28/03/2022
Apollinaire, Calligrammes
Les fenêtres
Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Quand chantent les arts dans les forêts natales
Abatis de pihis
Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile
Nous l’enverrons en message téléphonique
Traumatisme géant
Il fait couler les yeux
Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises
Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche
Tu soulèveras le rideau
Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre
Araignées quand les mains tissaient la lumière
Beauté pâleur insondables violets
Nous tenterons en vain de prendre du repos
On commence à minuit
Quand on a le temps on a la liberté
Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant
Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre
Tours
Les Tours ce sont les rues
Puits
Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes
Les Chabins chantent des airs à mourir
Aux Chabines marronnes
Et l’oie oua-oua trompette au nord
Où les chasseurs de ratons
Raclent les pelleteries
Étincelant diamant
Vancouver
Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver
O Paris
Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Paris Vancouver Hyères Maintenon New York et les Antilles
La fenêtre s’ouvre comme une orange
Le beau fruit de la lumière
Apollinaire, Ondes, dans Calligrammes [1918], dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 168-169.
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26/03/2022
Kafka, À Milena
mardi 17 août 1920
(...) Et c’est juste en ce moment qu’il me semble que j’aurais à te dire de l’indicible, et qui ne peut s’écrire, non pas pour réparer quelque chose que j’ai mal fait à Gmünd, non pas pour sauver quelque chose de totalement submergé, mais pour te faire comprendre en profondeur ce qu’il en est de moi, afin que tu ne te laisses pas effrayer, comme cela pourrait fatalement arriver malgré toute entre les humains. Il me semble parfois être lesté de tels poids de plomb que je devrais en un instant couler à pic au plus profond de la mer et que celui qui voudrait me saisir ou me « sauver » y renoncerait, non par faiblesse, ni même faute d’espoir, mais par simple irritation. Bon, bien sûr, cela n’est pas dit pour Toi, mais pour un faible semblant de Toi, comme une tête fatiguée, vide (ni malheureuse no excitée, c’est presque un état qui ferait éprouver de la reconnaissance) peut encore tout juste le percevoir.
Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 214-215.
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25/03/2022
Kafka, À Milena
Prague, 15 juillet 1920
(...) Tu remarques peut-être que cela fait plusieurs nuits que je ne dors pas. C’est tout simplement « la peur ». C’est vraiment quelque chose qui m’enlève toute volonté, qui me jette de ci de là selon son bon vouloir, je ne reconnais plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche. (...) De plus dans tes dernières lettres se glissent deux ou trois remarques qui m’ont rendu heureux, mais désespérément heureux car ce que tu dis à ce propos est vraiment convaincant pour la raison, le cœur et le corps, mais il y a encore une conviction plus profonde dont je ne connais pas le lieu et qui ne se laisse visiblement convaincre par rien. Et pour finir, ce qui a beaucoup contribué à m’affaiblir, la disparition au fil des jours du merveilleux effet apaisant-excitant de ta présence corporelle. Si seulement tu étais déjà là ! Donc je n’ai personne d’autre ici que la peur, nous roulons étroitement enlacés l’un à l’autre à travers les nuits. Cette peur recèle quelque chose de très sérieux, en un certain sens elle rend compréhensible le fait qu’elle m’annonce continuellement la nécessité du grand aveu : Milena n’est elle aussi qu’un être humain.
Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 121.
