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08/01/2013

Philippe Beck, Poésies didactiques

 

Et la prose

 

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Prose :

de la masse absorbante

supposant trop les nerfs

fragiles de l’enfantine poésie ?

De la poésie enfantine d’aujourd’hui ?

Véhicule insouciant

véhiculé.

Ce qui est serré

et qu’aère la poésie,

ou la trame sérieuse

de la vie dont les mailles

sont assouplies ou bien relâchées

par de la poésie oxygénée ?

 

La vertu est prose,

et l’innocence est poésie ?

Hum.

Le monde des corps est prosaïque

et l’espace est poème du commencement,

puis, quand formé, p. de la fin ?

Donc, la santé vraie est prose ?

Et la poésie médicament ?

Mais la santé absolue

est absolument prosaïque,

et il n’y a plus la poésie

si tout est santé

paradisiaque (hypothèse d’alcool),

car les divertissements règnent

là-bas, sans délai.

Là-bas = absolu pays des jouets.

Des poupées.

Le Non

au pur devoir de diversion

est un problème musical.

De la médecine musique.

 

Philippe Beck, Poésies didactiques,

Théâtre typographique, 2001, p. 119.

31/12/2012

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes, voyage, sommeil, bruit

   Je ne sais quel incident, retard pris dans le dédale des déviations, de routes secondaires non signalisées, nous fit arriver aux abords d'une petite cité maritime bien après le coucher du soleil. Heure, lassitude, il n'était pas question de poursuivre. Un toit ? Il n'y pensait pas. L'air, très doux, balançait les étoiles pâles au ciel, dans la perspective d'une avenue vaguement industrielle des bâtiments cubistes découpaient l'ombre, côté terre de grands pylônes inscrivaient pour les visiteurs d'autres planètes leurs chiffres cabalistiques. