23/11/2022
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux
Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau
de t’aimer comme si le silence s’était inscrit
dans la chair profondément ; et j’ai parcouru
des galeries de feuilles passionnées, des chemins
qui s’ouvraient au soleil hurlant, s’arrachant,
se râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné
de ne pas te voir apparaître, immuable,
là où l’amour naît, comme une image
au fond de l’eau !
Joan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux, traduction Silvia
Baron Supervielle, Orphée/La Différence, 1994, p. 67.
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22/11/2022
Erich Fried, es ist was es ist
Mais alors
La vie
serait
peut-être plus simple
si je ne t’avais
pas du tout rencontrée
Moins de tristesse
chaque fois
que nous devons nous séparer
moins d’appréhension
de la prochaine séparation
et de la suivante
Et pas non plus
quand tu n’es pas là
tant de ce vain désir
qui ne réclame que l’impossible
et l’immédiat
dans l’instant même
et qui ensuite
parce qu’il ne peut s’accomplir
en est troublé
et respire avec peine
La vie
serait peut-être
plus simple
si je ne t’avais
pas rencontrée
Mais alors
elle ne serait pas ma vie
Quoi ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que sont pour moi tes doigts
et tes lèvres ?
Qu’est pour moi le son de ta voix ?
Qu’est pour moi ton odeur
avant l’étreinte
et ton parfum
pendant l’étreinte
et après ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que suis-je pour toi ?
Que suis-je ?
Toi
Toi
te laisser être toi
entièrement toi
Voir
que tu n’es toi
que lorsque tu es tout
ce que tu es
la tendresse
et le sauvage
ce qui veut se détacher
et ce qui veut se blottir
Celui qui n’aime que la moitié
ne t’aime pas à moitié
il ne t’aime pas du tout
celui-là veut te tailler sur mesure
t’amputer
te mutiler
Te laisser être toi
est-ce difficile ou facile ?
Cela ne dépend pas de la dose
de calcul et de bon sens
mais de la dose d’amour
et de désir suspendu à tout –
à tout
ce qui est toi
À la chaleur
et à la froideur
à l’amabilité
et à l’obstination
à ton bon vouloir
et ton mécontentement
à chacun de tes gestes
à tes mauvais gestes
ton inconstance
ta constance
Alors cela
te laisser être toi
n’est
peut-être pas
si difficile
Erich Fried, poèmes extraits du recueil Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983 ; rééd., 2005. Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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21/11/2022
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Au feu, à l’étang, le visage couleur de la nuit,
odeur de la journée, le visage d’innocente,
de pourpre fleur, de garçon livide, de porc
blanc, de poisson roi, de sale enfant,
qui criait, au feu, à l’étang, au sumac,
à la saveur des baies et des tiges,
la morte répandue, la robe éparpillée, la salie,
tout au feu, à l’étang, les draps, les nuages autour,
autour de la cheminée, même le héros, le premier parleur
au baiser, le premier loup qui dort, au feu,
à l’étang, au parfum.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,
1980, p. 36.
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20/11/2022
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
De toi, de moi, d’où sortait la lumière ?
Dans la grande bienveillance de l’âtre profond
où je me flattais de brûler pour me découvrir
comme un rayon de flammes et m’éclairer à ma lumière,
quand celle-ci était l’amour qui sortait de moi
parce qu’il était destiné à qui j’étais voué.
Et je multipliais les feux, j’embrasais l’alentour.
Je croyais en un pouvoir d’aurore perpétuel.
(...)
Nous. Nous étions retrouvés, nous devions nous déprendre.
Et qui affirme se trompe, qui croit en soi se hausse en vain.
L’unité que je poursuivais avec nos cœurs tâtonnants,
si elle anéantit quelquefois nos limites
ce fut malgré toi, malgré moi peut-être.
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,
1987, p. 181 et 183.
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19/11/2022
André Frénaud, Les Rois Mages
Tu es belle
Tu es belle par les relais de la nuit,
tu es belle aux arènes de l’aurore,
tu es toujours dévêtue pour moi,
je veux prendre part à ton visage dans la peine,
je veux nourrir tes yeux par les miens,
je veux garder ma vie entre tes mains.
