17/05/2018
Jacques Roubaud, Traduire, journal
En 1980, paraissait sous la direction de Michel Deguy et Jacques Roubaud un volume imposant de traductions, Vingt poètes américains ; une partie d’entre eux était alors inconnue en France, notamment les poètes objectivistes dont Roubaud avait quelques années auparavant proposé un choix dans Europe (juin-juillet 1977). On ne suivra pas l’ensemble de ses traductions, ni de ses réflexions (voir notamment Description du projet, NOUS, 2013) mais, pour lire avec profit Traduire, journal, le lecteur pourrait reprendre, paru en 1981, Dors, précisément les réflexions qui précèdent les quatre parties de poèmes ; référence y est faite à William Carlos Williams pour la métrique retenue dans le premier ensemble (Dors). Roubaud rompt avec le vers libre "classique" pour ces poèmes qui doivent être dits, poèmes définis comme « des moments de contemplation de peu de mots, vers courts, lignes presque blanches, silences de la voix plus longs que tous les mots » [souligné par moi]. Pour lui, la traduction est une activité critique, elle nourrit l’écriture, permettant par exemple d’expérimenter une métrique.
Si le livre n’avait que cette vertu, il faudrait en conseiller la lecture : il offre une anthologie de la poésie américaine, personnelle certes, qui donne à lire des poètes aujourd’hui connus en France (Gertrude Stein, Keith Waldrop, Louis Zukofsky, Paul Blackburn, Jerome Rothenberg, David Antin, etc.), mais d’autres beaucoup moins, comme Jackson Mac Low, Carl Rakosi (notamment grâce à Philippe Blanchon) ou Christopher Middleton (ce dernier grâce à Auxeméry), ou pas du tout comme Armand Schwerner — avec ici quelques extraits de The Tablet, qui n’a pas trouvé son traducteur —, Clark Coolidge ou Ted Berrigan. La plupart de ces poètes ont, pour le dire vite, transformé dans leur langue la relation à la poésie et c’est aussi le cas du poète de langue allemande Oskar Pastior, dont on lira deux traductions.
En 1981, Roubaud (avec Alix Cléo Roubaud) traduit un texte métapoétique de Gerard Manley Hopkins qui interroge la relation entre vers et poésie, affirmant « La poésie est en fait parole employée seulement pour porter l’inscape(l’intérieur) de la parole, pour le seul compte de l’inscape » et « Le vers est donc parole qui répète en tout ou en partie la même figure sonore » (p. 247 et 248). Les poèmes choisis par Roubaud peuvent l’être pour leur intérêt métrique et, également, pour le fait qu’ils présentent des propositions sur la poésie ; ce n’est pas un hasard si le premier, d’Octavio Paz, donne à lire ceci :
l’écriture poétique c’est
apprendre à lire
le creux dans l’écriture
de l’écriture
Mais sans doute aussi importants que ce genre de textes, de nombreux poèmes permettent de mettre en œuvre dans les traductions des choix métriques. Par exemple, dans un poème de Percy Bysshe Shelley, Roubaud introduit des blancs qui ne sont pas dans l’original : « Ensemble succession de rideaux / que le soleil la lune les vents / Tirent et l’île alors les vents » [etc.] (p. 241). Dans un poème de Cid Corman, c’est l’unité vers-syntaxe et l’identité du mot qui sont mises en cause : « Une fourmi un / instant a / ttentive à / une ombre » (p. 229). Le rôle critique de la traduction joue en même un rôle créatif ; Roubaud "traduit" — transforme — des poèmes de Mallarmé et Hugo pour obtenir de nouveaux poèmes et l’expérimentation le conduit à questionner la langue anglaise en traduisant ses propres poèmes. On retiendra encore la mise en pratique de la proposition de Hopkins — le vers comme reprise de la même figure sonore — avec un long poème dont chaque mot contient le son [a], y compris le titre que l’on voit mal être autrement qu’en anglais (« Wahat a map ! »). Cet exercice oulipien par excellence est en accord avec l’extrait traduit de Palomard’Italo Calvino : le personnage entend regarder le monde « avec un regard qui vient du dehors et non du dedans de lui » (p. 259) ; cette proposition devient vite plus complexe et ne pouvait qu’attirer l’attention de Roubaud : « le dehors regardant du dehors ne suffit pas, c’est du dehors regardé que doit partir le regard qui atteint l’œil du dehors qui regarde. »
La postface d’Abigail Lang, dont il faut rappeler son étude de la poésie de Zukofsky et son activité de traductrice (Lorine Niedeker, Rosmarie Waldrop, David Antin, Elizabeth Willis, Gertrude Stein, etc.), décrit et analyse précisément les principes sur lesquels repose le travail de traduction de Roubaud. Elle retrace ce qu’a été le cercle Polivanov, groupe de recherche fondé par Léon Robel (traducteur de Gorki, Soljenitsyne, Aïgui, etc.) et Roubaud, la réflexion sur les pratiques de Pound et Chklovski. J’extrais de cette excellente synthèse sur Roubaud traducteur les derniers mots de sa conclusion : « Traduire [pour Roubaud] participe du travail de poésie, est pris dans un continuum d’activités de lecture et d’écriture, qui ne sépare pas comparaison et critique, appréhension et réflexion : « J’imagine, je lis, je compose, j’apprends, je recopie, je traduis, je plagie, j’écris de la poésie depuis près de 40 ans. Il m’arrive d’en publier ? » (Description du projet) ».
