01/10/2018
Albert Cohen, Carnets, 1978
Lorsque je me couche sur ma droite et que je ferme les yeux pour m’endormir, j’ai peur de ma mort et je suis scandalisé. Je n’accepte pas de perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n’est pas un impalpable ectoplasme à gogos. Mon âme, c’est moi. Ce n’est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d’araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c’est mon corps et non un magique souffle. Or, je n’accepte pas de ne plus bouger, moi dont la main droite en cette minute studieusement bouge. Je n’accepte pas que moi qui suis ne soit plus, et bientôt plus. Quelle aventure que ce mobile que je suis soit bientôt immobile et de toute éternité.
Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 89.
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14/09/2018
Pierre Chappuis, Un élan semblable
Un élan semblable
Ravie (impossible de la rattraper), happée vertigineusement par son cri. L’affolement. Embrasée mais inerte. Tension de tout l’être, engouffré, qui ne s’appartient plus, non plus qu’à lui. Dans l’affolement d’une course effrénée pour tenter de la rejoindre, il est lui-même le jouet d’une force qui, souveraine, impérieuse, fait en lui des ravages, l’affouille et le comble tout à la fois. Un manque absolu et une jouissance absolue (mais pour le dire il n’y a, n’y eut jamais de nom). Une vague immense s’est emparée d’eux, les enroule, les traverse, les fait vibrer d’un commun accord. Promesse d’un aboutissement différé. Parviendra-t-il à lui communiquer, enlacée, l’énergie qui le jette dans un transport, oui, presque de détresse ? Confusion des corps qui est aussi écart — infime, infranchissable —, rapprochement extrême en un point brûlant où se noue la jouissance, de là rayonnant jusqu’aux limites de ce que peut recevoir de plus intense la conscience. Jeet tumêlés dans un étrange chacun pour soi. Solidaires. Ensemble par le trait d’union de leurs caresses : les mains donnent vie, explorent les pleins et les déliés les modèlent, les réinventent. Parallèlement, au plus intime — oh ! frémissement ! — reflux, concentration qui est également expansion infinie. Éperdus tous deux à jamais, dans un éclair.
Étreindre (stringere), de la même famille qu’étroit, strict (strictus), racloir, étrille (strigilis) : serrer, étriller, ligoter.
*
Telle la poésie : non, sauf s’il s’agit d’exprimer — presser hors de soi — ce qu’on porte en soi de plus secret, enfoui, de plus personnel mais aussi — mots ou semence — commun, anonyme.
Pierre Chappuis, Battre le briquet, "en lisant en écrivant", Corti, 2018, p. 147-148.
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26/04/2018
Charles Olson, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Le printemps
Le cornouiller
éclaire le jour
La lune d’avril
fait la nuit flocons
Les oiseaux soudain
sont multitude
Les fleurs ravinées
par les abeilles, les fleurs à fruit
jetées au sol, le vent
la pluie bousculant tout. Bruit —
sur la nuit même le tambour
de l’engoulevent, nous sommes aussi
occupés, nous labourons, nous bougeons,
jaillissons, aimons Le secret
qui s’était perdu ne se cache
plus, ne se révèle, dévoile
des signes. Nous nous précipitons
pour tout saisir Le corps
fouette l’âme. En grand désir
exige l’élixir
au grondement du printemps,
transmutations. L’envie
se perd qui se traîne. Le défaut du corps et de l’âme
— qui ne sont un —
le coq matinal résonne
et la séparation : nous te saluons
saison de nul gâchis
Charles Olson, dans Jacques Roubaud,
Traduire, journal , NOUS, 2018, p. 86.
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20/02/2018
Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')
Pour remplacer tous les amours
Que je n’aurai jamais
Et ceux que je pourrais avoir
J’écris
Pour endiguer le flux reflux
D’un temps que sillonne l’absence
Et que mon corps ne peut tromper
J’écris
Pour graver en mémoire courte
Ce qui défait mes jours et nuits
Rêve réel, réel rêvé
J’écris
Georges Perros, Œuvres, édition établie
et présentée par Thierry Gillybœuf,
Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.
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19/12/2017
Cécile A. Holdban, Battements, dans I rouge
Battements
tu noues chaque matin brin par brin
veine par veine
ton corps au monde
mais derrière le rideau de nuit comme de hauts cyprès
tes mains demeurent suspendues hors du don
Cécile A. Holdban, Battements, dans I rouge, "L’invisible", revue en ligne, 2017, p. 35.
