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07/03/2023

Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux

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En écoutant Claudio Monteverdi

 

On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre

qu’il aurait entrevue un jour dans la forêt

et qu’il faudrait, fût-ce au prix de son âme, retenir :

c’est par urgence que sa voix prend feu.

 

Alors , à sa lumière d’incendie, on aperçoit :

une pré nocturne, humide, et par-delà

où il avait surpris cette ombre tendre,

ou beaucoup mieux et plus tendre qu’une ombre :

 

Il n’y a plus que chênes et violette maintenant.

 

La voix qui a illuminé la distance retombe. 

 

Je ne sais pas s’il a franchi le pré.

 

Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,

Gallimard, 2021, p. 9.

05/03/2023

Franco Fortini, Feuille de route

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                Sagesse

 Il n’y a qu’une femme que j’ai aimée  

Comme dans les rêves on s’aime soi-même

Et de bien et de mal je l’ai comblée

Comme font les hommes avec eux-mêmes.

 

C’était elle que j’avais choisie

Pour être appelé par mon nom :

Et elle le disait lorsque je l’ai perdue.

Mais peut-être n’était-ce pas mon nom.

 

 Et je vais par d’autres saisons et pensées

Cherchant autre chose par-delà son visage ;

Mais plus je me fatigue par de nouveaux sentiers

Plus nettement je connais son visage.

 

Peut-être est-ce vrai, et les plus sages l’ont écrit :

Au-delà de l’amour il y a encore l’amour.

La fleur se perd et puis se voit le fruit :

Nous nous perdons et c’est l’amour qu’on voit.

 

Franco Fortini, Feuille de route, édition bilingue,

traduction de l’italien Giulia Camin et Benoît Casas,

préface Martin Rueff, NOUS, 2002, p. 53.

04/03/2023

Bernard Noël, Monlogue du nous

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Nous avons perdu nos illusions et chacun de nous se croit fortifié par cette perte. Fortifié dans as relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace.

 

Bernad Noël, Monologue du nous, P. O. L, 2015, p. 7-8.

03/03/2023

Hans Morgenthaler; « Moi-même », suivi de huit poèmes

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La taupe II

 

A travers l’obscurité j’écoute

S’il ne m’arriverait pas un son, quelque écho

De la taupe ma bien aimée

Creusant dans la même nuit

En quête de sa propre lumière.

S’il ne m’arriverait pas un salut, un signe

D’un compagnon qui me ressemble...

Je fouille seul et me hisse en vain

Pour devenir humain...

Pas un mot, pas un son, pas un écho

De sympathie ne frappe mes oreilles.

 

Seulement au milieu des champs vides

Balancé par la tempête

Dans un crépuscule pâle et oblique

Portant l’habit gris de l’ermite

Forcé de rejoindre la mort

Pendu à une barre ployée en arc,

Le cadavre d’un pauvre frère taupe !

 

Hans Morgenthaler, « Moi-même », suivi de

huit poèmes, traduction de l’allemand

Renata Weber, La Revue de Belles-Lettres,

2022, II, p.37.

01/03/2023

Pascal Quignard, Les Paradisiaques

 

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                      La voix paradisiaque

 

Si la préférence pour la voix féminine maternelle précède en nous le premier jour, cette perte se répète tragiquement à l’adolescence chez les garçons. Ils quittent l’aigu pour le grave. L’activité de la voix maternelle externe chez les mâles à partir de la puberté devient perpétuellement initiale. Cette perte définit le tragique. Les anciens Grecs nommaient tragôdiale dédoublement vocal de la mue masculine, faisant passer le petit humain de la néoténie à la puberté.

La voix de jadis est la voix soprano.

La voix maternelle externe a un impact rythmique dans le comportement de succion du nouveau-né.

Il y a des anorexies natales dues à des défauts de voix.

Anorexies « tragiques »

Faims affamées dues au non-rappel de la voix interne.

 

Pascal Quignard , Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 273.

28/02/2023

Pascal Quignard, Les Paradisiaques

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Souffrance indicible qu’on ressent devant les parents très âgés, ou sortant d’une anesthésie générale, ou frappés par la maladie d’Alzheimer, ou revenant d’un coma.

Soit ils ne nous reconnaissent plus du tout. Soit ils se méprennent en voyant en nous d’autres vivants. Soit ils nous confondent avec des morts que nous avons peu ou pas connus parce qu’ils sont décédés depuis tant de temps.

Alors nous éprouvons la certitude, plus encore qu’à d’autres moments de notre vie, que nous avons tous déjà vécu une existence antérieure.

Pour les humains le désir de rentrer se confond au désir de mourir.

Il est difficile de distinguer entre espoir de reconnaître , désir de rentrer à la maison, envie empressée de  n’être plus.

 

Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 80.

27/02/2023

Pascal Quignard, Abîmes

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Curieusement je n’avais jamais regretté un monde. Je n’ai jamais ressenti le désir de vivre dans une époque qui fût ancienne. Je ne puis me désancrer des possibilités actuelles d’inventaire, de disponibilité livresque, d’idéal fracassé, de la sédimentation de l’horreur, de cruauté érudite, de recherche, de science, de lucidité, de clarté.

Jamais le spectacle de la nature sur la terre, étant devenu rare, n’a été si poignant.

Jamais les langues naturelles ne furent à ce point dévoilées à elles-mêmes, dans leur substance involontaire.

Jamais le passé n’a été auss grand et la lumière plus profonde, plus glaçante.  Jamais le relief ne fut plus accusé.

 Pascal Quignard, Abîmes Folio/Gallimard, 2004, p. 115.

