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04/02/2018

Hommage à Jean-Luc Sarré, décédé le 3 février 2018

 

hommage à je&an-luc sarré

               En hommage à Jean-Luc Sarré, décédé le 3 février 2018

 

Il y a des années qu’il tourne dans son bocal

à l’extrémité du bocal, le poisson rouge.

La patronne prétend qu’il s’agit bien du même

et ne voit vraiment pas où serait le mystère.

« Il suffit de savoir s’en occuper, c’est tout. »

Elle aussi est toujours la même : rébarbative.

Rien n’a changé, excepté le percolateur ;

combien d’illusions n’ai-je pas tué dans l’œuf,

accoudé au comptoir en contemplant ses chromes !

De même la terrasse — trois tables, cinq ou six chaises —

était un lieu propice aux exécutions.

J’y regardais parfois paser la vie des autres

sous les platanes qui débordaient de bruits d’oiseaux.

Une harmonie régnait… Je m’illusionne encore.

 Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le bruit du temps, 2010, p. 91.

 

"Portrait" de Jean-Luc Sarré, paru dans Les Carnets d’eucharis en 2014.

                             Jean-Luc Sarré, la rencontre du présent

 

Proposer un ‘’portrait’’  de l’écrivain Jean-Luc Sarré ? Il faudrait suivre les transformations de l’écriture ou décrire une continuité depuis le premier recueil — La Fièvre (Lettres de casse, 1979) — jusqu’à Apostumes (Le bruit du temps, 2017). Ajoutons : écrire ce qu’est, de face et de profil (au moins !), un écrivain qui publie aussi bien des ‘’notes’’ que des poèmes supposerait une étude qui excède la dimension prévue d’un portrait. Donc : relecture, oui, d’une douzaine de livres, mais relecture plus attentive des trois livres : de poèmes, Autoportrait au père absent (Le bruit du temps, 2010) et de notes, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005 (La Dogana, 2010), qui réunit des ensembles antérieurs, et Ainsi les jours (Le bruit du temps, 2014), ensemble de quelques poèmes et de « modestes petites notes ». Et le portrait reprendra des passages de ces livres, s’appuyant sur une défense de l’usage du ‘’je’’ : « ‘’Je’’, ‘’je’’, toujours ‘’je’’, mais au fond rien de moins hypocrite car c’est bien de ce que je vois, pense ou ressens qu’il est question. Oui ‘’je’’ mais pas ‘’moi’’. »

 

   Tout d’abord, bien qu’ayant publié un nombre respectable de recueils, Sarré ne se dit pas ‘’poète’’, et il n’est pas difficile de relever maints fragments qui l’affirment, comme celui-ci : « Je ne me suis jamais voulu poète et aussi bien ne l’ai-je jamais été ». ‘’Jamais voulu’’, peut-être, ce qui ne l’empêche pas de désirer, « ne serait-ce qu’une fois, frôler ce [qu’il entend] par poésie ! ». Mais les recueils ? Ils rassembleraient seulement des « anecdotèmes », pas des poèmes — du moins les derniers publiés. Avec ce mot valise, Sarré, qui n’a guère l’habitude d’user de néologismes, met en avant l’anecdote, et c’est bien sans doute ce qui apparaît d’abord quand on le lit, le goût du petit fait observé.

   Regardant une coccinelle sur l’hibiscus de son balcon, il remarque que, sauf les poètes du dimanche, les ‘’vrais’’ poètes se soucient peu des « pâquerettes et autres pervenches / « Et pourquoi pas des oiseaux tant qu’on y est ? » » Pour lui, oiseaux et fleurs font partie des choses de la vie, et il faut toujours privilégier « le dialogue avec ce qui s’offre au regard » ; « Rencontrer le présent, voir, principal souci. », « Voir — lorsque cela m’est permis — est la meilleure façon pour moi de tenir le coup. » Voir tout ce qui constitue la vie quotidienne : c’est de là que viennent les matériaux des notes et des poèmes. La petite fille qui traverse la rue, l’enfant qui pédale sur son petit vélo en se dirigeant vers le bout du monde, le vieillard qui se déplace difficilement, « La queue pour acheter le pain. Les petites vieilles qui poussent », un cheval qui s’avance vers lui et il se désole de n’avoir pas toujours un morceau de sucre dans la poche.

   Ce qui est vu peut n’être pas du tout réjouissant, qu’il s’agisse du nombre croissant de personnes aveugles et sourdes au monde avec leur téléphone portable, avec leurs écouteurs enfoncés dans les oreilles, « comme des zombis », de l’omniprésence des marchandises, « Noël approche. Les illuminations dans les rues commerçantes. Le désespoir enguirlandé », ou des bruyants engins de terrassement qui œuvrent après la destruction d’un immeuble » — autant dire toute mémoire rasée — ». Il faut donc mettre en parallèle les regards pour distinguer celui dont on se sent proche, immédiatement, et écarter celui qui appartient à un univers où il ne fait pas bon vivre ; ainsi, « Le regard de d’Alberto Giacometti et celui de François Pinault ! ». Constater que les colonnes de Buren « continuent de saloper la cour d’honneur du Palais Royal, d’en altérer l’harmonie » ne prouve pas une indifférence à l’art. Mais il faut choisir son univers : regarder les peintres (Poussin, Morandi, Picasso, Bonnard, Bacon, etc.), regarder les oiseaux, ici les mésanges qui viennent se nourrir sur le balcon, là les fauvettes, regarder les vaches dans le pré, le ciel changeant dont les nuages, par bonheur, annoncent la pluie, regarder et savoir que

Ce grand platane sera bientôt

un nichoir pour les étourneaux

qui vont l’habiter de leurs cris

et couvrir le trottoir de fiente.