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24/03/2022
Kafka, À Milena
[...] En sortant de la maison la cuisinière disait qu’elle allait raconter au maître quel garnement j’avais été à la maison. En fait je n’étais sans doute pas un tel garnement, mais quand même boudeur, inutile, triste, méchant et sans doute il aurait pu en sortir quelque chose de joli pour le maître. Je le savais et ne prenais donc pas à la légère la menace de la cuisinière. Mais je croyais d’abord que le chemin de l’école était incroyablement long, que beaucoup de choses pouvaient encore s’y passer (c’est à partir d’une telle insouciance enfantine apparente que se développent progressivement, puisque en fait les chemins ne sont pas incroyablement longs, cette anxiété et ce sérieux du regard des morts) et je doutais fort (...) que la cuisinière, certes personne d’une grande respectabilité mais limitée à la sphère de la maison, osât seulement parler au maître, qui lui jouissait du respect du monde entier. Peut-être même disais-je quelque chose dans ce genre-là, et la cuisinière répondait d’habitude brièvement avec ses étroites lèvres impitoyables que je n’avais pas besoin de la croire mais qu’elle le dirait bel et bien. À peu près au niveau de l’entrée de la rue du Marché à la viande (...) la crainte de la menace l’emportait. Car l’école était déjà en soi et pour soi épouvantable et voilà que la cuisinière voulait encore l’empirer. Je commençais à la supplier, elle secouait la tête, plus je suppliais plus me semblait précieux ce pourquoi je suppliais, et plus grand le danger, je restais sur place et la suppliais de m’excuser, elle me tirait en avant, je la menaçais de représailles parentales, elle riait, ici elle était toute puissante (...).
Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 80-81.
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23/03/2022
Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger
Des espaces qui ne communiquent pas
Un jour, enfant, au cours d’une promenade estivale dans la campagne en fin d’après-midi, j’ai vu des coquelicots en bordure d’un champ, au bout d’une petite route, quelque part entre la villa Harris et le cap Malabata.
Rn dépit de sa banalité, l’impression que m’a laissée cette vision est l’une des plus fortes qu’il m’ait jamais été donné d’éprouver. Chauqe fois que je vois des coquelicots, c’est cette image qui revient et me fait battre le cœur.
Coquelicot ; onomatopée du cri du coq (coquerico, cocorico). Petit pavot sauvage à fleur d’un rouge vif, ainsi nommé par référence à la couleur de la crête du coq ;
L’émotion (la sensation, aurait dit Matisse). Coquelicots contiennent été et quelque part.
{...]
Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger, P.O.L, 2022, p. 93.
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21/03/2022
Muriel Claude, Arrangement floral
Automne, vue rapprochée
elle court elle court Augusta
elle court
dans le sable
ses souliers
ne vont pas assez vite
zllz court
d’une main
l’autre la sacoche
contre le manteau blond
à poils ras
à contre-sens
des banquettes en bois
aux dossiers rouges
qui tournent
entraînant Augusta
qui court
vite pas assez
et l’enfant
au manteau bleu roi
la barrette dans les cheveux
la course d’Augusta
sans fin
la main droite serrée
sur le dossier rouge
de la banquette en bois
qui tourne fou
Augusta court
son sac à main
assise
l’enfant
Muriel Claude, Arrangement floral,
Poésie/Flammarion, 2022, p. 48-49.
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20/03/2022
Jean-Claude Leroy, Un visage habituel
pour qui sent l’étrangeté de la vie
l’étrangeté de l’existence
et l’étrangeté même de l’amour
(ou du rutabaga, du hareng-saur et de la libellule !)
l’étrangeté d’être face au mystère de la lumière
et du réveille-matin, de la loi des dieux et des hommes
pour qui sent ainsi il n’y a pas d’étranger
ni de coupures sur les lèvres
juste la césure qui sert à embrasser
à trop parler parfois, mais à se dire
que non il n’y a pas d’étranger
il n’y a pas d’étrangers
Jean-Claude Leroy, Un visage habituel,
Rougerie, p. 29.
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19/03/2022
Alberto Giacometti, Écrits
Gris, brun, noir (Georges Braque)
Gris, brun, noir, feuilles, sables, vases ; les grandes fleurs jaunes qui me regardent. Je me vois au milieu des tableaux, les regardant l’un et l’autre, passant du vase, à la plage, au blé, à la bicyclette brillante, l’humidité derrière les deux troncs d’arbres au bord de la route. Je sens l’asphalte, la poussière. L’étendue du pré et de la forêt, je suis sur la route passant à côté de cette bicyclette comme abandonnée dans le paysage et puis le banc sous les arbres à l’ombre fraîche. Je vois tout le jardin, je suis dans le jardin, j’entends les pas sur le gravier, les voix des autres qui sont là avec moi, qui vont et viennent et là-bas il y a ce banc dans l’ombre fraîche qui m’attire.
