06/03/2014
Henri-Pierre Roché, Don Juan et...
Don Juan et La Louchon
Ah ! dit la femme du sergent qui passait par là, c'est cette petite traînée de Louchon que vous attendez ce soir ,
« Hein, vous n'avez qu'à siffler et elle vient se coucher come une vraie petite chienne !»
« Non, Madame, ce n'est pas ainsi ! Je l'attends et je ne sais pas si elle viendra.»
« Si elle vient, ce n'est pas sûr d'avance qu'il arrivera ce que vous pensez. »
« Et si cela arrive, c'est une grande grâce qu'elle me fera. »
Don juan et Florine
Sa nuque brillait dans la fête, et ses tempes étaient fines.
Don Juan la pria, l'emmena dans le bosquet, sauta en selle et l'invita à monter avec lui son beau cheval.
Yeux baissés, souriante, elle se laissa placer entre ses bras.
Le cheval partit d'un doux galop, contourna une pelouse du parc, et bientôt piqua vers la forêt.
Pâmée, « Ah, pourquoi, murmura-t-elle, les hommes m'aiment-ils ? »
Don Juan ralentit son cheval. Il y avait devant eux un tas de feuilles mortes. Quand ils passèrent à côté, sans la regarder, il la poussa dedans.
Et il continua vers la forêt.
Henri-Pierre Roché, Don Juan et..., André Dimanche, 1994, np.
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03/03/2014
Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens
Chant I
Strophe première
Du terminus saint-Lazare
à l'arrêt Havre-Haussmann
L'autobus vingt et neuf, départ de saint-lazare
Comme la ligne vingt
Ce n'est pas par hazare
Les lignes dont le nom commence par un deux
Partent toutes
Partaient
Des lazaréens lieux
À moins que dépecée un jour par un caprisse
De la èr-a-té-pé quelqu'un ne finisse
Ailleurs : ainsi le vingt et deux à l'opéra
Célèbre par son chic et par ses petits ra
Ce haut lieu musical où des milliers se prèsse
Tels des touristes zen partance vers la grèsse
Pour entendre don juan, falstaff ou turandot
Avec plus de ferveur qu'en attendant godot
De mauroy disait quidam dedans la poste
Confondant avec la rue où fidèle au poste
La donzelle chanté' par brassens opérai
Le recrutement d'un client bien argentai
J'insère ici deux vers que je vous donne en primes
Afin de respecter l'alternance des rimes
Dans un film de clouzot autre confusi-on
Analogue on entend
Belle précisi-on
"On ne badine pas avec l'amour" d'alfrède
De musset
Admirez !
[...]
Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, éditions
Attila, 2012, p. 11.
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24/02/2014
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005
Le sentiment de la nature, de son "étrangeté" est peut-être le degré le plus bas de la perception du non-humain, de la perception de puissances qui ne relèvent pas de l'espèce humaine. Oui, c'est peut-être quelque chose de très primaire, mais c'est du moins quelque chose qui vous arrache à la toute puissance de nos sociétés humaines, faisant craquer les bornes d'un univers artificiellement clos, tel celui de la "ville tentaculaire".
Je me suis dit soudain que le Louvre était mes sentiers, mes bois, mes montagnes perdus. Ce n'est pas que l'esprit, c'est aussi, tout autant, la chair du monde que je retrouve ici fugitivement.
Je brouille le monde en moi. Le chaos intérieur donne un reflet chaotique du monde. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien. La perte est immense. Et comme était modeste, la provende que je faisais à travers champs ! Quelques piécettes de l'incalculable fortune proposée. Aujourd'hui cependant, seule leur réminiscence conserve un certain éclat dans la besace du passé. La lumière, le vent, ce qui ne se stocke pas, ne s'emporte pas dans la poche, cela seul peut-être s'accorde à quelque chose de très intime, en un point où cœur, sens, esprit coïncident, se confondent.
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, Le bruit du temps, 2014, p. 48, 56, 80.
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12/02/2014
Joseph Joubert, Carnets, I
Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.
On ne devrait écrire ce qu'on sent qu'après un long repos de l'âme. Il ne faut pas s'exprimer comme on sent, mais comme on se souvient.
Enseigner, c'est apprendre deux fois.
Ceux qui n'ont à s'occuper ni de leurs plaisirs ni de leurs besoins sont à plaindre.
