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10/03/2016

François Muir (1955-1997), Toi, l'égaré (poèmes inédits)

               francois-muir-panoramic.png

Quelle mue soudaine

Te saisit ?

Le vagir s’inscrit en toi,

Te quitte.

Le bégaiement du vieillard

Te poursuit, t’abandonne.

Quel est cet âge ?

 

Tu dresses la carte

De ton corps.

Désert de mots.

Géographie de morsures.

Tu secoues le planisphère.

Un long sifflement te répond.

Il n’y a plus personne.

 

François Muir, Toi l’égaré (poèmes inédits),

La Lettre volée, 2015, p. 13, 26.

14/10/2015

Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin

Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin, corps, femme, voix, écrire

27 fois — et suivantes : Jacques Dupin

 

papier de riz cassant le rêve

où sa jambe revenue

ouvre la garrigue

au son rêche des tissus

une écharde orpheline fait assez simple ra-

ccord persistant

 

la jambe harassée

où le nerf court et brûle

le long de la colonne du souffle

si l’écrire

le détachait de son corps

 

la semence de la voix

soufflée

là même où il répond

et s’en va

 

la suffocation à travers laquelle

il ne respire plus

est nœud gordien

logé au rappel de sa voix ici même

où le champ s’ouvre et se consume dans une fumée âcre

[...]

 

Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin,

dans Koshkonong, n°8, été 2015, p. 16.

 

08/10/2015

Bernard Noël, Poèmes, I, espace pour ombre

Noel.jpg

espace pour ombre

 

espace

de quelle eau lente

fait

un sourire s’épuise

trop devenu sourire

tu

déchires la glace

et

la surface tombe

 

           *

 

qui parle

si le temps est désert

si ta place gelée

on

pose un souvenir

la nuit écume

le corps se fend

 

hier

comme une pierre au fond de l’eau

 

              *

 

regard

de quel regard tombé

cette durée t’exile

l’amour te traverse

et

l’intouchable

 

la vitre refuse l’ongle

le miroir boit le visage

 

le rire même

s’éparpille cassé

 

[...]

 

Bernard Noël, Poèmes I, Textes / Flammarion,

1983, p. 139-141.

24/09/2015

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo

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Aperçu, à la morsure, à la langue de cendre,

illuminé, ses draps déchirés dans la puanteur,

oublié près du gouffre, la salive à la bouche,

comme un garçon d’argile foudroyé, peint, dévoré et sali,

à l’agonie sur l’herbe du pré, puni, poussé dans le trou,

dévorant son foie et touchant l’eau, choisissant,

triant les coquilles dans le noir, écrasant les

bouquets qui puent et qui salissent, les morceaux

perdus dans l’obscurité, Innocent pinçant la fleur,

la feuille rouge de l’arbre, les lèvres sur le bois poli,

la bouche fermée, prêt à mourir, toujours châtié,

toujours libre, les pieds nus sur le limon, en odeur

de neige.

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,

1986, p. 44.

23/09/2015

Carol Snow (née en 1949), Pour, dans Rehauts

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Postures du corps VI

 

Voulant non seulement l’immobilité des collines

mais une médiation — comme un regain

 

sur les collines — mur

de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure

 

massive en marbre noir : un corps

de femme, couchée, courbée ; une éloquence

 

d’os, de coquillage,

pierres portées par-delà la contradiction.

 

                                               

 

                                                Tu t’es arrêtée

au bord de la route, étalement

 

de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes

étendues du vignoble dans l’entre-deux

 

semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question

d’échelle : silence imposant, tel que seules

 

les collines (également

imposantes) pouvaient reposer.

 

Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé

cette vue, penses-tu : les bleus et les verts

et les ocres du proche et du lointain, cette posture

 

précaire de la danse, non le dessin qui unit

le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien

séparé du corps et du terrain, tu étais si

 

figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,

ou bien être née de ces collines

ou bien ton corps

aurait été un modèle pour ces collines.

 

Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès,

p. 3-4.

11/09/2015

Marie Cosnay, Le Fils de Judith

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L’étendue liquide clapotait, de larges cercles concentriques s’écartaient, j’aurais cru un lac avec des algues et des aspérités moussues, les cercles s’éloignant étaient tapissés de petits dessins formant des croix, cela faisait des hachures subtiles. Je me frottais les yeux, rien ne changeait. Les hachures étaient dessinées à l’encre verte, j’y noyais mon regard. Le chagrin m’envahit. Il m’était arrivé de douter  de mon corps. De nuit, parfois, j’avais l’esprit mangé, quelqu’un entrait par ma bouche et ne voulait pas lâcher.

