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30/05/2011

Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur

lewis carroll,henri parisot,devenir poète,écrire la poésie 

 

POETA FIT, NON NASCITUR

 

"How shall I be a poet?
   How shall I write in rhyme?
You told me once 'the very wish
   Partook of the sublime.'
Then tell me how! Don't put me off
   With your 'another time'!"

The old man smiled to see him,
   To hear his sudden sally;
He liked the lad to speak his mind
   Enthusiastically;
And thought "There's no hum-drum in him,
   Nor any shilly-shally."

"And would you be a poet
   Before you've been to school?
Ah, well! I hardly thought you
   So absolute a fool.
First learn to be spasmodic —
   A very simple rule.

"For first you write a sentence,
   And then you chop it small;
Then mix the bits, and sort them out
   Just as they chance to fall:
The order of the phrases makes
   No difference at all.

'Then, if you'd be impressive,
   Remember what I say,
That abstract qualities begin
   With capitals alway:
The True, the Good, the Beautiful —
   Those are the things that pay!

"Next, when you are describing
   A shape, or sound, or tint;
Don't state the matter plainly,
   But put it in a hint;
And learn to look at all things
   With a sort of mental squint."

"For instance, if I wished, Sir,
   Of mutton-pies to tell,
Should I say 'dreams of fleecy flocks
   Pent in a wheaten cell'?"
"Why, yes," the old man said: "that phrase
   Would answer very well.

"Then fourthly, there are epithets
   That suit with any word —
As well as Harvey's Reading Sauce
   With fish, or flesh, or bird —
Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,'
   Are much to be preferred."

"And will it do, O will it do
   To take them in a lump —
As 'the wild man went his weary way
   To a strange and lonely pump'?"
"Nay, nay! You must not hastily
   To such conclusions jump.

"Such epithets, like pepper,
   Give zest to what you write;
And, if you strew them sparely,
   They whet the appetite:
But if you lay them on too thick,
   You spoil the matter quite!

"Last, as to the arrangement:
   Your reader, you should show him,
Must take what information he
   Can get, and look for no im-
mature disclosure of the drift
   And purpose of your poem.

"Therefore, to test his patience —
   How much he can endure —
Mention no places, names, or dates,
   And evermore be sure
Throughout the poem to be found
   Consistently obscure.

"First fix upon the limit
   To which it shall extend:
Then fill it up with 'Padding'
    (Beg some of any friend):
Your great SENSATION-STANZA
   You place towards the end."

"And what is a Sensation,
   Grandfather, tell me, pray?
I think I never heard the word
   So used before to-day:
Be kind enough to mention one
   'Exempli gratia.'"

And the old man, looking sadly
   Across the garden-lawn,
Where here and there a dew-drop
   Yet glittered in the dawn,
Said "Go to the Adelphi,
   And see the 'Colleen Bawn.'

'The word is due to Boucicault —
   The theory is his,
Where Life becomes a Spasm,
   And History a Whiz:
If that is not Sensation,
   I don't know what it is.

"Now try your hand, ere Fancy
   Have lost its present glow—"
"And then," his grandson added,
   "We'll publish it, you know:
Green cloth—gold-lettered at the back —
   In duodecimo!"

Then proudly smiled that old man
   To see the eager lad
Rush madly for his pen and ink
   And for his blotting-pad —
But, when he thought of publishing,
   His face grew stern and sad.

 

Lewis Carroll, "Poeta fit, non nascitur", dans The Complete Works, with an introduction by Alexander Woolcott, ant the Illustrations by John Tenniel, London, The Nonesuch Press, 1973 [1939], p.790-793


lewis carroll,henri parisot,devenir poète,écrire la poésie «Comment pourrais-je devenir poète ?

Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »

Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu.

« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.

Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.

Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !

 Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.

« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »

« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.

De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit :
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.

Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.

Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.

Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »

« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »

Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".

Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.

Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »

Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.




Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, 
non paginé.

 

27/05/2011

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

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[…]

Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :

   Tu joues

    Je mets du jeu.

    Du je ?

    Du jeu. Le je n’y est pour rien.


[…]

 

Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

[…]


Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.

[…]

 

La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.

 

   Qu’est-ce que tu cherches ?

   Ce que je trouve.

 

Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?



Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.



26/05/2011

André Frénaud, Nul ne s'égare, Hæres

                                             HÆRES

 

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Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.

