09/08/2011
Jacques Borel, Journal de la mémoire
La phrase longue, oui, et le recul, sans cesse, de l’apparition de tel événement ou de tel personnage qui ont pourtant, dès le début, été annoncés. Je sais que c’est pour eux que j’ai pris le départ, à eux que je finirai par en venir, mais leur introduction se trouve infiniment retardée par l’intrusion, à mesure que l’écriture avance de son pas propre et de plus en plus indépendant, de mille thèmes, de mille sensations, de mille associations, de nouveaux jalons spontanément jaillis, dont à la fois elle se nourrit et se compose, et qui l’entraînent. C’est aussi qu’un monde se déroule en nous à chacune des moindres secondes que nous vivons, que tout, pensées, sensations, soudains affleurements de la mémoire, provoqué par le langage et à son tour le provoquant, accourt ensemble, et que, si l’on veut tout capter de cette profusion instantanée, si l’on veut vraiment aller jusqu’au bout, comme j’espère pouvoir le faire un jour, de chacun de ces mouvements, de cet indivisible flux à chaque seconde tout entier présent et à chaque seconde aussi éveillant de nouvelles harmoniques, l’on ne peut, sous peine d’appauvrissement, éviter cette profusion, cette ramification ou cette prolifération de l’écriture, cette multiplication des incidentes, qui sont à l’image même de la vie de la conscience et de ses franges plus obscures.
Jacques Borel, Journal de la mémoire, éditons Champ Vallon, 1994, p. 54.
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05/08/2011
Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers
Poète, on ne l’est guère que quelques années dans une vie et, durant ces années, quelques mois ou semaines (je dirai volontiers : minutes) ; qui plus est, sans pouvoir sur le retour de ce saisissement qui nous exclut. Car c’est commodité, si nous ramenons la poésie à des noms de poètes qui en sont si peu les auteurs (comme on a toujours dit — j’entends les poètes eux-mêmes, en proie à cette fatalité ; non pas des docteurs qui soudain s’en épatent, et se sentent d’autant plus libres d’en juger qu’elle les épargne). Et, bien sûr, d’un certain point de vue impressionniste ou statistique, il y a autant de poésies que de poètes. Mais comment pourrait-on parler de la poésie en général, si l’inflexion fondamentale, commune aux voix les plus diverses, n’était en fin de compte anonyme ? Cette plénitude intermittente, celui qui la connaît un peu sait bien qu’elle est dépossession. Dépossession heureuse, mais dépossession. De sorte que la poésie a toujours été faite par tous, ou par personne si l’on préfère.
Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985, p. 9-10.
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03/08/2011
Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais
On ne peut écrire qu'en perdant
le corps de ce que l'on nomme.
Tu parles, tu écris pour que les choses
ne coïncident plus avec elles-mêmes.
On n'écrit pas pour donner aux choses une
place, on écrit pour faire de la place ;
pour que l'arbre ne vienne jamais dans son
nom et que la pierre se taise dans ce qui la
désigne.
Écrire, c'est apporter de l'eau à une source
pour qu'elle découvre sa soif.
Écrire, c'est appeler, appeler surtout pour
que rien ne vienne.
Tu parles, tu écris pour ne pas perdre pied,
pour te tenir dans la distance de
toute chose.
Comment continuer à écrire en sachant
qu'aucun mot ne peut contenir le corps
de ce qu'il nomme.
Écrire, c'est chercher sans cesse un point d'appui.
Écrire, pour lire sa voix dans la voix
des autres.
Peut-être que nos mots sont la seule
terre où l'on peut s'établir ?
Écrire, c'est se tenir à côté de ce qui
se tait.
Écrire, c'est maintenir l'appel,
n'être que le lieu de cet appel.
Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais, dans Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'Invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, éditions Lettres vives, 2009 (Pas japonais avait été publié en 1992, éditions Unes), p. 93, 95, 95, 96, 96, 98, 100, 100, 101, 103, 104, 106.
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01/07/2011
André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)
(Poésie : se rappeler la nuit le matin)
Deux poètes, deux poésies :
celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.
Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce labeur servira.
les mots défaillants
tous défaillants, tremblants, comme moi,
comme ce bras à nouveau saisi de paralysé
Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.
pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.
Le soc rougi qui laboure la terre.
Lumière aigre de la première lampe au fond du village
au centre des toits.
La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.
Écrire
Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.
Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.
Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,
légèrement différentes de la réalité première.
Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.