 

Marie Cosnay,  Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, p. 8.

09/09/2015

Denis Roche (1937-2 septembre 2015), Éros énergumène

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Théâtre acte d’amour : 1ère chance

 

hors du bouillonnement de l’instrument, sem-

blable à cette phrase mal tournée de notre suicide

Ensemble, à l’Épée-de-rose ­ enseigne verte, on

Voit un peu de verdure de Sologne au travers —

N’osant donner de l’héroïne aux vers afin que

Nul ne meure d’une telle agronomique erreur :

 

Une jupe fleurie qui crée un Amour à chaque pas,

Dérobe à nos yeux de ravissants appas ; et cette cuisse

Comme à Vénus potelée... À mille beautés,

À mille appas vivants, atours, vous ne substituez que

Des empêchements !... Et ce soulier mignon, sui

Couvre un pied d’Hébé, de Vénus, tout provocant qu’il

Est, vaut-il ses charmes nus ?

Tu en as menti, ô fleur de mes lèvres, les

Haricots et les bulles des folles, ton cul bien

Droit fait vers moi quelques périphrase (inuti-

Les aujourd’hui) en forme de tire-bouchons.

 

Denis Roche, Éros énergumène, Seuil, 1968, p. 46.

 

31/08/2015

Pascal Quignard, Petits traités, II

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   Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes peut-être, étonner les cirons. Parfois l’œil d’un escargot enfant.

   Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement douze à vingt centimètres, et l’épaisseur d’un doigt.

 

Pascal Quignard, Petits tréités, II, Maeght, 1980, p. 83.

10/08/2015

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort

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On attend

depuis le premier jour

qu’on nous touche

le centre

 

Certains

ont voulu venir

mais n’ont pas été loin

 

Nous ne sommes peut-être pas

assez élastiques

 

                *

 

On ne se croise pas

 

Chacun son enveloppe

 

                 *

 

Il ne faut pas croire

les animaux

différents de nous

 

Ils attendent

qu’on leur mette les mains dedans

 

Il fait noir

au milieu de la viande

 

                 *

 

On ne caresse jamais

l’intérieur d’un corps

 

                  *

 

On pense

que quelqu’un viendra pour aider

à nous retenir

 

C’est une erreur

 

Le corps se sectionne dans le corps

 

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort,

éditions Unes, 1991, p. 9-13.

 

02/08/2015

Antonin Artaud, L'amour sans trève

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L’amour sans trêve

 

Ce triangle d’eau qui a soif

cette roue sans écriture

Madame, et le signe de vos mâtures

sur cette mer où je me noie

 

Les messages de vos cheveux

le coup de fusil de vos lèvres

cet orage qui m’enlève

dans le sillage de vos yeux

 

Cette ombre enfin, sur le rivage

où la vie fait trêve, et le vent,

et l’horrible piétinement

de la foule sur mon passage.

 

Quand je lève es yeux vers vous

on dirait que le monde tremble,

et les feux de l’amour ressemblent

aux caresses de votre époux.

 

Antonin Artaud, Poèmes (1924-1935), dans Œuvres

complètes, I*, Gallimard, 1976, p. 262.

17/07/2015

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail

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[...]  

  Tu t’endors. Ta main froisse des feuilles noires. Tes ongles brillent. Ton nom s’efface... Mes deux mains ennemies pétrissent la terre noire, avant de dormir.

 

   Un profil, et l’absence de récit. Je ne meurs pas. Je ne dessine plus. J’émiette le trait à l’écoute d’un visage. Affilement de la lune à son premier quartier.

 

   Pierres dressées, marches forcées. Il n’a jamais respiré plus librement qu’à travers cette lapidation immobile d’un corps, d’un autre corps contre le ciel.

 

   De toi et de personne, j’ignore le bord et le cœur. Comme un agonisant debout...

 

Tendresse du vide dans la scansion des pierres sèches du muret. Lourdeur des figues sous les feuilles, la lumière. Et devant elle, mes doigts cassés, ivres morts...

 

   Marques de dents de singe sur ton corps errant. Marques vertes, douleur ambiguë. Je m’enfonce, comme un glacier, dans le soleil...