 

Plus généralement, regarder les arbres : « Le luxe, c’est-à-dire les arbres et le silence mêlés. »

   « Plaisir de se taire », et plaisir de vivre (dans) le silence, ce silence inégalable de la nuit, voitures immobiles, cris et bavardages absents, musiques imposées tues — mais les bruits reviennent tôt : « Six heures du matin. Le voisin tire sa chasse d’eau qui engloutit la nuit. » Sarré n’est pas pour autant sourd, simplement il fuit toutes les agressions sonores d’aujourd’hui, ce qui n’empêche pas d’écouter ce qui est harmonieux, les oiseaux, la musique — on note le nom des musiciens de jazz, Dexter Gordon, Charlie Parker, Bud Powell, Bill Evans, Thelonious Monk..., ceux de Schubert et Brahms, de Kathleen Ferrier.

   Il faut aussi le silence pour lire et le lecteur qu’est Sarré recopie volontiers le passage d’un livre, les citations en l’occurrence « ne relèvent en rien de la pédanterie mais, simplement, soulignent, ouvrent une voie si besoin est. » Les extraits peuvent être issus de moralistes (Vauvenargues, La Rochefoucauld, Chamfort, La Bruyère), mais tout écrivain est susceptible ‘’d’ouvrir une voie’’, on lit donc des fragments de Valéry, Hesse, Eudora Welty, Beckett, Gide, Chateaubriand, Ceronetti, Charles Cros, Karl Kraus, Saül Bellow, Dickinson, Reverdy ; j’en oublie, évidemment, mais surtout pas Jules Renard et Georges Perros, deux modèles, ni Joubert dont Sarré écrit : « Je n’ose jamais citer Joubert, trop aérien pour moi, trop pur. Je crains de l’abîmer en le saisissant ainsi au vol, si tant est que je le puisse. » Ajoutons un écrivain non cité (sauf erreur), Faulkner, qui a tenu une telle place pour Sarré qu’il rêvait dans sa jeunesse d’aller «  contempler Rowan Oak », la maison du romancier ; le voyage n’a pas eu lieu, mais « Pourquoi tuer un rêve qui ne me voulait que du bien ? »

   Silence pour la lecture, pour apprécier la musique, pour noter ce qui a été vu, mais il n’y a pas enfermement. Sarré écrit : « vitupérer me rassérène » et ajoute aussitôt « et m’appauvrit tout à la fois ». Quand il marque une distance vis-à-vis des pratiques dominantes, il ne rompt pas avec la société : il refuse simplement d’accepter ce qui a souvent été introduit sans réflexion. Ainsi, il n’apprécie guère, venus des États-Unis, les ateliers d’écriture et la lecture publique, relevant à ce sujet une note de Leopardi pour qui il y avait un « vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions ».

 

   Sarré misanthrope ? on parlera plutôt d’une « répugnance croissante au bavardage » et du rejet de ce qui est adulé parce que ‘’moderne’’. Rien qui implique un refuge dans le passé, cette « épave où foisonnent les images », mas une attention sans faille à ce qui ne ment pas, l’art, et sans cesse à ce qui reste de la nature.

on a bu tout le ciel

mais la soif est là toujours

elle est intacte

on veut ce que le vin

ne parvient pas à retenir

bientôt la nuit

le sable froid

la danse des pins dans la pénombre

(dernier poème de Les jours immobiles,

Flammarion, décembre 1990).

 

Note de lecture à propos de son dernier livre, Apostumes (Le bruit du temps, 2017), publiée dans Sitaudis en novembre 2017.

 

Apostumes ? ce terme médical ancien désignait un abcès, une tumeur et Littré, après deux citations de Saint-Simon avec ce sens, ajoute : « Il faut que l’apostume crève, se dit figurément de quelque chose qui doit éclater ». L’abcès crevé, tout va mieux : il s’agit bien de noter ce qui, à un moment précis, a retenu l’attention, tout en sachant que le fait relevé serait probablement oublié sans le carnet ou le cahier à spirale et le crayon. C’est ce que répète à plusieurs reprises Jean-Luc Sarré, « La note est vouée à la précarité, elle ne vaut même que pour ça. » Il y a chez lui, ici comme dans les carnets précédents(1), une mise à distance de ce qu’il écrit et les manières de le dire sont nombreuses ; apostume, note ou encore apostille, chaque fois c’est leur caractère fragile qui est mis en avant : « Si on peut trouver parfois quelque attrait à ces apostilles, c’est à leur précarité qu’elles le doivent ». On note le refus de la cohérence de l’ensemble, les carnets ne seraient la trace que de ses « velléités » ; rien de construit donc, le lecteur se trouve devant des « fragments » et l’idée même que l’accumulation de ses livres finisse par constituer une œuvre irrite l’écrivain. Alors, pourquoi écrire ? La réponse est proposée dès la première page, établissant ainsi une continuité avec les livres déjà publiés ; il me faut poursuivre, écrit J.-L. Sarré, sinon « je perds pied sans le recours des mots ». Perdre pied, c’est ne plus savoir où l’on en est, et l’écriture donnerait une stabilité manquant par ailleurs, d’autant plus absente qu’une part importante des « apostumes » a été notée à l’hôpital.