C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et  reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 58.

 

 

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La vie comme elle tourne et par exemple

 

Ça va, ça tourne, c’est débrayé,

depuis toujours ça tourne mal.

 

Les parties nobles, les parties douces,

    la matière grise,

les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,

les désolés, les acharnés, les ortolans,

les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,

tout est égal et fait du vent.

Tout se dépose et sous la langue fait amertume.

Corps rechignés, amour rendu,

À roue qui tourne, éclats, fumées,

Cela donne soif, faut en convenir.

Ça vous complique et vous recuit.

Ça vous alarme, ça vous suffoque.

Tout se morfond et se déglingue et se raidit.

Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.

La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.

Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.

Rêverie pleine et la dent creuse.

    Le corps brûlant. Ça reprend vie.

Ça va venir… T’émerveilla…

Ça va venir.

Tout est pour rien.

Tout vaut pour rire.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266.

25/05/2011

Antoine Emaz, Cambouis



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Un poème, c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme. Il est donc bien un exercice de lucidité, d’élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un  peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On 
écrit sans doute moins pour ne  plus avoir mal que pour   comprendre de quoi on souffre exactement.

 

De l’urgence d’une poésie qui ne triche pas, c’est-à-dire qui ne réduise pas. Voilà le défi. Inventer des formes capables de résister au poids de la réalité. Mais ces formes, très vite, si on les casse pas, s’autonomisent, ne s’intéressent plus qu’à elles-mêmes. Accepter le côté dynamique de la réalité autant que son côté répétitif : oser ressasser, oser du neuf, le risque est égal.

 

« Un pur travail de langue », « une défaite de la pensée », « le développement d’une exclamation », une vision du monde, une tour d’ivoire, un cœur frappé, un jeu de contraintes… La poésie peut être tout cela, tour à tour, avec plus ou moins de ceci ou de cela selon chaque poète. La poésie est ce qui résiste à l’enfermement, ou plus précisément ce qui toujours passe à travers les barres, les grilles. Elle est l’air qui passe dans cette carcasse de mots morts, et chante encore, ou chantonne, ou sifflote, ou bruit. Rien de plus que l’air qui passe dans les tuyaux de mots, pour une musique qui touche.

Partant de là, on peut légitimement considérer comme aussi poétiques des démarches qui visent à faire chanter, ou déchanter, ou enchanter… La question est moins celle de l’objectif, du but visé, que celle des moyens pour créer un rapport neuf au réel et à la langue, et celle de l’implication de toute la personne dans ses choix d’écriture. Quand je dis « choix », je m’entends, on ne peut demander à un poète que d’écrire aussi loin qu’il le peut dans l’espace qu’il s’est taillé dans la langue commune. Ce faisant, il est tout à fait possible qu’il dépasse notre capacité d’écoute, ou même d’entente ; cela n’invalide en rien sa tentative. « Il faut aller jusqu’au bout, même pour ne pas vaincre » (Reverdy).

 

Antoine Emaz, Cambouis, Déplacement / Seuil, 2009 , p. 8, 15, 20-21.

© Photo Tristan Hordé, 20 mai 2011.

23/05/2011

Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais

images-1.jpegUn poème. Cet objet en formation — Le poème comme travail — Un classique.
Les vagues mouillées d’Homère, non pas nos vagues mouillées, mais, dans ces deux mots, assez d’associations pour rendre un contexte capable de s’étendre depuis son lieu jusqu’au présent. Parce qu’il y a, même si les significations changent, une étiquette linguistique, une archive qui peut rester claire pour nous comme image d’un contexte passé — le contexte tel qu’à l’origine il signifia — ou bien, si l’on ne peut y croire, un équilibre atteint — ou du moins le passé que nous ne pouvons même deviner, mais qui atteint un équilibre de sens déterminé par les significations nouvelles surgissant dans le mot à mot.
Un poème : un contexte associé à une forme « musicale », musicale entre guillemets puisqu’il ne s’agit pas de notes, mais de mots plus variables que les variables et employés à l’extérieur comme à l’intérieur du contexte pour une référence communicative.
     Impossible de communiquer autre chose que des singularités — historiques et contemporaines — des choses, des êtres humains comme choses, leur appareillage de capillaires et de veines entrelaçant les événements, les circonstances, et s’entrelaçant avec eux. Le mot révolutionnaire, s’il doit accomplir sa révolution, ne peut se libérer d’une référence. Il n’est pas infini. Mais infini est un terme.

