14/04/2012
Marie Étienne, Journal sans bord, dans Le Livre des recels
Journal sans bord, 1975-1978 (Extraits)
La laide
1
Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.
Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard ! Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.
« Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier. Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.
Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.
Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.
Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »
2
Un homme à sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.
Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.
Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.
3
Elle l'appelle de sons neigeux, le fol, l'éclaté byzantin, le Mozambique à nez camard, elle divague la sucrée, creusant ses paumes, dictant ses plaintes.
Elle chevauche, elle requiert
« Mon foisonnement rare », dit-elle.
Elle halète, bras sémaphore, dans le champ froid évanoui, gorge tendue, cri répété.
« La forêt s'ouvre et me rejette, gros poisson ballonné.
De mes siamois qu'adviendra-t-il ?
De mes perdrix roucoulent douces ?
De chaque chêne à moi donné ?
De mes cristaux transparents gais ? »
Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 123-125.
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