   Les carnets prennent parfois la forme d’un journal (« Voici quelque temps déjà que je reproche à ce carnet les allures d’un journal ») : pas de dates mais l’ « état précaire » du malade ; ils rapportent alors une expérience inattendue, celle de la clinique, puis de l’hôpital, et de la souffrance. Une opération immobilise J.-L. S. plusieurs semaines et l’oblige ensuite à se déplacer avec une canne, mais il doit retourner vers les médecins, atteint d’un cancer. La lecture, de Loti par exemple, occupe le temps, mais c’est un temps dans un lieu clos où le malade est soumis à un ordre qu’il ne choisit pas, où le regard est borné et se perd — « le retrouverai-je à la sortie ? » La vie dans la chambre fait oublier rapidement ce qu’est l’extérieur, non pas seulement la vie sociale dont J.-L. S. se tient habituellement à l’écart, mais les arbres, les oiseaux, les saisons : c’est cela qui est volé, et la perte importe quand la vieillesse vient, « L’automne, ma saison préférée, est en train de me passer sous le nez sinon totalement sous les yeux. » Les arbres, ce sont le plus souvent ceux qu’il regarde de la fenêtre de son appartement, comme les oiseaux dont certains, mésanges et fauvettes, viennent jusqu’à son balcon pour se nourrir. Cependant, l’hôpital n’est pas un lieu où rien ne se passe.

   J.-L. S. observe et écoute les uns et les autres, indigné par les manières de dire de certains médecins, pour qui les malades sont des choses, des « on », agacé de voir un nonagénaire arpenter le couloir d’un pas alerte quand lui marche difficilement, attendri par un monologue de la femme de ménage. Ce qu’il note, toujours, ce sont les "choses vues", entendues, ce qui dans le quotidien n’a rien de remarquable mais fait de la vie ce qu’elle est : de tout cela, rien ne devient souvenir, tout s’échappe, « cimetière sans sépulture ». Aussi recueille-t-il les conversations dans une salle d’attente, les remarques d’une infirmière, les gémissements et les cris d’une folle dans une chambre proche et, chez lui, le mouvement des oiseaux dans un arbre, les changements du ciel, le bruit insupportable d’une tondeuse à gazon ou des cigales et celui, quasi inaudible, d’une épingle à cheveux — bruit qu’il commente avec humour, « Tu n’as pas honte de prendre ton crayon pour souligner une telle banalité ? ». Cet humour aide à s’accommoder de l’invivable ; J.-L. S. reprend l’anagramme "cancre" / "cancer" et passe de "notules" à "nodules", détaille un rêve (celui de ses obsèques), joue sur le sens de "souffler" (« Que fait le vent entre deux bourrasques ? Il souffle un peu ») et, quand il sort de l’hôpital très amaigri, il projette de grossir plutôt que de racheter des pantalons (« Je ne vais tout de même pas, après les médecins, me coltiner les commerçants ! »).

   Ce qui résiste à l’oubli, au moins pour un temps, ce sont les livres. Ils sont très présents dans les carnets par le biais des citations qui, presque toujours, sont là comme pour confirmer la justesse du contenu d’une note. Commentant ce qu’il découvre dans le visage d’une femme de service, J.-L. S. recopie un extrait du Miroir de l’âme de Lichtenberg (« Le plus divertissant des surfaces de cette terre est, pour nous, le visage humain »). C’est un des écrivains qu’il affectionne, comme Reverdy, La Rochefoucauld, Perros, Montaigne, Proust, Jules Renard, Scutenaire… Ce qui demeure aussi, d’un livre à l’autre, c’est le sentiment très fort d’être en exil parmi ses contemporains et ce qui l’emporte, c’est l’idée d’avoir « le plus souvent vécu » « à la périphérie ». Il ne néglige pas la compagnie d’amis et son amour des chevaux est intact — même s’ils apparaissent peu dans Apostumes —, mais il se sent et se vit en retrait, à côté de, ce qu’il écrit : « L’évitement serait-il mon truc ? Peut-être bien le truc même de toute une vie ». Ce qu’aurait pu prendre à leur compte presque tous les moralistes.

 

 

  • Voir les deux derniers, Comme si rien ne pressait (La Dogana, 2010), Ainsi les jours (Le Bruit du temps, 2014)

 

 

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