 

     L’ordre, pour toute poésie, consiste à s’approcher d’un état de musique où les idées s’offrent aux sens et à l’intelligence, dénuées de toute intention prédatrice. Un dur travail, comme le savent les poètes, qui s’évertuent à réconcilier les principes contrastés des faits. Dans la poésie, le poète ne cesse de rencontrer les faits, qui semblent faire obstacle à la musique en cours de route, bien que ni musique ni mouvement ne puissent exister sans eux, sans les faits qui leur sont propres. Matière première, pour parler vite, qui attend le sceau de la forme. Les poèmes ne sont que des actes exercés sur les singularités. Et par cette seule activité ils deviennent eux-mêmes des singularités — c’est-à-dire des poèmes.

 

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alferi, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 18-19 et p. 23.

20/05/2011

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

 

Rainer Maria Rilke, Lettre, poèteVous demandez si vos vers sont bons. C’est à moi que vous posez la question. Vous en avez interrogé d’autres auparavant. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poésies et vous vous inquiétez quand certaines rédactions refusent vos essais. Or (puisque vous m’avez autorisé à vous conseiller), je vous invite à laisser tout cela. Vous portez vos regards au-dehors ; or, c’est précisément ce qu’en ce moment vous devriez ne pas faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen, qui est de rentrer en vous-même. Cherchez le sol d’où procède ce besoin d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’au plus profond de votre cœur ; faites-vous l’aveu de savoir si vous devriez mourir au cas où il vous serait interdit d’écrire. C’est cela surtout qui compte : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit si vraiment il vous faut écrire. Creusez en vous-même jusqu’à trouver la réponse la plus profonde. Et si cette réponse est affirmative, si vous ne pouviez accueillir cette grave question qu’en disant simplement, fortement : « Oui, il le faut », alors construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu’en ses instants les plus insignifiants et les plus minimes, la marque et le témoignage de ce besoin.

 

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, traduction de Claude David, dans Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993, p. 928.

10/05/2011

Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie

   images.jpgJe préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.

 

   Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.


   […] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.

 

 

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.

05/05/2011

Louis Calaferte, Paraphe

 

images-4.jpg   Il faut aimer (ou faire semblant) tout ce qu’on n’a pas les moyens de haïr.

 

   De l’autre côté, ça doit être comme partout.

 

   Ce qui n’est pas poésie n’existe pas.

 

   La vérité, c’est que nous ne sommes que quelques-uns à ne pas pouvoir nous passer de liberté.

 

   Pas de souvenirs. Si ça se pouvait !

 

   Personne n’écoute celui qui a quelque chose à dire.

 

   J’écris pour ne pas me tuer.

 

   Si la poésie ne vous cherche pas, jamais vous ne la trouverez.

 

   Je n’ai jamais fait aucun métier. J’ai toujours été poète.

 

   Ceux qui me font rire.

      Tous ces petits cons qui se prennent pour des écrivains.

 

   Je sais que ça vous est insupportable, mais je n’y peux rien, je ne suis pas comme vous.

 

   Je vois partout des bêtes perdues qui cherchent leurs salopards de maîtres.

 

   Je ne fais rien. J’écris.

 

   Je connais un poète que personne ne connaît, car personne ne connaît les poètes.

 

   La poésie brise la coquille.

 

   Il n’y a pas de belles têtes de bourgeois. Ce sont toujours de sales gueules.

 

   J’aime bien qu’il ait autour de moi un grand désordre de livres de poèmes. Ça aide à vivre dans la seule possible dimension.

 

   Si on savait on n’ouvrirait jamais un dictionnaire.

 

   Il fait beau en Poésie.

 

   Nous ne sommes jamais que des fœtus qui ont grossi.

 

   « La mer, la mer, toujours recommencée ! »

                                                 (Paul Valéry)

   On pourrait en dire autant de l’eau du robinet.

 

   Les mots sont à tout le monde, mais moi je sais m’en servir.

 

   On sait ce que c’est, les poètes, ça ne cherche qu’à vous épater !

