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31/10/2019

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico

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                           Message de la pénombre

 

   La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.

23/10/2016

Giorgio Manganelli, Amour

                                   Giorgio Manganelli, Amour, message, lettre, vide

   Si tu m’aimes — et j’ignore si l’amour est permis à qui rêve — , tu m’aimes comme on peut aimer après bien des amours, au point que les mystères, les inexactitudes, les noms échangés, malicieuse persistance, rendent vague, inepte et hagarde toute tentative de ta part d’envoyer des messages, quel qu’en soit le destinataire naturel, ou laborieusement dénaturé, accessible aux seuls entretiens allégoriques ; tu pourrais avoir recours à des catalogues d’exploits, à des proverbes, à des indices flous mais non dépourvus de loyauté ; proposer des symptômes, des signes d’une maladie dotée de sens, un syndrome élaboré, un callot de rêves pénibles et hirsutes. Je pourrais accepter, me diras-tu, vieil homme, un billet vierge, et ne rien écrire dessus ; mais cette virginité ne sera-t-elle pas déjà une allusion au silence, à d’intolérables vacarmes, une proclamation d’identité, ou l’impossibilité de mesurer la distance et de sonder simultanément le désespoir, la dispersion, l’imminence, les allusions au néant ; ne sera-t-elle pas le plus muet murmure, ce qui reviendrait à dire : « Bien que je sois là, nous n’avons rien à nous dire » ; et même : « Toi et moi, nous nous ignorons depuis toujours. »

 

Giorgio Manganelli, Amour, traduction Jean-Baptiste Para, Denoël, 1981, p. 22-23.