait pour l’amour s(éteint, il se dissipe.
Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno
Roy, Fata Morgana, 1978, np.
Janvier 1904
Ah ! ces nuits de janvier !
Quand je revis par la pensée
Les instants où je t’ai rencontré,
Que j’entends nos dernières paroles, et aussi les premières.
Ces nuits désespérées de janvier,
Quand la vision se dissipe et m’abandonne...
Comme elle a hâte de disparaître !
Les arbres, les rues, les maisons, les lumières, tout s’en va,
De même que ton visage aimé qui s’estompe et se perd.
Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos et
Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1991, np.
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04/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Les dieux sont courroucés sur l’Ukraine, il tonne,
ça résonne tout le long de la frontière cernée
de saules et de bouleaux, deux tristesses, deux détresses
— pousser malgré l’eau des marais et la terre sableuse
parmi les tombes d’outre-tombe (terre et ombre)
d’outre-rivière en son temps signataire
du pacte sinueux germano-soviétique —,
les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie
ont repris leur élévation vers le ciel
bleu égaré, vieille antienne
évanouie finalement après qu’on est passé clore
le sujet comme on clôt l’incident de toute une vie,
ne sachant si les tombes affalées
parmi les Versgissmeinnicht et les orties
avaient appartenu un temps au camp
des assaillants, des réfugiés, ni de quel
pays démantelé l’hiver fut recomposé,
ni
de quel bois les souvenirs se chauffent.
Bang
dans un jardin planté de croix
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 131.
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03/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière-
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève,
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l’impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore au mur, semblant redire : passant,
nous allons mourir et personne n’en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l’ombre.
passage à découvert
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 121.
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02/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Accroché au linge comme on s’agrippe aux livres,
il met en route une machine à laver,
le ronronnement lui fait une présence,
à lessiver on ne sait quel affront du sort,
dans le virage accélérant le mouvement qui
sépare avenir et passé, eau claire et eau usée,
partagés par on ne sait quel hasard,
aléa de la vie centrifuge en allée ailleurs,
hors de son cœur à l’étroit dans sa cage
inapte à contrer l’air qui hésite à sortir,
entrer, redire ce qui le chiffonne, tout ce qu’il ne sait
pas faire, perplexe — choix des textiles, cotons délicats,
vie en couleurs, vie synthétique, mélange,
autres fibres —, on croirait, ces grands draps, des pagnes,
des saris, des sarongs, des toges, tout un monde
de paréos mis à sécher aux fenêtres
au motif qu’il fait beau dehors avec vue sur cour,
Paris, les toits, la rue, autres perspectives.
tambour à l’essorage
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 19.
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01/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Le lent croquis du jeune homme mort
ne rend pas les couleurs exactes,
n’ayant retenu la vie, la parole, ni le souffle,
lui, nature morte à présent sur le mur
d’une pension, gravure ancienne,
par mimétisme aura pris la pâleur du lit,
la bouche un peu sépia comme on expire,
surpris à son tour de l’approcher si vite,
la mort à Córdoba lorsqu’on s’allonge,
croyant l’attendre longtemps, fenêtre ouverte,
et que le vent rapporte avec le gong
on ne sait d’où, quelle époque,
un souvenir tombal :
Or, dans un lit d’Espagne, acquitté,
j’étais seul, les yeux rivés au mur,
aucune trace dans le sang, coupé de tout
lien, alcool, à débattre cet aquilon
qui gonfle sous ses fleurs le linceul de la
chambre et cambre le volet vide
au cœur.
dans un tableau d’Espagne
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 73.
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31/05/2022
Jila Mossaed, Le huitième pays
J’écris
Je saisis les mots
comme Robinson Crusoé
quand il trouvait de petites choses
J’emporte les mots dans ma grotte
comme un animal affamé
J’y ai là une mère qui attend
Lui montre les mots
Nous jouons avec comme deux petites filles
Nous les rinçons de leur poussière étrangère
nous nous épanouissons avec eux
Je récite mes poèmes et les prononce de telle sorte
que tous dans la grotte puissent les comprendre
Jila Mossaed, Le huitième pays, Le Castor Astral, traduction du suédois Françoise Sule, 2022, p. 51.
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30/05/2022
Pierre Chappuis, La nuit moins profonde
Que ne nous sépare pas
Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.
Ce que nous étions, ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs montaient à la tête.
Un courant de transparence, insensiblement, nous porte ; aurore, démarcation nulle.
Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p.65.
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27/05/2022
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXIV
L’éducation
Landon et César, frères dans l’origine,
Venaient de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
À deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l’un les forêts, l’autre la cuisine.
Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom ;
Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon :
Son frère, ayant connu mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :
Landon négligé témoignait sa tendresse
À l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tournebroches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin , le temps, tout fait qu’on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
Ô combien de Césars deviendront Laridons !
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXI, préface
Yves Le Pestipon, édition Jean-Pierre Collinet,
Pléiade/Gallimard, 2021, p. 177.
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