[...]
Mais pourquoi de toutes les dernières peintures de Braque, est-ce le vase jaune ocre qui m’est resté le plus vivement dans la mémoire ? Peut-être parce qu’en s’accrochant, en donnant un tel poids à une seule partie de la surface du plus simple et, d’une certaine manière, du plus insignifiant des objets, il valorise en même temps tout ce qu’il ne peint pas, il donne une valeur à celles qui étaient les plus mornes et nulles des choses et il exalte tout ce qui les dépasse jusqu’à celui qui les regarde.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 68 et 69-70.
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18/03/2022
Pater Handke, Images du recommencement,
But de l’écriture, de la lecture, de la vie : un objet, un escalier de pierre, une glycine, une porte, sont vus par moi et se révèlent reconnaissables : les objets se montrent comme reconnaissables.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Une expérience vécue apparaît toujours en métaphore (l’écriture n’a pas besoin qu’on la cherche).
Quelqu’un qui dit de lui-même (il y en a beaucoup qui le disent) « J’ai trouvé mon langage et je suis sûr de mes moyens », celui-là est à considérer comme perdu pour l’art.
Il y a un mois il m’avait vu lire Balzac et maintenant il me revoit avec et me demande : « Vous lisez encore Balzac ? »
Je suis délivré — depuis qu’à quinze ans je lus Faulkner — et depuis j’ai été délivré à chaque fois.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 35, 37, 47, 52, 71, 83.
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17/03/2022
Bertolt Brecht, La vieille dame indigne
Le grand repas
Dans l’île de Thurö il y avait un homme et une femme qui vivaient en observant la plus stricte économie. L’homme ne porta toute sa vie que des chemises en toile de sac. En hiver, pour n’avoir pas à se chauffer, ils se tenaient devant la porte ouverte de l’étable et profitaient de la chaleur du bétail. Quand très peu de temps l’un après l’autre ils moururent, on les enterra ensemble et l’on organisa un repas de funérailles pour tout le village, comme c’est l’usage. C’et le seul grand repas qu’ils aient donné.
Bertolt Brecht, La vieille dame indigne et autres histoires, traduction Bernard Lortholary, Le Livre de Poche (L’Arche, 1988), p. 54.
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16/03/2022
Tanizaki, Éloge de l’ombre
Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.
La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan1 et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.
Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.
Tanizaki, Éloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.
1 Le yokan est une pâtisserie traditionnelle sucrée composée de pâte de haricot rouge gélifiée avec de l'agar agar. Le yokan ressemble à de la pâte de fruit mais est beaucoup plus fin. Le yokan se déguste souvent autour d'une tasse de thé.
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15/03/2022
Marie de Quatrebarbes, Aby
Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.
Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.
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14/03/2022
Marie de Quatrebarbes, Aby
Chez les patients du Dr Kraepelin, il y a des brumes, de l’air démoniaque, des odeurs de charbon, de cadavre, d’étranges fumées envahissent les chambres, on les noie dans le Tigre, ou on tue leurs parents, on vole leurs pensées, ou leur nourriture est mélangée à de la chair humaine, à des déchets, on y verse du poison, du musc, du jus d’aiguilles et de chaussure, de la potasse. Leur sommier pleure quand ils dorment, il est planté d’aiguilles, on les cloue à un arbre, on les pique avec des tarentules, des courants électriques traversent leur corps, on leur injecte un sang étranger, on rend leurs membres raides, de grosses grenouilles rentrent dans leur nez et leurs oreilles avant de sortir par leur bouche. Ça sent le soufre, le roussi, les aliments ont un goût de poison, de pourriture, quelqu’un parle à l’intérieur de leurs organes génitaux, ils sont des loups-garous, des chiens sans maître, on vole leur sang pour en faire quelque chose d’incongru, du boudin, des offrandes au diable. Un jour, ils se laissent mourir sur leur tombe et on salit leurs cheveux, on transforme leur visage en quelque chose d’autre, ils ne se reconnaissent plus, quelqu’un fabrique leurs pensées, influence leurs actes, leur souffle leurs mots. [...]
Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 74-75.