 

Louis Calaferte, Paraphe, Arléa, 2011 [Denoël, 1974], p. 21, 23, 27, 28, 46, 48, 48, 51, 57, 58, 62, 66, 80, 85, 93, 101, 105, 150, 160, 164, 167.

10/04/2011

Christian Prigent, Compile

                                        La voix-de-l’écrit

 

 

 

 

           J’écris des livres. Ils sont édités.

          On pourrait en rester là.

          Mais je vais aussi lire en public.

         Ce n’est pas seulement pour publier à nouveau les textes. C’est pour tenter de produire un nouvel objet d’art. Cet objet est irréductible à son support textuel. Il n’a de sens, cependant, qu’adossé à ce support. Il prétend en proposer une forme particulière d’apparition. Cette forme dépend des conditions objectives de la performance. Il s’agit d’un spectacle, qui suppose une mise en scène minimale. Celle-ci règle la position et la gestuelle d’un corps dans l’espace, le volume, le tempo et la modulation d’une voix, le traitement par cette voix des effets d’émotion et de sens inscrits dans une langue. Une performance orale est à chaque fois l’expression stylisée d’un affrontement entre langue, voix et corps.

 

                                                Style

 

        La lecture ainsi pensée parie sur une homologie entre l’excentricité écrite qu’on appelle un « style » et la performance vocale qui prend en charge cette excentricité.

       Un style note la singularité de l’expérience de celui qui le forme. Cette singularité s’incarne dans phrasé — auquel, justement, on identifie un auteur. Ce phrasé exécute une partition rythmique et y concrétise les effets d’une voix. La coloration particulière d’un style est l’effet de cette exécution. Rien n’y relève d’abord de l’articulation des significations. Au contraire, le style s’identifie plutôt à une sorte d’emportement abstrait (des mesures, des fréquences et des tempos) qui traverse et secoue la constitution des significations.

       La lecture scénique à haute voix a pour projet la mise en évidence de ce phrasé. Elle s’efforce de la projeter démonstrativement, sans en réduire la complexité. C’est-à-dire qu’elle en développe la structure sonore, la découpe respiratoire et l’arabesque rythmique. Pour montrer que cette texture, cette découpe et cette arabesque constituent a forme propre de l’écrit. Et pour indiquer comment cette forme, phrasée (c’est-à-dire dynamisée), produit conséquemment les effets d’émotion et les noyaux de sens que propose une écriture.

 

 

Christian Prigent, Compile, [avec un CD, voix de Christaian Prigent et de Vanda Benès],P. O. L., 2011, p. 7-8.

04/04/2011

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice

À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. Alors un manuscrit, c’est-à-dire un agrégat de mots, ressemble au matériau du fabricant — le ciment du maçon, la pâte du boulanger ou l’argile du potier — il se malaxe, il se travaille, il s’échafaude. Parfois il sert et il ressert à plusieurs fins, pas tout à fait définitif. Ce qui le constitue est à la fois aléatoire et primordial. Ainsi s’expliquent les redites, les recommencements. C’est comme si, au fond, on disposait d’un stock, limité au départ, et qui serait utilisé à des fins différentes. On pourrait en changer, s’en reconstituer un neuf, mais non, merci, on n’y tient pas, on conserve celui-là qui remplit son office.

 

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice, éditions José Corti, 2011, p. 171

18/03/2011

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

 

13/03/2011

Franck Venaille, C’est nous les modernes

 

Faut-il chercher à comprendre la poésie ? Oui ! mais au prix d’une lecture active et créative. Donc d’un effort certain. C’est tout le problème de la communication poétique qui est posé là, avec cette question sous-jacente : comment un poème peut-il circuler le mieux possible entre l’auteur et son lecteur ? Comment peut-il ne rien perdre de sa puissance émotionnelle, mentale, intellectuelle, en chemin ? Avons-nous le droit (nous, poètes) à l’hermétisme et au secret ? Quelle part donner à ce qui demeure à jamais indicible ? […] Faut-il donc toujours comprendre la poésie ? Je crois que ma réponse est négative. Je demande à ce que l’on se méfie de l’impérialisme du sens, à ce qu’on se laisse guider par le rythme, la construction illogique, la langue dans tous ses états, l’humour passé et à venir, une dose de rêve et accepter de pactiser avec l’incompréhensible.

Franck Venaille, C’est nous les modernes, Flammarion, 2010, p. 153-154.