15/04/2022
Anna Aaynoglou, L'être qui marche
L’être qui marche
Tu ne seras pas comme ceux
qui sur leurs roues, dans leurs machines
font abstraction
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- toi tu seras l’être qui marche
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nue
tu ressentiras tout, entendras tout
sans pouvoir te soustraire
Telle, tu seras marquée
par le besoin du beau, du doux
Telle, tu choisiras avec un soin extrême
plus que ton nid ton aire
en te gardant de la proximité
des voies, courants violents
qui lessivent et recrachent
des creux, carrelés de point en point
où rien — ni eau chaleur
n’est absorbé
Prends garde pourtant
à ne pas rechercher
une quiétude stérile
tu es née pour être traversée
Anna Ayanoglou, dans Europe,
avril 2022, n°1116, p. 296-297.
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14/04/2022
Emily Dickinson, Je cherche l'obscurité
Elle ne s’élève pas plus haut la Tombe
Pour les héros que pour les Hommes —
Elle n’est pas plus proche pour l’Enfant
Que pour le Septuagénaire engourdi —
Ce dernier Repos berce aussi bien
Le Mendiant et sa Reine
Séduis ce Démocrate
Un Après-midi d’Été —
Emily Dickinson, Je cherche l’obscurité,
traduction François Heusbourg, éditions
Unes, 2021, p. 97.
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13/04/2022
Carl Norac, Un dans l'innombrable
Que dis-tu ? Was zegt u ?
Au bout du jardin il y a la frontière
Les cousins attendent
Et patientent dans une autre langue que la mienne.
Nous parlons avec nos mains,
juste avant que nos rires ne deviennent des phrases.
Sans flux de paroles il faut inventer un jeu.
C’est en courant que nous le trouvons.
Jusqu’au soir malgré ronces, roses,
aubépines, nous jouons à traverser la frontière,
dans un sens puis dans l’autre,
sans compter les passages, ni les obstacles
Au bout d’un moment, ni héros de papier,
ni surtout conquérant de rien,
les cousins et moi, sans l’air d’y toucher,
nous le sentons bien
ce pouvoir soudain de dessiner,
à notre façon,
l’autre part libre du paysage.
Carl Norac, "Un dans l’innombrable", dans la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 30.
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12/04/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues
79° Chorus
Histoire de quoi
(Histoire d'enfance)
En descendant
le boulevard
Contemplant le suicide
Je me suis assis à une table
Et à ma grande surprise
Mon ami faisait l'idiot
à une table
Et à haute voix
Et voici le résultat
De ce qu'il dit.
Faites votre choix
Finit dans une situation
`Tellement fâcheuse
Vous n'saurez quoi faire de vous-mêmes
Vivre ou mourir.
Jack Jerouac, Mexico City Blues, traduction
Pierre Joris, Poésie/Gallimard, 2022, p. 95.
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11/04/2022
Jean-Paul Demoule, Homo migrans
L’invention de l’agriculture et de l’élevage, ce qu’on appelle en Eurasie le « néolithique », allait bouleverser l’équilibre écologique de la planète. Pourquoi est-elle intervenue précisément à ce moment -là, à partir de 100 000 ans avant notre ère ? Deux facteurs ont été réunis. D’une part, la dernière période glaciaire, celle appelée Würm en Europe occidentale et Wisconsin en Amérique du Nord, s’est achevée et a donc apporté des conditions nettement plus favorables à la domestication des plantes. Un climat froid régnait en effet sur la Terre depuis environ cent mille ans. Mais lors du précédent interglaciaire, entre -130 000 et -115N 000 ans avant notre ère, Sapiens n’en avait pas pour autant inventé l’agriculture. Car il manquait un autre facteur favorable : une complexité croissante du cerveau humain et de ses facultés d’invention et d’adaptation.
Jean-Paul Demoule, Homo migrans, De la sortie de l’Afrique au grand confinement, Payot, 2022, p. 41.
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10/04/2022
Georges Didi-Huberman, Gestes de l'air et de pierre
La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués (1). Il s’agit de l’accentuer. De l‘éclairer — fugitivement, lacunairement — par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. De lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre, qui se referme, au fond qui se retourne à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme : souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.
(1) Lacan, « Télévision » (1971), Autres écrits, Paris, Le Seuil, 200, p. 109.
Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, éditions de Minuit, 2005, p. 9.
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09/04/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues
83e Chorus
Ne les appelle-t-on pas
cat men
Ceux qui l’jouent
Sur la trompette
L’orgasme
De la lune
Et Juin
J’les appelle
ces choses chats
"Vraiment marrant
çui-là"
William
Carlos
Williams
Jack Kerouac, Mexicco City Blues, traduction
Pierre Joris, Poésie/ Gallimard, 2022, p. 99.
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07/04/2022
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Un poète, parfois, peut écrire en français.
Les bourgeois, ce sont les autres.