Répondons aux oiseaux qui sifflent pour nous plaire.
André Frénaud, Les Rois Mages, Poésie Gallimard,
1977, p . 56.
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18/11/2022
André Frénaud, La Sainte Face
La vie est comme ça
— Ça ne tache pas, c’est du vin rouge.
— Ça vous fera plaisir, c’est du sang.
— Ça ne lui fera pas de mal, ce n’est qu’un enfant.
— Ça ne vous regarde pas, c’est la vérité.
— Ça ne vous touche pas, c’est votre vie.
— Ça ne vous blessera pas, c’est l’amour.
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/Gallimard, 1985, p. 77.
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17/11/2022
Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix
La mémoire
ma mémoire se brouille souvent,
la neige incessante des sensations recouvre de son grand
silence blanc les pistes plus anciennes.
Avec quelle bêche creuserai-je ce manteau pour découvrir
sans les effacer les traces du renard de la jeunesse ?
Alors, je pisse dedans.
Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix, Gallimard, 1977,
p. 114.
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16/11/2022
Jacques Roubaud, Octogone
À P. L. pour son 70e anniversaire
« J’ai moins de souvenirs que si j’avais deux ans »
« Ma mémoire n’est plus qu’un souvenir ». Je cite
souvent ces mots. Ce sont deux vers. C’est un peu vite
dire que ce sont vers. Aphorythmr au présent
continuel est leur statut. C’est au hasard
d’une recuisson de langage que la suite
de mallarméennes syllabes reste juste
comptable, tu n’as jamais montré tant d’égards
pour Alexandre que pour Bach (Johann Sebas-
tian). Le second est un décasyllabe ly-
rique, une invention de trouvères. Pali
est le feuillet crayonné d’ans où tu jetas
sa ligne de poids métrique. Sombres paroles.
Ô dure incomplétude des pensives époques.
(var. : ô rude incomplétude des poussives systoles)
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 230.
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15/11/2022
Jacques Roubaud, Quelque chose noir
Le sens du passé
Le sens du passé naît
d’objets-déjà
Dans tous les moments évidents
je t’ai cherchée
Aussi dans de ténus
interrègnes
Cherchée qui ?
où
es-tu ?
qui ?
qui, n’a plus de nom
ni quoi (sans nom, dans nulle langue)
Je reviendrais de quelques pas en arrière, je serais
dans un espace
différent, en un sens précaire.
Comme si le son traversant l’eau
tombait d’une quarte.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 30.
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14/11/2022
Les Ruines de Paris
Des fleurs des acacias qui moussent pendent au-dessus du trottoir. Je m’aperçois que trois demoiselles pour vouloir en cueillir des grappes : elles n’y arriveront pas. J’estimerais assez naturel de leur venir en aide, mais qu’en penseraient-elles, et puis moi, dans le vacillement de la courte échelle ? J’attends donc qu’elles aient disparu avant de plonger les bras dans le lait frais bouillonnant de ces géants de la ligne de Ceinture. Les fleurs sentent le grenier à foin un été sous l’averse (je me souviens de l’été de 43), la cigarette Senior Service, le cou de jeune fille, la camomille — bref elles sentent surtout l‘acacia. Si candides, si fragiles, j’en remplis ma sacoche dont le ressort va sauter rue d’Alésia, s’embrouillant dans la chaîne, compliquant prosaïquement le reste de la journée, alors que j’avais prémédité de bouleverser ma vie en offrant ces fleurs — mais je divague, et surtout j’anticipe ; je n’ai même pas encore atteint le coin de la rue de Patay, près du restaurant La Pente Douce ; je ne fais qu’amorcer la descente vers les derniers potagers suspendus de la rue Regnault, et là, dans les lointains brumeux d’une Afrique de rêve, d’horizons en photogravure d’atlas géographique, aberrant mais fatal, sans nom, sans raison, sans emploi, éclôt en fragment absolu le piton du zoo de Vincennes.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1972, p. 86-87.
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13/11/2022
Jacques Réda, Retour au calme
La mercière
Ayant mis des chandails en solde sur le trottoir,
Elle contemple l’infini du fond de sa boutique.