Les enfants veulent toujours regarder derrière les miroirs.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Les uns disent bâton merdeux, les autres fagot d'épines.
L'un aime à dire ce qu'il sait, l'autre à dire ce qu'il pense.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Joseph Joubert, Carnets, I, textes recueillis par André Beaunier, avant-propos de J.P. Corsetti, préface de Mme A. Beaunier et A. Bellesort, Gallimard, 1994 [1938], p. 73, 79, 143, 143, 161, 165, 172, 176, 183, 183, 211.
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08/02/2014
Dominique Buisset, Quadratures, postface de Jacques Roubaud
Les éditions NOUS ont 15 ans...
www.editions-nous.com
Parascève
16
De tout faire une ligne de mots
tout réduire à cette noircissure
peu à peu dont se griffe la page
grincement où s'étouffe la rage
et se dénoue le piège d'émo-
tion que rend la vieille narcissure
à moi regardante et pas si sûre
d'aimer reconnaître au tavelage
du miroir un saugrenu jumeau.
*
Quadratures
11
Universelle maison de l'équivoque
amour à travers tant de chambres couru
— et nous les habitons tantôt tantôt l'une
l'autre toujours si mal qu'elle nous le rend
bien — de ce monde où toute prise nous fuit
et c'est un leurre de tenir, où jamais
le milieu n'est juste ni l'instant rendu
— seule dure à perte la rage —, rends-le
nous, et sa piqûre dont s'ourlent de nous
les nuages filant par dessus tout vite
dans l'équivoque biais de l'universel.
Dominique Buisset, Quadratures, postface
de Jacques Roubaud, NOUS, 2010,
p. 91 et 19.
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28/01/2014
Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti (2)
Je suis seul ; il fait froid ; il pleut sur le jardin ; la lumière tombe ; profondément, je suis bien.
Pluie régulière et pas fine, claquettes légères sur le plastique du toit. Je viens de raturer "heureux" parce que ce n'est pas l'adjectif approprié. Je suis neutre, c'est-à-dire en paix avec ce monde (non pas le monde) et avec moi (non pas les autres).
Aucun stoïcisme ou quelconque dépassement par je ne sais quelle vertu, aucun principe suivi d'une quelconque spiritualité lointaine. C'est parfaitement immédiat : un accord profond avec la pluie, le bout de mur gris, les arbres quasi nus, cette lumière pauvre juste. Juste ce moment : accord. Je vis avec ; je me dissous dedans. Je ne parle pas de bonheur, je parle d'être Le neutre, c'est de l'être pur.
Aucune sagesse. Vivre en tension, contradiction présente ou alternance d'angoisse et de calme. Être sage revient à être mort avant de mourir. Aucune envie de cela : je préfère de loin affronter mes peurs, mes joies... mon lot de vivre, souffrir inclus, car tout cela ne va pas sans mal. Mais pouvoir au moins me dire que je n'ai pas évité ma vie.
Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti, éditions centrifuges, 2013, p. 51.
Photo Tristan Hordé
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26/01/2014
Jean-Loup Trassard, Territoire
Une semaine avec Jean-Loup Trassard
Il pleut, les saisons empiètent les unes sur les autres, rarement répondent à ce qui est attendu d'elles, il fait sec de nouveau pour quelques jours, les murs sèchent, la cour sèche, il y a un affleurement pierreux juste au devant de l'ancienne étable. L'hiver entasse des génissons bourrus là-dedans, l'été ils sont hors, à l'herbage, l'étable vide, porte ouverte, des poules entrent. Le volet est sur une sorte de fenêtre, toujours fermée, à l'intérieur on a mis devant un râtelier contenant du foin. La peinture, brun presque orangé, s'est craquelée, le bois qu'elle couvre a vieilli sans bouger, sans autre fatigue qu'être battu par les pluies mouillé séché mouillé, années au long... Les planches sont aux deux bouts, haut et bas, comme rongées, et même sur leurs bords, ce qui les sépare les unes des autres, les disjoint. Un verrou de fer est poussé à fond vers la droite dans un anneau scellé au mur. On ne sait pas à quoi servirait d'ouvrir ce volet, mieux vaut que l'étable demeure ombreuse et que, plaqué contre le mur épais, il empêche la pluie le vent qui secouent chênes et toitures de pénétrer dans le creux garni de paille où les ventres se touchent. Donc le verrou n'est plus manœuvré. La poignée courbe reste en repos mais entre la barre (ronde rouillée) et le bois peint un goupillon pour les bouteilles, son manche, a été coincé tout de biais. La tige raide est constituée par une torsade très serrée de métal oxydé, gris à peu près, formant un petit anneau à son extrémité (celle qui descend plus bas que le verrou). Au-dessus se trouve la brosse, des poils blancs ordonnés par rangs successifs en forme de grappe, avec une sorte d'épi à la pointe.