Insupportable comme un homme qui vous parle du « divin Virgile ». Ah ! elle est bien là toute entière la tradition ! Honore ton père et ta mère, et Virgile.
Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.
La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 51, 51, 55, 57, 73.
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06/04/2022
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Quelque intégrité que nous ayons, on peut toujours nous classer dans une catégorie de voleurs.
Hier soir , dîner des Symbolistes. (...) Tous ces gens-là disent : « Je suis un révolté, moi », avec un petit air de vieillard qui vient de faire pipi sans trop souffrir.
Je ne lis rien, de peur de trouver des choses bien.
Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture l’avait intéressé comme un travail dans du navet.
Écrire à la manière dont Rodin sculpte.
Un homme écrit une lettre d’amour à une femme qui ne lui répond pas.
Il cherche les raisons de ce silence.
Il finit par trouver ceci :
— J’aurais dû mettre un timbre dans la lettre.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 76, 77, 83, 85, 91.
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05/04/2022
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Quand au sceptique « pourquoi » le crédule a répondu « parce que », la discussion est close.
Mettre en tête du livre : je n’ai pas vu des types, mais des individus.
L’horreur des bourgeois est bourgeoise.
L’amitié d’un homme de lettres de talent serait un grand bienfait. Il est fort dommage que ceux dont on désire les bonnes grâces soient toujours morts.
Tu n’es pas assez mûr, dis-tu. Attends-tu donc que tu pourrisses ?
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 17, 19, 24, 25,35..
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04/04/2022
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Les descriptions de femme ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux d’émeraude, des dents perle, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or.
Il avait plus de cheveux blancs que de cheveux.
Un ami ressemble à un habit. Il faut le quitter avant qu’il ne soit usé. Sans cela, c’est lui qui nous quitte.
Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 11, 13, 15, 17.
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03/04/2022
Christoph Simon, du yoyo à la conquête de la lune
du yoyo à la conquête de la lune
les premiers hommes étaient a ssis autour du feu et grognaient
y a encore du lièvre ?
tu pues, toi.
les premières femmes étaient assises sur une branche
les pieds ballants, leur bébé au sein,
elles rêvaient d’un avenir au coin du feu.
les premiers gamins attrapaient des hannetons
leur entortillaient des brins d’herbe autour du ventre
et les faisaient rouler de bas en haut et de haut en bas.
c’est donc ainsi qu’a commencé l’histoire
du yoyo à la conquête de la lune.
Christoph Simon, "du yoyo à la conquête de la lune", traduction de ‘allemand Marion Graf, la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 123.
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02/04/2022
Maud Thiria, Trouée
toi
corps retombé
exposé là
sang et eau mêlés
à peine corps
encore
failles et fissures
ouvertes
portes d’entrée
trous de toi
devenir trou pour respirer
juste trou
concentré de souffle
filet d’air aspiré
à peine
pores et grains de peau
bouchés
ça te gratte à la gorge
ça te brûle les poumons
Maud Thiria, Trouée,
Lanskine, 2022, p. 42-43.
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01/04/2022
Jürg Schubiger, Le monde, et cetera, et cetera
Le monde, et cetera, et cetera
Ça ne doit pas être un jour de fête,
ni forcément de nuit,
ça peut être de nuit
quand le lit est un bateau,
et que le monde, et cetera, et cetera
se groupe autour de nous,
et vient toucher notre chemise, et notre peau,
et jusqu’au cœur.
Et si ça se passe en plein jour,
c’est une brume, par exemple,
qui tout à coup comme une plume
nous caresse la tête
et tout autour
ça rit ça souffle.
Le vent a son anniversaire,
le monde aussi, et cetera, et cetera.
On est invités à la fête
on ne sait pas
quoi apporter.
Jürg Schubiger, "Le monde, et cetera, et cetera", dans la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 47.
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31/03/2022
Jean Daive, Monoritmica
Monoritmica
Épisode VII
LEÇON VIII
Nous sommes entremêlés et ne formons plus
qu’un seul être. Nous savons ce que le
monde sait. Nous savons et gardons
la bouche fermée. Nous dégageons
une odeur de céleri. MINUIT dans l’escalier
de La Splendeur des Amberson.
Serions-nous deux personnes. Protégées
de toute séparation ?
LEÇON IX
Célébrer la chance
sans la corriger.
Et tout est à craindre.
Revenue-revenante frappe dan s la nuit.
De mur en mur
montant ou ne montant plus
en pente avec marches pavées, inégales
des décors se confondent avec
grosse fumée noire
enfant je n’ai pas voulu
dire, tout dire
parmi eux, à ma mère
qui ne s’accommode pas
en elle de la présence
de ma sœur. Tout dire
et masquer l’architecture
d’elle et de moi si
toutefois nous étions
objets
d’une conversation
alors commence
notre personne
avec dedans
une pensée et des idées.
Jean Daive, Monoritmica, Poésie/
Flammarion, 2022, p. 221-222.
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