[...]

 

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1962, p. 61-66.

01/06/2015

Maël Guesdon, Voire

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                                             IV

 

Il y a plusieurs manières pour les yeux d’être utiles à ceux qui les voient.

 

S‘elle — ne me faites pas dire.

 

Du dehors des plaies ce qui prend forme — et sur une face tout se donne.

 

 

Sort d’une fatigue ancienne où les fragments d’idées ne se répètent plus.

 

Elle rassemble les bouts. Mange un peu de sa peau.

 

 

Par hasard tombe toujours sur la même face. Sans trucage.

 

Une partie de ses vêtements est restée accrochée au bord. Elle enlève le tissu de sa bouche. Elle essuie sa bouche.

 

 

Le monde se lit dans l’eau.

 

Se connaît par variables — seulement la peur de ce qui n’a pas lieu.

 

Maël Guesdon, Voire, Corti, 2015, p. 57-60.

28/05/2015

Eugène Savitzkaya, À la cyprine : recension

 

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À la cyprine paraît en même temps qu’un roman, Fraudeur, longtemps après les poèmes de Cochon farci, en 1996, chez le même éditeur. On sait que cyprine désigne une espèce minérale, dont une variété de couleur bleue est utilisée comme pierre précieuse, mais il s’agit ici d’un homonyme ; "cyprine", dans ce livre, est le nom des secrétions vaginales provoquées par l’excitation sexuelle, en accord avec un extrait du Corps lesbien de Monique Wittig donné en exergue : « Une agitation trouble l’écoulement de la cyprine ». Donc, ces poèmes ne sont pas à proposer aux jeunes gens pubères ou, au contraire, on en encouragera la lecture, selon ce que l’on imagine que les dits pubères doivent connaître du vocabulaire et des pratiques sexuels.

 

   Sans jeu de mots, Savitzkaya appelle un chat un chat, et l’on relèvera au fil de la lecture couilles, bite, chatte, baiser, cul, vit, con, également des expressions variées pour évoquer les parties du corps,  éléments du désir, et les positions et actions des corps amoureux, par exemple "tailler une plume", "chas de l’aiguille", « babeurre suintant de la baratte », « cirer la fleur », etc. Le corps féminin est exalté, et surtout le sexe, parfois dans des vers au ton ronsardien, comme « doucement moussu de bouclettes ton ventre », mais souvent plutôt brutalement : « à grands coups de cul agite la fleurette reine ». Aux classiques métaphores végétales (« touffe », « tige », « rose ») s’opposent  l’emploi recherché de « gynécée » au sens de pistil dans un poème où le corps devient fleur, ou l’inattendue qualification du vagin : « au goût de baie de genévrier ». L’homosexualité — masculine — a sa place (« maigre cul masculin / à cheval sur bâton nerveux ») parmi l’universel coït, conçu comme une dévoration : le corps de la crevette est absorbé par le poisson, lui-même par le héron, à son tour par l’air qui, enfin, disparaît dans l’univers, « vaisseau en mouvement ». La liste n’est pas close mais, si développée soit-elle, elle ne justifierait pas la lecture du recueil, la "poésie érotique" (ou prétendue telle) brodant sur quelques thèmes rebattus depuis fort longtemps. Ce sont donc d’autres caractères qui peuvent retenir le lecteur.

 

   Tout d’abord, il peut  reconnaître le bestiaire de Savitzkaya, qui définissait les animaux comme des « fragments de terre animés, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles »1 ; ils sont présents, par leur nom (mouche, pie, hirondelle, lézard, carpe, canard, moustique faisan, merle, brebis, hulotte, etc.), par ce que leur nom suggère (bouc, tourterelle, coq, dauphin — qui porte la coquille de Vénus sortie des eaux), ou comme personnages d’un récit. Ainsi, les trois cochons (l’un mâle, un autre femelle, un troisième « ange porcin ») trouvent un remède à leurs différences : « [...] tout s’aboucha, s’imbriqua / s’emboita, s’adonna, sabota, samedi / quand tout apparut ». C’est ce travail sur le son et le sens qui importe et fait exister le thème choisi. Ici, le jeu de mots d’un premier vers, « Cybèle bêle », ferait sursauter si l’on ne s’apercevait pas que le poème est organisé à partir de la récurrence de la consonne /b/ ; là, tous les vers riment en /ue/, le dernier à l’écart (« demain ») ; ailleurs, un néologisme, cofourchons, suit la série enfourchée, cofourchée, califourchon. Ajoutons l’emploi des quasi homophones (nous deux / nés d’eux), des quasi anagrammes (ovule / olive), la reprise dans un long poème de la cellule (qui + verbe) chaque fois avec le refrain « à ma porte marbrée », les jeux sur la polysémie (matrice, terme d’anatomie et de typographie), la construction syntaxique symétrique (« Si elle me le demande [...] / Si je lui demande [...] ») suivie par la position asymétrique des corps. Ajoutons encore des figures féminines, comme celles inverses d’Eulalie, la sainte violée, et d’Astrée, nom de la constellation de la Vierge dans la mythologie.

 

   Ces éléments, parmi d’autres, donnent leur sens au recueil mais, cependant, À la cyprine n’emporte pas l’adhésion comme, par exemple, Cochon farci. L’univers si particulier de Savitzkaya est bien là, y compris avec des souvenirs d’enfance comme cette vision de l’enfant  dans le pré, monté sur un jars, vision reprise dans Fraudeur, avec son obsession aussi caractère éphémère des choses et des sentiments, du temps qui passe, dès les premiers poèmes (« Elle passe, elle passe / la jolie, la jolie vie »). Sans doute est-ce l’absence d’homogénéité de l’ensemble qui gêne ; un poème sur un restaurant bruxellois ou un autre sur une bière, parmi d’autres, détonnent dans un ensemble thématique par ailleurs bien conduit, mais dont on sait qu’il est habituellement mal reçu.

 

 

 

1. Eugène Savitzkaya, dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991.

Eugène Savitzkaya,  À la cyprine, éditions de Minuit, 2015, 104 p., 11, 50 €.

Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 18 mai.

 

05/04/2015

Samuel Beckett, Pour finir encore

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                                Se voir

 

   Endroit clos. Tout ce qu’il faut savoir pour dire est su. Il n’y a que ce qui est dit. À part ce qui est dit il n’y a rien. Ce qui se passe dans l’arène n’est pas dit. S’il fallait le savoir on le saurait. Ça n’intéresse pas. Ne pas l’imaginer. Temps usant de la terre en user à regret. Endroit fait d’une arène et d’une fosse. Entre les deux longeant celle-ci une piste. Endroit clos. Au-delà de la fosse il n’y a rien. On le sait puisqu’il faut le dire. Arène étendue noire. Des millions peuvent s’y tenir. Errants et immobiles. Sans jamais se voir ni s’entendre. Sans jamais se toucher. C’est tout ce qu’on sait. Profondeur de la fosse. Voir du bord tous les corps placés au fond. Les millions qui y sont encore. Ils paraissent six fois plus petits que nature. Fond divisé en zones . Zones noires et zones claires. Elles en occupent toute la largeur. Les zones restées claires sont carrées. Un corps moyen y tient à peine. Étendu en diagonale. Plus grand il doit se recroqueviller. On sait ainsi la largeur de la fosse. On la saurait sans cela. Des zones noires faire la somme. Des zones claires. Les premières l’emportent de loin. L’endroit est vieux déjà. La fosse est vieille. Au départ elle n’était que clarté. Que zones claires. Se touchant presque. Lisérées d’ombre à peine. La fosse semble en ligne droite. Puis réapparaît un corps déjà vu. Il s’agit donc d’une courbe fermée. Clarté très brillante des zones claires.

[...]

 

Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, p. 51-52.

27/02/2015

Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas : recension

 

   La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 20141, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.

 

   La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme

                    elle n’est pas seule dans

                    l’obscurité du lit

 

présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :

                    les yeux posés sur moi

                     sans me voir

   La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.

   "Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »2, encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :

                : une nuit simple :

 

                : un corps :

                abordant les

                 terres lointaines

 

                  après la

                   traversée

   L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :

                      les yeux posés sur moi

                      sans me voir

 

   nue dès lors devant qui ?

 

   Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.

 

   Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.

   Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.

 

     

Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.

Cette recension a été publiée dans Sitaudis

 



1 Voir ici une note à propos de Christiane Veschambre, Versailles Chantiers.

2  Une rencontre ? Le vers « matière de nuit » est aussi le titre d’un recueil de Lionel Ray, où l’on peut lire que l’évidence du soleil est opposée à « la légende oubliée des sources ».