Jean-Loup Trassard, Territoire, textes et photographies, Le temps qu'il fait, 1989, n.p.
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25/01/2014
Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme
Photographie Jean-Loup Trassard
Une semaine avec Jean-Loup Trassard
Cognée, haches & merlins
S'il ne faut ruer (c'est-à-dire jeter) le manche après la cognée, n a cette fois perdu pour ainsi dire le nom avant l'outil. Mais au mot de cognée, qui n'est plus dit, je n'oppose nulle dureté d'oreille tant il sait alentour étende les bois du Moyen Âge, la neige, appeler surtout l'idée d'un abattage des arbres par nécessité our se chauffer.
Durant la guerre fut retrouvé le lien direct entre un grincement d'arbres qui tombe et le crépitement du feu : le bois étant à peine sec il fallait le faire fumer sur les côtés de la cheminée. Seule excuse, un peu hâtive, au sacrifice de tel châtaignier-écusson (énorme tronc, feuillage rare, châtaignes précoces) que je regrette encore. J'ai vu tomber alors beaucoup de pieds, participant au jeu, évaluant l'entaille, tirant sue les cordes come pour un vêlage, fêtant la chose !
Aussi malgré les défrichements agricoles et l'exploitation aérée des forêts, parce que son bruit lointain dans les brumes fait mal (que dire alors du cri inquiétant de la tronçonneuse! ), j'écrirai bien : cognée, outil de destruction. Cette incisive emmanchée triomphe en une heure, deux peut-être, de la patience séculaire de tout arbre, met à bas le domaine du vent. C'est la plus grande des haches, maniable à deux mains. Le fer souvent en est long, étroit dans le corps, large au tranchant.
Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme, Le temps qu'il fait, 1981, p. 21-22.
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03/01/2014
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir
Ode
Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J’entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s’accouple d’une ourse,
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Le monde renversé
Sonnet
L’autre jour inspiré d’une divine flamme,
J’entrai dedans un temple, où tout religieux
Examinant de près mes actes vicieux,
Un repentir profond fit soupirer mon âme.
Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,
Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux
Je m’écriai tout haut : ce sont ici mes Dieux,
Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.
Le Dieux injuriés de ce crime d’amour
Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;
Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.
Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;
Car je suis assuré que je mourrai martyr,
Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.
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23/12/2013
Tanizaki, Éloge de l’ombre
Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.
La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.
Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.
Tanizaki, Éloge de l’ombre,, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.
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14/12/2013
Hommage à Michel Chaillou, Domestique chez Montaigne
15 juin 1930-11 décembre 2013
Un hommage de Claude Chambard :
En pensant à Michèle, David, Mathilde & Clément.
