Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/04/2012

Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, automne 2011

Claude Dourguin.jpg

Les disparus. Ce qui à tout jamais fut englouti avec eux,
la conscience aiguë, térébrante que l'on en éprouve. Nous bouleversent non tant les supposés secrets des morts, que l'énigme irrémédiablement close de leurs pensées profondes, de leurs désirs, de leurs rêves. Déjà, vivants, ils nous laissaient perplexes, malheureux d'ignorer, au fond, ce à quoi ils aspiraient en vérité, quels que fussent leurs propos, désorientés, affolés, consternés par cette impossibilité — on en avait la certitude douloureuse — fatale en quelque sorte, à connaître la vérité de leur être. Non qu'ils dissimulassent, choix dont on leur laissait d'ailleurs la légitimité, mais au profond d'eux-mêmes il y avait comme un puits insondable, un tréfonds d'obscurité inaccessible, terrible, désespérant à quoi jamais on n'aurait accès.

   Et maintenant ils sont partis, ont emmené avec eux dans un ailleurs innommable, pour nous à tout jamais perdu, ce qui les constituait, les fondait, cela, on en est assuré, certain, n'était pas accessoire mais les qualifiait, donnait à leur être leur unicité irremplaçable. On avait toujours souffert de se trouver, quel que fût le degré de confiance, d'intimité, irrémédiablement séparé, confronté à une profondeur que l'imagination se représentait à peine, réduit, de toutes manières, à soi-même. Certes, on accordait sans façon à l'autre cette réserve, on la reconnaissait. Mais cela ne changeait rien au sentiment de solitude à quoi on était assigné — ontologiquement. À cette heure, séparé jusqu'à sa propre mort, on éprouve dans la souffrance par instants violente, tout ce qui à coup sûr, nous a manqué, ces horizons qui nous auraient agrandis, ces savoirs qui nous auraient tellement enrichis, ces parcelles imaginaires qui nous auraient accomplis, favorisés d'autres territoires : c'est cela le deuil.

   Dans ce constat que l'amertume soit bannie, que tout regret cède le pas. Que leur fin soit pour nous l'impulsion d'un départ neuf, le gage d'un commencement — notre élan qui les assure, sait-on ? de n'être pas venus pour rien.

 

Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, n° 33, automne 2011, p. 100-101.