26/02/2023

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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La parenté est linguistique en ce sens qu’elle n’est que rétroactive. Chaque généalogie est le fruit du récit qui la fonde plutôt qu’il l’explique. Le nom que l’on porte narre une histoire que des êtres plus anciens ont rapportée en l’arrangeant. C’est une légende qui se pose sur un petit animal a-parlant et vivant.

Les ascendants nomment tout naissant par un mort et ils le baptisent dans une vieille histoire mensongère ou du moins profondément améliorée.

Ne pas nommer, c’est ne pas faire naître, c’est rompre la chaîne, c’est interdire l’accès au statut d’ancêtre dans le rapport du nom comme c’est interdire l’accès au revenant dans le baptême où son nom entendait revenir.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2009, p. 175.

25/02/2023

Pascal Quignard, Sordidissimes

 

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L’art n’est pas grand-chose. Dans ce monde ce n’est vraiment pas grand-chose pour peu qu’on compare tous les arts à la nature sur la terre.

L’art est un pas grand-chose qui hérite du Vieux Sac .

L’art est l’arrivée trop tardive.

 Créer c’est chercher son hôte. Pour les animaux il s’agit de trouver un lieu pour le succès de la ponte. Pour les oiseaux il s’agit de le construire. Pour les fleurs et les arbres obtenir une terre où fleurir. Un site. Un bout de muraille rongée. La corniche d’une falaise. Un intervalle dans le temps. Un lapsus du temps ou plutôt un fragment d’Eden du temps, une petite branche ou une feuille — un petit folio de l’arbre prélapsaire.

 

Pascal Quignard, Sordidissimes, Folio/Gallimard, 2005, p. 168.

24/02/2023

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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Nul ne peut se plaindre de vie : elle ne retient personne. Cet argument se trouve répété dans les œuvres des deux Sénèque, père et fils, sous Tibère et sous Néon. L’argument prend aussi cette autre forme à Rome : la seule raison de louer la vie est qu’elle nous offre avec elle la possibilité de nous en extraire. On ne peut pas parler de servitude quand l’émancipation est donnée avec elle. L’insoumission et la soumission sont offertes d’un même mouvement. Les vieillards se pendant au bras de leur fauteuil dans les hôpitaux à l’aide de la ceinture de leur robe de chambre.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard, 2011, p. 86-87.

 

23/02/2023

Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle)

 

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Autocritique

Forme moderne de l’Inquisition (Sciascia). C’est toujours le Père, la peur.

 

Bavards

Massacreurs du silence et de la parole vraie.

« Loquaces, muti sunt » (Confessions, I, 4) : ils ont beau parler, ils ne disent rien.

 

Célibat

Honneur de l'individu.

L’art est incompatible avec le mariage. Mozart prouve le malentendu. Gauguin, l’obligation de rompre. Schubert l’heureuse exception. Blake l’humble vérité. 

Critique

La moindre œuvre mineure est plus estimable que la meilleure critique usuelle — celle des noteurs parasites.

Jude Stéfan, Pandectes (ou le neveu de Bayle), Gallimard, 2008, p. 35, 40, 53, 76.

22/02/2023

Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes autant d’années

Le dernier numéro de la revue Europe publie un dossier consacré à Jude Stéfan.

Il a été préparé par Gérard Cartier

 

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la mer encore formée

les mérules qui moisissent tes murs

elle vous ouvre son gîte, la femme

         au sourire de victoire

(toasts & médailles sous les arbres fleuris)

le père  repeignait le mur blanc trente

ans près le fils chiait son sang

         né un Mardi pour guerrier

         et de la marche du Sel

         à cinq heures les oiseaux

         en mai Lumière,

         tu me suffis

au jardin tapis s’égoutte

         chemise s’agite

assez de vos voix, vos abois

peine, ombre

autant de titres, autant de tombes

 

Jude Stéfan, Povrésies ou 63 poèmes

 autant d’années, Gallimard, 1997, p. 29.

21/02/2023

Jude Stéfan, Laures

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           et Louise Labé

 

tant nous aurons nos deux purs corps

médité debout et nous congratulant

pis lascivement aux caresses jou-

ant avant de succomber à la courte

gloire de n’être plus nous-mêmes sur

même couche d’amour et de mort

car hors toi ma passion fut l’ennui

qui mine ma vie comme tu l’illumines

si chaude et blanche et profanable

présence sous chairs ô rite nu

tant nous aurons à deux mimé l’amour

perdu — tels vent caressant fustigeant

la mer nos mains et yeux étrange pays

         de lichens et de lianes

 

Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 15.

        

19/02/2023

Jude Stéfan, Laures

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laure VIII

 

                  j’ai embrassé ta voix

                  ma rose carnée

envoûté par les larges boucles de fleuves

comme les amants dans leur coma et qui rêvent

                  s’apprendre le gin et le cidre

                  entrecaressés dans la nuit

les plis de ta pitié les râles de ton merci

                  et tes larmes d’abîme

d’absence qui tombe en froid en deuil

                  délivre-moi du vomi

                  tiens-moi de tes rubans

des oiseaux meurent des oiseaux sont tués

                  dans le lilas des murailles

 

Jude Stéfan, Laures, Gallimard, 1984, p. 44.

Photo Chantal Tanet

18/02/2023

Jude Stéfan, Prosopées

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le noir, sa couleur d’élégance

au vert dans le jardin aux merles

le rouge sang des chevillards

                     à favoris

                  le rouge beauté

le jaune des urines et saris

le bleu des rixes et des îles

les gares dans les aubes grises

                  cendres et ardoises

le violet de ton bas, tes perles

le blanc de chair cadavérique

l’orange des soifs et des becs

le rose de la rose et des porcins

 

Jude Stéfan, Prosopées,

Gallimard, 1995, p. 15.