Notre ami Michel Chaillou est mort, mercredi 11 décembre, il avait eu 83 ans le 15 juin. Depuis hier soir je ne cesse de revenir à ses livres, ses livres qui m’accompagnent depuis des années et des années. Ses livres sans lesquels la vie aurait moins de saveur, sans lesquels la langue aurait moins de saveur. Car quelle langue que celle de Michel. Quel styliste, quel conteur. Je me souviens de notre première rencontre à Poitiers, en 1989, lors des journées « À quoi sert la littérature ? » en compagnie de Florence Delay, de Claude Margat, de Jean-Loup Trassard, de Jacques Roubaud, de Juan Benet — qui voulait se faire ouvrir les églises poitevines en pleine nuit et avec qui nous étions allés voir la maison où vivait Pierre Jean Jouve étudiant, avant de finir la nuit dans sa chambre d’hôtel à boire beaucoup trop — et de bien d’autres… Je l’ai invité avec Michèle de nombreuses fois en Aquitaine pour parler de lui, de son travail, de Montaigne — les lycéens silencieux suspendus à ses paroles, à son verbe inoubliable qui faisait tout passer avec une immense générosité —, de ses lectures… Nous avons pris des ascenseurs, nous sommes descendus dans des caves, dans des parkings souterrains, nous avons roulé la fenêtre fermée… lui qui était claustrophobe… nous étions bien ensemble, souvent il faisait croire que j’étais son jeune frère car nous avions tous deux les cheveux bouclés. Michèle à l’inoubliable regard souriait à toutes ses gamineries. C’était simple et heureux. Je devais écrire un livre sur la tauromachie pour sa collection chez Hatier « Brèves littératures », d’une richesse considérable, mais qui fut arrêtée trop tôt. J’ai publié son magnifique texte : Les livres aussi grandissent — à l’enseigne de À la campagne, éditeur discret — qu’il avait écrit pour le salon du livre de jeunesse de Montreuil, puis nous l’avons réédité au crl Aquitaine. Ils sont venus faire quelques étapes lors de l’écriture de La France fugitive, cette randonnée rêveuse dans des paysages avec Michèle, un couple d’amoureux (depuis 1966) dans la petite Twingo (un vrai personnage) — « À dire vrai, je n’ai jamais su partir. D’abord pour partir, il faut être là, or je suis tellement toujours ailleurs, distrait, préoccupé, filant ma laine. ». Alors ils sont revenus pour le plaisir de l’amitié. Ils ont déménagé d’un premier appartement pour s’installer au coin du boulevard du Montparnasse, c’était moins haut et plus vivant… David, le fils aimé, compositeur, vit à quelques encablures, les deux petits enfants sont tout près… Michel s’en est allé… il nous reste ses livres pour toujours et tant et tant de beaux souvenirs. Et sa voix dans les oreilles, sans fin.
Ses livres, de Jonathamour son premier en 1968 chez Gallimard à L’Hypothèse de l’ombre qui vient de paraître toujours chez Gallimard, en passant par ce qui est le plus singulier dans son œuvre Le Sentiment géographique, ou l’incroyable Domestique chez Montaigne, La Croyance des voleurs qui l’a sans doute fait repérer d’un plus vaste public avec son incipit inoubliable : « Chez nous on a une table, quatre chaises, plus l’éternité. », puis ce furent par exemple cet étonnant hommage à Pouchkine, La Rue du capitaine Olchanski : roman russe, Mémoire de Melle qui le vit reprendre le roman familial, La Vie privée du désert, Le Ciel touche à peine terre, Indigne indigo, Le Matamore ébouriffé qui lui ressemble tant, 1945, Le Dernier des Romains, La Fuite en Égypte et tant d’autres, car c’est une œuvre immense et abondante que Michel nous confie, à nous maintenant d’en prendre soin et de la faire passer.
On peut le retrouver sur son site : http://michel-chaillou.com/index.php
Teste publié sur : http://www.unnecessairemalentendu.com/
*
Un court extrait de Domestique chez Montaigne
« Je suis si touché au vif », écrivait un ami de Montaigne à la nouvelle de sa mort, Le 13 septembre 1592. Jour comme aujourd'hui qu'on sent nez contre terre, dans les feuilles. À l'ouest, au-dessus de Bonnefare, l'ensemble de la meute, énormes cumulus piqués par ce gueux de tonnerre. Une cabane brûla cette nuit au milieu des vignes, sort d'entendre Alex sur le seuil de L'Amérique. La pluie effondre le tournant, le talus fatigue devant l'école communale. Un couple mâchonne un idiome que leur Volvo certainement parle. Alex tarde à s'avancer dans le grondement sourd. « La fête à Fombazet », tape un rougeaud avec son verre. Personne n'y prête attention à cause de l'orage. Des buveurs rappellent les pins foudroyés du Fourquet, un hameau sur la route de Papessus. « C'est la fête », répète l'ivrogne. Alex observe la marche générale des nuages. Il y a une semaine, le 16, chassant à l'ouverture dans un fond, bas de pente couronnée de maigres avoines, un de ses chiens avait été allumé par l'électrique. Les autres de peur perdirent jusqu'à leurs noms qu'il corna en vain parmi le tressaillement des grands bois. Ils rentrèrent au soir, embroussaillés, peltes d'épines, encore houleux de l'explosion. Aussi leur maître redoute-t-il l'éclair, les roses, les blancs, les violacés. Il sait que du bruit au coup de fouet, claque seulement l'espace de la zébrure.
Michel Chaillou, Domestique chez Montaigne, Gallimard, 1982, p. 30-31.
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10/12/2013
Christian Prigent, Demain je meurs
intermède I
Un dimanch' matin/ (c'est l'été),
On s'est levé tôt, / on s'est s'coué.
On a pris son p'tit / déjeuner
En trempant le pain . dans l'café.
On a mis sa bell' / chemisette
Et sa culott' bleue / la plus chouette.
Foulard rouge au cou, / les socquettes
Pas tir'bouchonnées, / la raie nette.
Car c'est aujourd'hui / qu'on y va,
Avec maman, a / vec papa,
Même avec Mémé, / tralala.
Sur son trente et un / d'apparat.
Où ça ? Où ça ?
À la fête (pas à Neuneu, non non !
Ni Dieu, mon Dieu non !
Ni foraine avec les autos-tampons
Ni de Saint-Michel goinfrer saucissn !
À cell' du Parti, car c'est la plus belle
La fêt' de l'Aube' nouvelle !
On verra les chars avec les donzelles
Dessus en dentelles.
Figurer les peuples du monde entier
Autour d'une terre en papier mâché.
C'est pour nous apprendre à coexister
Dans un univers enfin pacifié.
Une en kimono de papier crépon
Avec des aiguill's dans le chignon :
C'est Madam' Japon
Une en gandoura de band's de carton
C'est en Arabie qu'on se nipp' comme ça.
Une autre en chapka de vrais poils de chat :
C'est l'URSS (vivats ! vivats !)
Et cetera.
[...]
Christian Prigent, Demain je meurs, P.O.L, 2007, p. 146-147.
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08/12/2013
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985
À deviner
— Est-ce que c'est une chose ?
— Oui et non.
— Est-ce que c'est un être vivant ?
— Pour ainsi dire.
— Est-ce que c'est un être humain ?
— Cela en procède.
— Est-ce que cela se voit ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela s'entend ?
— Tantôt oui, tantôt non.
— Est-ce que cela a un poids ?
— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.
— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?
— C'est à la fois un contenant et un contenu.
— Est-ce que cela a une signification ?
— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.
— C'est donc une chose bien étrange ?
— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...
— Est-ce que cela porte un nom ?
— Oui, le langage.
Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986, p. 297-298.
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15/11/2013
Philippe Beck, Chants populaires
Chaque poème ou chant populaire s'inspire ici d'un conte "noté" par les Grimm. (Avertissement, p. 7)
27. Technique
La force de l'homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu'il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande. Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou : « Voici »
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises sont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu'il y a une idée
dans le souffle. L cause
étonnement.
Et l'arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle vient bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d'invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.
D'après « Le Loup et l'Homme »
Philippe Beck, Chants populaires, Flammarion,
2007, p. 85-86.
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07/11/2013
Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se mheurt [sic]
(...) Tant que nous avons vécu chez nos parents, nous étions en réalité enfermés dans deux cachots, et lorsque l'un de nous croyait être enfermé dans le cachot le plus terrible des deux, l'autre avait tôt fait de le détromper en rapportant que le sien était bien plus terrible. Les maisons familiales sont toujours des cachots, rares sont ceux qui parviennent à s'en évader, lui dis-je, la majorité, c'est-à-dire quelque chose comme quatre-vingt-dix-huit pour cent, je pense, reste enfermée à vie dans ce cachot, où elle est minée jusqu'à l'anéantissement, jusqu'à mourir entre ses murs. Mais moi, je me suis évadé, lui dis-je, à l'âge de seize ans je me suis évadé de ce cachot, et depuis je suis en fuite. Ses parents m'avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être cruels, tandis que, réciproquement, les miens lui avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être atroces. Lorsque nous nous retrouvions à mi-chemin entre nos maisons parentales, lui dis-je, sur le banc à l'ombre de l'if, je ne sais plus si tu t'en souviens, nous parlions chaque fois de nos cachots familiaux et de l'impossibilité d'y échapper, nous échafaudions des plans, uniquement pour les rejeter aussitôt comme totalement chimériques, sans cesse nous évoquions le renforcement continu du mécanisme répressif de nos parents, contre lequel il n'y avait aucun remède.
[...]
Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se meurt, récits, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, p. 11-13.
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