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03/12/2017
Carolin Callies, Inventaire (Inventar)
Inventaire
ce que tu as, caillots, goulots, taches de vin,
clous, bouchons, veiné de rouge ;
qu’étaient ces rides, ces coupes blancs-de-marbre,
ces cols immaculés ; ce qui git là, sa fin lui échappe des mains.
Qu’était-ce, peau martelée, pulpe des doigts,
Album des jours, ivre de lin,
& l) l’embouchure
tes lèvres seules cousues à la main
inventar
du hast gerinnsel, hälse, male,
pflöcke, korken, rotgeädert ;
waq warn das falten, marmorschale
kragen da lehnt das lezte aus den händen
was warn das hautbeschläge, fingerkuppen,
tagealben, linnentrunken
& dort am mundstück
nicht mehr als deine handvernähten lippen
Carolin Callies, dans Achtervahn / Le grand 8,
Wallstein Verlag / Le Castor Astral, 2017, p. 37 et 36.
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21/08/2017
Erwann Rougé, L'enclos du vent, photographies Magali Ballet
une nudité peut-être
sans doute une clarté
sur l’encolure rouge des oiseaux
mais cela n’explique pas
la violence de l’air
dans la nervure des langues
les yeux ne sont plus des yeux
le cœur n’est plus le cœur
le corps d’une âme se dessine
sous les paupières
Erwann Rougé, L’enclos du vent, photographies
Magali Ballet, isabelle sauvage, 2017, p.20.
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10/08/2017
Pascal Quignard, Petits traités, II
Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes peut-être, étonner les cirons. Parfois l’œil d’un escargot enfant.
Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement douze à vingt centimètres, et l’épaisseur d’un doigt.
Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1980, p. 83.
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09/05/2017
Jacques Izoard, La Patrie empaillée
Déjà nous attendons juin,
et que les rixes craquent,
ensoleillées comme
tant d’autres appareils du corps :
les yeux dans leurs loges,
gloutons et sereins,
les dents d’aix, les sûres
traces de doigts sur la jambe,
entre les cuisses bleues-belles,
longues du feu tapi.
Jacques Izoard, La Patrie empaillée,
Grasset, 1973, p. 72.
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28/02/2017
Dorothea Grünzweig, Album de poésie
Traduis et rêve
Je suis un poème à l’instant traduit
dissous et récréé
ne me rappelle aucune dérive
entre mon moi démonté et remonté
rêve juste que c’est arrivé
Je dis
Viens vieux corps
sois mon hôte dans le nouveau
il vient
est invisible passe en moi
reste dans le présent
si bien que je suis moi et
à ma place
Un ruban me traverse
je n’en vois pas les extrémités
et quelqu’un dit
C’est la corde de l’âme
indissoluble inébranlable
Et dit
Elles seront autour de lui
car le corps n’est que prêté
transformées métamorphosées
Dorothea Grünzweig, Album de poésie,
traduction C. Colomb et M. Millischer,
dans Europe, n°1055, mars 2017, p. 264.
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12/02/2017
Jean Tardieu, Accents
Couple en marche
— Les doigts doublés d’un souvenir d’argile
En mouvement sous le désir des mains ;
— La dent qu’agace une grêle de grains
Mots inconnus aux lèvres malhabiles ;
— Sur l’œil goulu demi-jointes paupières
Fixant la ligne où l’élan se résout ;
— L’ouïe attentive à l’intime tonnerre
Mineur du ciel et du sol coup par coup ;
— Proche tempête, éclaire (que seuls redoutent
Les regards froids, riche orage inventé
Par l’enchanteur à tâtons sur une route
Et tout fumant de lente volonté ;
— Le pas, qu’un contre temps voisin balance,
— Le corps, hanté d’un corps qui l’accomplit,
— Et l’âme, — gerbe, — escalade, — puissance,
En équilibre au versant de la nuit.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 34.
***
L’association des amis du peintre Gilbert Pastor entre dans sa deuxième année.
Le site internet progresse : http://gilbert-pastor.blogspot.fr <http://gilbert-pastor.blogspot.fr/>
nous espérons qu’il vous intéressera ; n’hésitez pas à envoyer vos remarques et propositions à : jp.sintive@wanadoo.fr
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06/02/2017
Louis Dubost, Fin de saison
Au lever du jour
la nuit se vide d’un coup
chaque matin
c’est comme ça
la bouche sèche
dès que le corps
petit à petit consent
à se mettre à jour
à remplir le temps
comme une brouette
puis le verser en vrac
encore plus loin
l’ombre l’accompagne
en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.
Louis Dubost, Fin de saison,
le phare du cousseix, 2017, p. 8.
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22/11/2016
Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle
De la nuit et du vide
On m’a menti, il n’y a rien sous mes doigts, je ne sens rien de mon visage dans le miroir, comme je ne sens rien sous mes doigts quand j’ouvre un livre et que je touche ce qui est écrit.
On m’a menti, moi qui suis d’abord un corps, avec ma tête que je touche sans cesse parce que je ne la vois pas, ma peau à travers de laquelle je respire, mes poils qui me protègent, mes cheveux, mon sexe qui me reproduit, mes mains et mes bras qui me dirigent dans la nuit, mes jambes et mes pieds qui me déplacent sur la terre dans le jour. Moi qui suis ce que je suis, avec une matière et une odeur avec lesquelles je suis né, avec lesquelles je disparaitrai.
On m’a menti, on m’a dit que c’était moi dans la glace, que j’étais cette image intouchable, ce reflet insaisissable que l’on ne peut pas atteindre, moi qui suis si proche de moi, qui me touche qui me sens, moi qui suis si fragile, qui ai mal au moindre choc, qui saigne à la moindre blessure, qui m’abîme tous les jours, qui vieillis et qui un jour serai mort et qui ne serai plus que quelques os, un petit tas de poussière sur la terre.
Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle, Argol, 2016, p. 147-148.
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01/05/2016
Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt déchiré...
Ce qui est resté d’un Rembrandt…
Comme une odeur d’étable : quand, des personnages, je ne vois que le buste (Hendrijke à Berlin) ou seulement la tête, je ne peux m’empêcher de les imaginer debout sur du fumier. Les poitrines respirent. Les mains sont chaudes. Osseuses, noueuses, mais chaude. La table du Syndic des Drapiers est posée sur de la paille, les cinq hommes sentent le purin et la bouse. Sous les jupes d’Hendrijke, sous les manteaux bordés de fourrure, sous les lévites, sous l’extravagante robe du peintre les corps remplissent bien leurs fonctions : ils digèrent, ils sont chauds, ils sont lourds, ils sentent, ils chient. — Aussi délicat et grave que soit son regard, la Fiancée juive a un cul. Ça se sent. Elle peut d’un moment à l’autre relever ses jupes. Elle peut s’asseoir, elle a de quoi. Madame Trip aussi. Quant à Rembrandt lui-même, n’en parlons pas : dès son premier portrait sa masse charnelle ne cessera de s’accélérer d’un tableau à l’autre jusqu’au dernier, où il arrive, définitif, mais non vidé de substance. Après qu’il a perdu ce qu’il avait de plus cher — sa mère et sa femme — on dirait que ce costaud va chercher à se perdre, sans politesse envers les gens d’Amsterdam, à disparaître socialement.
Vouloir n’être rien, c’est une phrase qu’on entend souvent. Elle est chrétienne : faut-il comprendre que l’homme cherche à perdre, à laisser se dissoudre ce qui, de quelque manière, le singularise banalement, ce qui lui donne son opacité, afin, le jour de sa mort, de présenter à Dieu une pure transparence, même pas irisée ? Je ne sais pas et je m’en fous.
Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, dans Ouvres complète, IV, Gallimard, 1968, p. 21-23.
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14/04/2016
Hervé Piekarski, L'état d'enfance, II
Une fable
On a retrouvé le corps du vieillard dans le fossé, on a déclaré la fin des recherches mais le corps du vieillard continuait de pourrir dans le fossé. On a interrogé la femme dont le fils n’était pas rentré puis la femme s’est mise à pleurer, on a libéré les chevaux mais c’était là chose absurde car les chevaux étaient déjà en liberté. Le lendemain le fils est rentré puis il s’est assis dans le café et il a demandé où était la femme. On avait emporté le corps du vieillard à la morgue et certains auraient voulu qu’on le brûle. Le fils a pensé que la femme était pour quelque chose dans la disparition du corps. Les messieurs de la ville ont dit qu’ils reviendraient et la femme s’est rendu compte qu’un dernier appui avait cédé dans son cœur et qu’il lui faudrait tomber et ensuite se relever.
Hervé Piekarski, L’état d’enfance, II, Flammarion, 2016, p. 83.
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