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28/06/2011
Michel Deguy, "Rencontre culturelle de poésie", dans Brevets
« Rencontre culturelle de poésie »
[…]
Quand on dit « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », c’est qu’on n’aime plus le tout — et bientôt plus du tout. C’est ce que ne se disent pas les « spécialistes » ramassés en congrès syncrétique, pas même apparentés, donc, à ceux d’une « équipe scientifique » qui doivent comparer et totaliser en quelque façon les protocoles de labo, les hypothèses et travaux… La poésie, je veux dire ce que des contemporains, qui pensent avoir la modernité dans leur dos, dénotent souvent des termes de « production poétique », devenue inégale à sa réflexion, voire méprisante à l’égard de la « philosophie de la poésie », intolérante même à l’idée d’un débat public agitant le « il y a quelque chose que je n’aime pas chez toi », laisse à l’organisation culturelle le soin de rassembler les « poètes » en participants qui boivent à sa santé, on dit « symposium ».
Que si la puissance culturelle invitante est, d’aventure, le Pays-de-Galles ou la Réunion, on y parlera de « la poésie galloise » ou « réunionnaise » — mais pas de la poésie. Défense de la « minorité », examen statistique des publications en gallois ou en réunionnais, revendication des droits à l’expression, etc.
Quant à la revue : une revue de poésie se trouve confirmée par le culturel en sa spécialité : elle est localisée ; son local est celui des petits-médias (heures creuses, radios libres, rubriques « d’information » dans la feuille de chou, etc.) Naguère elle fut grande Revue (Nord-Sud, Commerce, nrf 1930, etc.) ; c’était avant le culturel ; elle évoquait le tout à son voisinage, elle était fragmentairement encyclopédique, arrogante, etc. N’est-ce donc pas ce qu’une revue « malgré tout » doit reconquérir, repoursuivre ? Faire apparaître « le tout », en emblèmes abyssaux, et en articulation problématique avec ses autres, dans la sphère où elle joue son rôle.
Michel Deguy, Brevets, éditions Champ Vallon, 1986, p. 140-141.
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26/06/2011
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Rhétorique : dépouillés de la rhétorique, on ne se bat plus que les poings nus. (Ferblanterie des mythologies, armurerie comique et naturelle, etc.) O finissait par ne plus entendre que le choc des armures. Nous sommes aujourd’hui au point si intéressant, si vif, de nous reconstituer une coquille.
André du Bouchet par Giacometti
Dire : pourquoi est-ce que j’écris, ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir, ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contre dire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.
Aujourd’hui, comme chaque jour : il faut que la « poésie » devienne plus (autre chose) qu’un constat ou bien se démette. (Moralité, règle de vie, rythme impératif, non-impérieux — mais le mot est détestable.)
Rhétorique. Le « sonnet » devait être une sorte de garde-fou. Écrits par centaines. Des bonheurs relatifs — et de détail — assez pour rendre heureux dans une certaine mesure — mais dans l’ensemble, une fois bouclé le sonnet, rien de bien moderne, ni qui valait qu’on s’y attache ou s’y abîme. Il n’y avait plus qu’à recommencer. Mallarmé essaie d’en faire un absolu, un gouffre. Il s’y abîme. Tout près, justement, de forcer le langage : il n’écrit qu’une poignée de sonnets , au lieu de la multitude que le genre comporte.
De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé des idées du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera sa sueur. Mais d’abord lui-même —
(Reverdy. C’est ça la réalité telle que je la sens et la respire : mais il faut tout redécouvrir pour soi, comme si vous n’aviez jamais écrit, jamais rien dit. Mais cela je ne l’aurais jamais aussi bien su si je ne vous avais pas lu.)
ART : perpétuel.
Il n’y aura jamais de terme à cette surprise, à cet étonnement sans précédent que nous donnent un poème, une œuvre d’art, pour aussitôt (à condition de nous avoir donné cette surprise, cet étonnement) rentrer dans tout ce qu’il y a de plus familier. L’homme familier (« miracle dont la ponctualité émousse le mystère », Baudelaire) ne cessera jamais de s’émerveiller de lui-même, de se voir reflété dans les yeux de ses semblables.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955,éditon établie et préfacée par Clément Layet, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 30, 31, 33, 34, 44, 58, 62.
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22/06/2011
Ivar Ch'Vavar, Travail du poème
Le réel n’est pas ce que je vois, parce que je ne vois pas ce qui est là (pourtant bien là). Je ne vois rien du tout de ce qui est là. — Ce que j’appelle l’effet de réel, c’est quand je vois ce qui est là. Cela m’arrive. — Soit dans la "réalité" (immédiatement), soit dans une œuvre, par exemple en écoutant un morceau de musique, regardant un tableau ou un film, lisant un poème ou une page de roman. — Je n’ai jamais pu admettre qu’une œuvre soit moins "réelle" que la "réalité". On appelle souvent poésie l’œuvre où se produit un effet de réel : qui fait qu’on accède au réel, une sorte d’"illumination" ou je ne sais pas quoi qui fait qu’on voit, et que soi-même on devient réel, on est, on ne souffre plus du "trop peu de réalité", et c’est l’harmonie des Navahos ou la vie unitive des bouddhistes : le réel… On peut appeler poésie l’acte créateur qui constitue cette œuvre et donne à travers elle accès au réel… Souvent faut-il l’intercession d’un créateur pour voir ce qui est. Les peupliers de Monet sont là et les vieux souliers de Van Gogh, les rochers de Cézanne, on apprend à voir en regardant ces tableaux ; et la musique de Bach, de Nielsen ou de Schnittke, on apprend à entendre la musique du monde. Le monde est là et un talus de Rimbaud est là, un ciel de Pierre Jean Jouve ; et Thomas Hardy ou Bernanos, Dostoïevski nous montrent des hommes et des femmes réels, et quand on lit Soleil hopi de Talayesa il y a des parois rocheuses qui sont là vraiment, présentes verticalement. — L’art n’a pas d’autre message. Ou s’il en a d’autres, ils n’appartiennent pas au même plan (plan du réel), le seul message de l’art, c’est que le réel est là, qu’il faut seulement tomber de le voir, comme qui dirait, et on est dans l’harmonie, ou l’acuité ou l’évidence, je ne sais pas comment vous appelleriez ça.
Ivar Ch’Vavar, Travail du poème, Préface de Laurent Albarracin, édition des Vanneaux, 2011, p. 121.
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18/06/2011
Jude Stéfan, Grains & issues
Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage — on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet —, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D. Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte — le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient « auteurs », comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, ou j’ « engage » ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.
Jude Stéfan, « De l’engagement (ou la poésie, elle), dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.
© photo Tristan Hordé
envoi
outre les cendres
au soir d’un beau jour
il n’y a plus le sentiment
du temps ou des choses il
n’y a plus que la lettre
phrases et tablettes
brûlées les seules questions
dieu, la mort, le temps, l’amour,
la mer, le trou
où jouir et naître
pourquoi jadis ces sourcils fournis
adieu riantes peintures
Sertorius et Pompée
les mouches d’été
Jude Stéfan, Caprices, Gallimard, 2004, p. 81.
p. de Virgule
j’ai longtemps médité sur ta nudité
le mur était enlacé de lierre le
même qui dévorerait ta rouille
mes mains froides à ton flanc battant
et les rides sur ton visage attendant
puis nous nous crucifiions soudain
en pleurs comme emprisonnés aheurtés à
nos parois de chair, j’ai longtemps cher-
ché ta tombe désertée toutes tes âmes
mortes qui riaient et qui chantaient
dans les dimanches Toi seule m’étrei-
gnais le membre en chemin je mange enco-
re ta lourde langue Olga ma tante ma
Suzeraine
Jude Stéfan, La Muse province (76 proses en poèmes), Gallimard, 2006, p. 15.
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16/06/2011
Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure
Chanson du dernier enfant juif
Mon père est pendu à l’étoile,
ma mère glisse avec le fleuve,
ma mère luit
mon père est sourd,
dans la nuit qui me renie,
dans le jour qui me détruit.
La pierre est légère.
Le pain ressemble à l’oiseau
et je le regarde voler.
Le sang est sur mes joues.
Mes dents cherchent une bouche moins vide
dans la terre ou dans l’eau,
dans le feu.
Le monde est rouge.
Toutes les grilles sont des lances.
Les cavaliers morts galopent toujours
dans mon sommeil et dans mes yeux.
Sur le corps ravagé du jardin perdu
fleurit une rose, fleurit une main
de rose que je ne serrerai plus.
Les cavaliers de la mort m'emportent.
Je suis né pour les aimer.
Edmond Jabès, Chanson pour le repas de l’ogre, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 69.
Autour d’un mot comme autour d’une lampe. Impuissant à s’en défaire, condamné, insecte, à se laisser brûler. Jamais pour une idée mais pour un mot. L’idée cloue le poème au sol, crucifie le poète par les ailes. Il s’agit, pour vivre, de trouver d’autres sens au mot, de lui en proposer mille, les plus étranges, les plus audacieux, afin qu’éblouis, ses feux cessent d’être mortels. Et ce sont d’incessants envols et de vertigineuses chutes jusqu’à l’épuisement.
Parler de soi, c’est toujours embarrasser la poésie.
Il y a des êtres qui, leur vie durant, sont demeurés la tache d’encre au bout d’une phrase inachevée.
Un jour, la poésie donnera aux hommes son visage.
Le lecteur seul est réel.
La poésie est fille de la nuit. NOIRE. Pour la voir il faut ou braquer sur elle une lampe de poche — c’est pourquoi, figée dans sa surprise, elle apparaît à nombre de po ètes comme une statue — ou bien, fermer les yeux pour épouser la nuit. Invisible, puisque noire dans le noir, pour se manifester à vous, la poésie fera usage alors, de sa voix. Le poète se laissera fléchir par elle. Il ne s’étonnera plus lorsque, confiante, cette voix, pour lui, prendra la forme d’une main : il lui tendra les siennes.
Lorsque les hommes seront d’accord sur le sens de chaque mot, la poésie n’aura plus de raison d’être.
À l’approche du poème, aurore et crépuscule redeviennent la nuit, le commencement et le bout de la nuit. Le poète y jette alors son filet, comme le pêcheur à la mer, afin de saisir tout ce qui évolue dans l’invisible, ces myriades d’êtres incolores, sans souffle et sans poids, qui peuplent le silence. Il s’emparera, par surprise, d’un monde défendu dont il ignore les limites e tla puissance et surtout l’ empêchera, une fois pris de périr ; les êtres qui le composent, comme les poissons, préférant la mort à la perte de leur royaume.
Hanté par chaque ombre perpétuée indéfiniment, il déchire un rideau de velours, paupière du secret.
La poésie n’a qu’un amour : La poésie.
Edmond Jabès, Les mots tracent, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 156, 157, 158, 158, 159, 163, 164, 165, 165.
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15/06/2011
Jean Tardieu, Da capo, Margeries
La voix
Il me semble avoir, toute ma vie, entendu une certaine voix, étrangère à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence et ne peut pas ou ne sait pas, ou ne veut pas me dire tout ce qu’elle sait. Un guide quelquefois, parfois aussi un abîme, un conseil dangereux, mais toujours une vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable, une sorte de démon de la conscience, de la connaissance (ou plutôt de l’inconnaissance), m’imposant le devoir absolu de transcrire avec soin, ses injonctions, ses plaintes et même ses menaces.
Lorsque à mon tour, c’est moi qui interroge et qui demande : « Pour qui ? Pour quoi ? Dans quel but ? », cette voix ne répond pas, mais elle a du moins le pouvoir de me communiquer une certitude obscure : c’est que (peut-être dans ce monde, peut-être hors de ce monde), il existe une région sereine et innocente où tout est su, compris et consommé d’avance. Où la rencontre d’un seul avec tous est non seulement possible mais attendue depuis toujours. Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de toute joie, de toute douleur, au-delà même de toute parole, une « réconciliation » avec ce qui nous dépasse et nous dévore. La fusion et le retour des êtres séparés qui se retrouvent dans l’unité, dans l’absence originelle.
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 35.
La tête vide
Dans les chemins creux et perdus
je suis homme parmi les hommes
Point d’ombre plus haute que moi
point d’écho plus long que la voix
j’ai l’épaisseur de la surface
Plus léger que feuille d’automne
sous le murmure de l’oubli
qui passe à travers les mains vides
habillé de soleil
et d’incompréhensible
silence dans les branches.
(1944)
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 228.
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12/06/2011
Guillevic, Art poétique, Terraqué
Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Il t’arrive des mots
Des lambeaux de phrase.
Laisse-toi causer. Écoute-toi
Et fouille, va plus profond.
Regarde au verso des mots
Démêle cet écheveau.
Rêve à travers toi,
À travers tes années
Vécues et à vivre.
Ce que je crois savoir,
Ce que je n’ai pas en mémoire,
C’est le plus souvent,
Ce que j’écris dans mes poèmes.
Comme certaines musiques
Le poème fait chanter le silence,
Amène jusqu’à toucher
Un autre silence,
Encore plus silence.
Dans le poème
On peut lire
Le monde comme il apparaît
Au premier regard.
Mais le poème
Est un miroir
Qui offre d’entrer
Dans le reflet
Pour le travailler,
Le modifier.
— Alors le reflet modifié
Réagit sur l’objet
Qui s’est laissé refléter.
Chaque poème
A sa dose d’ombre,
De refus.
Pourtant, le poème
Est tourné vers l’ouvert
Et sous l’ombre qu’il occupe
Un soleil perce et rayonne,
Un soleil qui règne.
Mon poème n’est pas
Chose qui s’envole
Et fend l’air,
Il ne revient pas de la nue.
C’est tout juste si parfois
Il plane un court moment
Avant d’aller rejoindre
La profondeur terrestre.
Guillevic, Art poétique, dans Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 166, 172, 177, 178,180 et 184.
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10/06/2011
Hilde Domin, A quoi bon la poésie aujourd'hui
À quoi bon la poésie aujourd’hui
À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore — comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.
Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.
La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.
Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?
Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.
Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.
En tout cas, c’est la réalité qui est en cause (1). Je citerai Joyce, qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience [Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».
Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.
La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?
[…]
Hilde Domin (1909-2006)
Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.
C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?
La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.
Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, éditons Médecine et Hygiène, Chêne-Bourg (Suisse), 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.
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31/05/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
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30/05/2011
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur
POETA FIT, NON NASCITUR
"How shall I be a poet?
How shall I write in rhyme?
You told me once 'the very wish
Partook of the sublime.'
Then tell me how! Don't put me off
With your 'another time'!"
The old man smiled to see him,
To hear his sudden sally;
He liked the lad to speak his mind
Enthusiastically;
And thought "There's no hum-drum in him,
Nor any shilly-shally."
"And would you be a poet
Before you've been to school?
Ah, well! I hardly thought you
So absolute a fool.
First learn to be spasmodic —
A very simple rule.
"For first you write a sentence,
And then you chop it small;
Then mix the bits, and sort them out
Just as they chance to fall:
The order of the phrases makes
No difference at all.
'Then, if you'd be impressive,
Remember what I say,
That abstract qualities begin
With capitals alway:
The True, the Good, the Beautiful —
Those are the things that pay!
"Next, when you are describing
A shape, or sound, or tint;
Don't state the matter plainly,
But put it in a hint;
And learn to look at all things
With a sort of mental squint."
"For instance, if I wished, Sir,
Of mutton-pies to tell,
Should I say 'dreams of fleecy flocks
Pent in a wheaten cell'?"
"Why, yes," the old man said: "that phrase
Would answer very well.
"Then fourthly, there are epithets
That suit with any word —
As well as Harvey's Reading Sauce
With fish, or flesh, or bird —
Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,'
Are much to be preferred."
"And will it do, O will it do
To take them in a lump —
As 'the wild man went his weary way
To a strange and lonely pump'?"
"Nay, nay! You must not hastily
To such conclusions jump.
"Such epithets, like pepper,
Give zest to what you write;
And, if you strew them sparely,
They whet the appetite:
But if you lay them on too thick,
You spoil the matter quite!
"Last, as to the arrangement:
Your reader, you should show him,
Must take what information he
Can get, and look for no im-
mature disclosure of the drift
And purpose of your poem.
"Therefore, to test his patience —
How much he can endure —
Mention no places, names, or dates,
And evermore be sure
Throughout the poem to be found
Consistently obscure.
"First fix upon the limit
To which it shall extend:
Then fill it up with 'Padding'
(Beg some of any friend):
Your great SENSATION-STANZA
You place towards the end."
"And what is a Sensation,
Grandfather, tell me, pray?
I think I never heard the word
So used before to-day:
Be kind enough to mention one
'Exempli gratia.'"
And the old man, looking sadly
Across the garden-lawn,
Where here and there a dew-drop
Yet glittered in the dawn,
Said "Go to the Adelphi,
And see the 'Colleen Bawn.'
'The word is due to Boucicault —
The theory is his,
Where Life becomes a Spasm,
And History a Whiz:
If that is not Sensation,
I don't know what it is.
"Now try your hand, ere Fancy
Have lost its present glow—"
"And then," his grandson added,
"We'll publish it, you know:
Green cloth—gold-lettered at the back —
In duodecimo!"
Then proudly smiled that old man
To see the eager lad
Rush madly for his pen and ink
And for his blotting-pad —
But, when he thought of publishing,
His face grew stern and sad.
Lewis Carroll, "Poeta fit, non nascitur", dans The Complete Works, with an introduction by Alexander Woolcott, ant the Illustrations by John Tenniel, London, The Nonesuch Press, 1973 [1939], p.790-793
«Comment pourrais-je devenir poète ?
Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »
Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu.
« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.
Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.
Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !
Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.
« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »
« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.
De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit :
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.
Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.
Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.
Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »
« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »
Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".
Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.
Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »
Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, non paginé.
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27/05/2011
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement
[…]
Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :
— Tu joues
— Je mets du jeu.
— Du je ?
— Du jeu. Le je n’y est pour rien.
[…]
Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.
[…]
Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.
[…]
La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Ce que je trouve.
Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?
Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.
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