Au passage on entend grésiller des musiques
Comme de l’huile chaude, au fond d’un petit transistor.
On croise en même temp des gens qui déménagent
Des poêles, des ballons débordant de lainages,
Ils ont l’air misérable et louche, un peu traqué.
Un couloir de travers les avale, et le pavé
Luit de nouveau comme un couteau dans un libre-service.
Froid et gras, son reflet met dans la profondeur
Des vitrines une autre rue où le ciel des tropiques
Décoloré voisine avec les fioles du coiffeur,
Des lavabos et des gâteaux aux couleurs utopiques,
Pendu bien au-delà sans remuer d’un cil,
L'œil résigné de la mercière les traverse.
Elle n’attend plus rien. L’hiver est nuisible au commerce,
Elle ne vendra pas aujourd’hui la moindre bobine de fil.
Jacques Réda, Rettour au calme, Gallimard, 1989, p. 67.
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12/11/2022
Jacques Réda, Retour au calme
La pie
Au nouvel habitant de la cour (la pie) ;
Derrière mon rideau, ma vieille, je t’épie,
Car depuis ce matin — et ce n’est pas fini —
Tu n’as pas arrêté d’aller, venir ; ton nid
Doit prendre forme en haut de l’immense platane,
Avec des ramillons, des bouts de tarlatane,
De paille, de ficelle ; et, régulièrement,
On entend éclater ton sec ricanement
Qui suspend à tout coup la cadence baroque
Du merle et des moineaux, l’effervescent colloque.
Le concert matinal deviendra bien succinct
Quand, ta famille ayant passé de deux à cinq,
La cour, déjà soumise aux rauques tourterelles,
Retentira du bruit sans fin de ses querelles,
Il est vrai que dans le blason des animaux,
Rien ne vaut la sobriété des deux émaux
Qui, composant le rien d’argent pur et de sable,
Te rendent entre mille oiseaux reconnaissable,
Comme ce vol au mécanique et lourd ballant
Qui paraît imiter celui d’un cerf-volant.
(...)
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 131.
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11/11/2022
Jacques Réda, la Tourne
Encore un coup mais seul dans la foule : valise jaune,
Le pas absent d’un autre — il n’est jamais rien ni personne
A quitter, ne reviendra plus, le voilà disparu
Dans le corps de l’indifférence enfin remise en marche :
Elle franchit le pont, ses doigts dans l’eau froide, grandit,
S’en va dormant contre la nuit entièrement masquée
Sauf cette fente de l’œil incompréhensible résiste.
Jacques Réda, La Tourne, Gallimard, 1975, p. 47.
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10/11/2022
Jacques Réda, Amen
Automne
Ah je le reconnais, c’est déjà le souffle d’automne
Errant, qui du fond des forêts propage son tonnerre
En silence et désempare les vergers trop lourds ;
Ce vent grave qui nous ressemble et parle notre langue
Où chante à mi-voix un désastre.
Offrons-lui le déclin
Des roses, le charroi d’odeurs qui verse lentement
Dans la vallée, et la strophe d’oiseaux qu’il dénoue
Au creux de la chaleur où nous avons dormi.
Ce soir,
Longtemps fermé dans son éclat, le ciel grandi se détache
Qui fut notre seuil coutumier s’éloigne à longues enjambées
Par les replis du val ouvert à la lecture de la pluie.
Jacques Réda, Amen, Gallimard, 1968, p. 55.
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09/11/2022
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique
à la pluie
cinq ans déjà que je suis en cavale
seule la pluie m’identifie
la pluie qui se rit des gendarmes
m’aime d’un amour de jeune fille
je n’écris que pour elle en somme
ma nymphe aux voluptueux bras liquides
de Rethel à Carcassonne
ses cheveux frais lavent mes rides
elle m’enseigne à l’oreille
les charmes qui trompent les hommes
sur ma liberté la pluie veille
moi l’étourdi elle la grande personne
elle est mon beau temps ma bonne heure
ma gloire anonyme mon innocence
elle enroue et cingle les procureurs
mais pour mon plaisir elle danse
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique,
La table ronde, 2009, p. 508.
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