Jacques Roubaud, Traduire, journal, postface d’Abigail Lang, NOUS, 2018, 368 p., 25 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 28 mars 2018.
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26/04/2018
Charles Olson, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Le printemps
Le cornouiller
éclaire le jour
La lune d’avril
fait la nuit flocons
Les oiseaux soudain
sont multitude
Les fleurs ravinées
par les abeilles, les fleurs à fruit
jetées au sol, le vent
la pluie bousculant tout. Bruit —
sur la nuit même le tambour
de l’engoulevent, nous sommes aussi
occupés, nous labourons, nous bougeons,
jaillissons, aimons Le secret
qui s’était perdu ne se cache
plus, ne se révèle, dévoile
des signes. Nous nous précipitons
pour tout saisir Le corps
fouette l’âme. En grand désir
exige l’élixir
au grondement du printemps,
transmutations. L’envie
se perd qui se traîne. Le défaut du corps et de l’âme
— qui ne sont un —
le coq matinal résonne
et la séparation : nous te saluons
saison de nul gâchis
Charles Olson, dans Jacques Roubaud,
Traduire, journal , NOUS, 2018, p. 86.
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25/04/2018
Oskar Pastior, Bac à sable, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Bac à sable
Mon contraire est si dur à cuire que, si
j’étais son contraire, je ne serai pas. au cont-
raire : il est si indéracinable et coriace que, si
moi, je n’existais pas, il y serait encore, je ne
suis même pas son contraire. Lui au contraire : tellement
plus contraire que je ne le serai jamais. alors me
voilà et j’imagine avec jalousie qu’il est
mon contraire. Comme ça serait bon d’avoir un contraire
qui ne serait pas comme ça. dans mon bac à sable il
y a un personnage qui ne me plaît pas du tout, mais
qui est le contraire. mon bac à sable est ainsi
fait que mes personnages y sont, et jouent,
moi et mon contraire. même si un contraire
fait marcher les personnages, c’est dans le bas
à sable que nous sommes, et pas ailleurs, je suis un
personnage de sa epnsée et je pourrais bien, à mon avis, être aussi
mon contraire, supposons, que je suis si coriace et in-
déracinable, que je puisse être mon contraire,
supposons, que lui soit mon contraire ; supposons
que je ne sois pas le sien, ça serait si beau d’avoir
pour uune fois un contraire un petit moins dur à cuire.
Oskar Pastior, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal,
NOUS, 2018, p. 256.
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24/04/2018
William Bronk (1918-1999), dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Life supports. 9. Été : airs
Et même avant cela l y eut quelqu’un
et il fit ça et ça.
Ça n’était pas très différent. Une profonde
concentration nécessaire, plusieurs mains.
Il pensait que si jamais ils laissaient échapper
cela, ce serait perdu. Et cela se perdit.
Cela fut perdu. Il se passa beaucoup de temps.
Avant lui aussi il y eut quelqu’un.
Qi peut se souvenir de la perte finale ?
La terre rend vagues les plus durs os enterrés.
Regarde, là, où nous sommes encore
dans l’espace particulier, pas le moment
où l’été les airs dépassent, et surpassent
comme les congrégations en l’air des oiseaux.
William Bronk, dans Jacques Roubaud, Traduire,
journal, NOUS, 2018, p. 221.
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01/04/2018
Gertrude Stein, Stanzas in meditation, traduction Jacques Roubaud
Stanzas in meditation
deuxième partie, strophe quatorze
ce n’est pas seulement tôt qu’ils ne font aucune faute
le rouge-gorge et le rossignol
ou plutôt ce qui peut ce qui
peut ce qu’il ce qu’ils peuvent choisir ce qu’
ils savent ou n’aiment pas qu’
ils fassent cela une seul e fois ou pas pareil
et non seulement à ce moment où il leur plaît
d’avoir été absorbés entièrement
et ainsi le trouvent-ils
et ainsi sont-ils
là
là qui n’est pas seulement ici mais ici aussi bien que là.
ils aiment tout ce que j’aime.
Gertrude Stein, traduction de Jacques Roubaud, dans son
Traduire, journal, nous, 2018, p. 70.
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