17/01/2017
Aimé Césaire, Soleil cou coupé
Marais
Le marais déroulant son lasso jusque là lové autour de son nombril le marais dégoisant les odeurs qui jusque là avaient tissé une épaule avec des aisselles
Le marais défaisant le mauvais œil qui jusqu’à présent lui avait éclairé tant bien que mal le mauvais bouge au fond duquel il entretenait ses mauvaises raisons dans un bocal de sangsues luxueuses réservées au sang des plus illustres têtes couronnées.
et me voilà installé par les soins obligeants de l’enlisement au fond du marais et fumant le tabac le plus rare qu’aucune alouette ait jamais fumé.
Miasme on m’avait dit que ce ne pouvait être que le règne du crépuscule. Je te donne acte que l’on m’avait trompé. De l’autre côté de la vie, de la mort, montent des bulles. Elles éclatent à la surface avec un bruit d’ampoules électriques brisées. Ce sont les scaphandriers des victimes de la réclusion qui reviennent à la surface remiser leur tête de plomb et de verre leur tendresse.
[ …]
Aimé Césaire, Soleil cou coupé, K éditeur, 1948, p. 77.
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25/03/2016
Aimé Césaire, Soleil cou coupé
Tatouage des regards
Yeux accrochés à leur haut pédoncule hypertrophié yeux d’anacardier et pus de tannin sur moi braqués comme un regard de mauvais fruit comme des mouches d’abattoir comme une barbe de justicier
certes je suis du monde l’être le plus percé
chaque homme qui me rencontre s’adjugeant le droit de me planter un clou au hasard de ma tête de mon cœur de mes mains de mes yeux
mais ma grande joie est de tromper les coups : férocité de mon intimité là où ils pensaient trouver le vide — vide sable et friable bois de termite au lieu de l’aubier qu’à volonté non saisonnière je me fabrique —
Penaude en est leur ancre
cependant que fait le gros dos et roucoule mon encre qui remonte encore en sève à la surface me donner une couleur où commodément attendre et surprendre (dans cette forêt où il faut être bête comme Christ, et chou pour être crucifié) l’imbécillité des coups de larrons des clous toujours à l’affût
Aimé Césaire, Soleil cou coupé, K éditeur, 1948, p. 89.
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21/12/2014
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé
DÉFAIRE ET REFAIRE LE SOLEIL
demeure faite d’on ne sait à quel saint se vouer
demeure faite d’éclats de sabre
demeure faite de cous tranchés
demeure faite de grains de la pluie du déluge
demeure faite d’harmonicas mâles
demeure faite d’eau verte et d’ocarinas femelles
demeure faite de plumes d’ange déchu
demeure faite de touffes de petits rires
demeure faite de cloches d’alarme
demeure faite de peaux de bêtes et de paupières
demeure faite de grains de sénevé
demeure faite de doigts d’éventails
demeure faite de masse d’armes
demeure faite d’une pluie de petits cils
demeure faite d’une épidémie de tambours
quel visage aurions-nous à ne pas défier la mer d’un pied plus
retentissant que nos cœurs à grenouilles
Demeure faite de crotte de poule
demeure faite de sumac toxique
demeure faite de plumes pour couronne d’oiseau-mouche
Geôlier est-ce que vous ne voyez pas que mon œil toujours serré dans mes poings crie que mon estomac me remonte à la gorge et l’alimente d’un vol de ravets nés de sa mouture de saburre ?
Bel ange intime usure la mienne la vôtre le pardon est un pied-plat à bannir de notre vue mais ma colère m’apporte seule le bouquet de votre odeur et sa poignée de clés.
Puissant d’elle naissez comme d’elle je nais au jour.
Geôlier mes poings serrés, m’y voici, mes poings serrés m’y voilà dans ma demeure à votre barbe.
Demeure faite de votre impuissance de la puissance de mes gestes simples de la liberté de mes spermatozoïdes demeure matrice noire tendue de courtine rouge le seul reposoir que je bénisse d’où je peux regarder le monde éclater au choix de mon silence
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé, K éditeur, Paris 1948, p. 55-56.
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