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13/03/2022
Laurent Albarracin, Contrebande : recension
Le sonnet, introduit en France au XVIe siècle, est resté vivant jusqu’à nos jours, en prenant parfois des formes éloignées du sonnet marotique. On lira la préface de Pierre Vinclair qui rappelle à grands traits l’évolution du sonnet et caractérise ses différentes transformations dans la poésie contemporaine. Il analyse ensuite la manière dont Albarracin reprend cette forme ancienne et son évolution pour ses contenus, proposant ainsi une étude précise de Contrebande. On s’attachera plutôt ici au travail de la forme dans ses détails et à un aspect particulier des contenus.
Le livre se compose de deux groupes de sonnets (25 pour "Bande" et 24 pour "Contrebande") qui encadrent quatorze proses de longueur très variable, "L’atelier général", trois lignes pour la plus brève, une quarantaine pour la plus développée. On pense au sens musical de bande (ensemble de musiciens qui forment un orchestre), contrebande représentant alors une sorte de réponse ; la partie centrale contient quelques « petites ou moins petites machines verbales », pour citer le Ponge de L’Atelier contemporain, titre qui a dû inspirer Albarracin.
Le premier sonnet, titré "La mare", illustre assez clairement ce que fait Albarracin d’une forme. Il retient le schéma du sonnet français (Pelletier du Mans) : deux quatrains à rimes embrassées (ABBA) suivis pour les tercets d’un distique (CC) et d’un quatrain (DEED), et le vers retenu, l’alexandrin, porte un accent à l’hémistiche. C’est cette forme des plus classiques qui est travaillée dans le détail : tout en respectant les contraintes du modèle, une distance est prise grâce au jeu des sons et du sens.
La mare est accroupie dans son coin de soleil,
On dirait dans les rais qu’elle urine à l’abri
Ou qu’elle prend le frais sous sa jupette à plis,
Elle est toute flapie, ensuquée de sommeil.
Parallèlement aux rimes finales de schéma (eil/i/eil/i), des rimes à l’hémistiche sont introduites en inversant l’ordre (i/ei.i/ai) ; notons la répétition des sons /ai/ et /i/ dans v. 2, « rais » contenu dans « Frais » (v.3), la relation sémantique entre « mare », « [ac]croupie » et « flapie » , la reprise du sens de « rais » par l’image de la « jupette à plis ». Le second quatrain présente des caractères analogues aux hémistiches. On lira d’autres constructions analogues et l’on appréciera l’humour d’Albarracin qui, proposant un "Art poétique", le débute ainsi : « Le premier vers nous coûte alors qu’il est fortuit » et affirme plus loin « Le reste se poursuit sans obstacle majeur » (v.9).
On peut bien imaginer que la pratique du sonnet en rend l’écriture plus aisée, mais la maîtrise acquise des règles n’entraîne pas celle des jeux en tous sens avec la langue. Albarracin n’oublie pas un clin d’œil à la tradition en reprenant quelques-unes des licences codifiées : on relève quelques encor et un avecque. Il en ajoute d’autres, avec la rime de /bleu, en "oubliant" de rimer (enfer /dehors ; inox /phénix) ou au contraire, en répétant dans un sonnet bras à la rime dans le premier quatrain, en reprenant le mot (v. 5 à la rime, v. 11) et en le rappelant avec embrassade dans le v. 12. Le lecteur relèvera nombre de jeux à la rime : paronomases (v. 5/8, chavire / chevir, et v. 6/7, avarie / avanie)("La débroussailleuse") et oxymore (sagesse folle) signalé par une rime avec homophonie : oxymore / occis, morts("Bique"). On ajoute volontiers le plaisir des assonances et allitérations mêlées, comme dans "Métaphysique du dé" : « Car ceux-ci sont son os et son jeune squelette » (v. 5), avec dans le même quatrain, les rappels songer, se, s’efface, sont son bord de son cœur et la chute pour les rimes des vers 13 et 14, chanfrein / sans frein. Sans aucun doute, il faut « ramer pour rimer », associer les sons et exploiter la polysémie !
Dans son analyse du livre, Pierre Vinclair remarque que « les contraintes du sonnet ont semble-t-il aussi desserré un peu l’étau tautologique » propre à des livres précédents comme Le Grand Chosier (2015). La tautologie, sans disparaître de Contrebande, y a une part modeste avec des vers comme « Le cheval réussit du cheval la figure », « Une chose est exactement son être en acte ». Ce qui domine dans les sonnets et les proses, c’est plutôt la métamorphose des choses et des êtres vivants ; elle est affirmée, avec une allusion aux Métamorphoses d’Ovide, « Tout change, tout varie, tout fluctue en fonction / De l’obsession qu’on a : seule vraie dimension », elle fait l’objet dans "L’atelier général" d’une longue prose consacrée aux nuages qui « transportent leur cargaison de métamorphose ». Les ressources de la polysémie peuvent être exploitées ; ainsi "chèvre" désigne un animal et le chevalet, d’où le jeu de mots du titre, "La Chèvre en X", "X" à la rime évoquant plus loin le chevalet et la pornographie ; l’aspirateur poursuit les moutons et « Les grues dans le ciel font un bruit de poulies ». La polysémie est encore à l’origine de l’incite à donner un prénom aux objets : "Louis" pour l’or, d’où "Rebord" pour les chapeaux, etc., en passant de « prénom » à « petit nom », puis à « diminutif ».
Souvent les métamorphoses reposent sur l’emploi de métaphores ; la lune est un ballon, un fruit, un miroir et (avec homophonie et construction en chiasme) « une crêpe entamée par un voile / Et elle une voile endeuillée par un crêpe ». Dans les proses, on s’arrêtera à l’homme de paille qui « s’enflamme pour des riens » et au chas de l’aiguille « trou de souris » avec le commentaire « Ce n’est pas moi qui le dis mais le fil des mots lui-même qui semble prendre son pied dans l’œil de la lettre » Etc. Le lecteur fera ample moisson de découvertes.
On pourra aussi se réjouir des multiples allusions littéraires, minuscules pastiches et presque citations. Au hasard, « Rien ne sert de mourir, il faut vivre content », « l’horreur aux doigts de rose sang », « l’horloge dans la lampe » (d’après le titre d’André Breton, La lampe dans l’horloge), etc. On pense aussi au « Il était une fois » : pas de conte dans ces sonnets, mais un plaisir que l’on sait propre à l’enfance de jouer avec les sons ; est-ce un hasard si Albarracin termine le livre avec ce dernier vers : « L’enfance me revient au rythme qui m’appelle » ? Ce n’est pas tant sa virtuosité dans la composition des sonnets qui ravit à la lecture que son inventivité dans l’utilisation des ressources de la langue dont on a seulement noté ici quelques aspects.
Laurent Albarracin, Contrebande, Le Corridor bleu, 2021, 96 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 10 février 2022.
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12/03/2022
Marie de Quatrebarbes, Aby
(...) Quelques années plus tard un autre homme, Ernst Friedrich, fera éditer un livre dans lequel il tentera de donner un visage à cette guerre [= Première Guerre mondiale]. Son titre, Guerre à la guerre !, est un retour à l’envoyeur adressé aux chefs d’escadron, aux patriotes et autres publicitaires qui jettent les corps prolétaires dans la guerre sans en subir eux-mêmes les conséquences. Comme Aby, Ernst rassemble des images et des documents qu’il accompagne de légendes. Prélevée dans les tranchées, les camps de prisonniers, les fosses communes, les potences, les fabriques de munitions, les bordels à soldats, les forêts décimées, les corps mutilés, les chansons militaires, les règlements de police, les articles de presse et de propagande, la littérature enfantine et jusqu’aux jouets conçus pour prédisposer au maniement des armes, la collection d’images se resserre, dans les dernières pages du livre, sur les visages décomposés des survivants et les tombes profanées. Ces visages soustraits, ravagés comme la terre soulevée par les obus, déchirée si profondément qu’on ne saurait dire, des cadavres exposés au grand jour ou des vivants ensevelis, lesquels portent le deuil des autres, ont vu la guerre de leurs propres yeux.
Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 41-42.
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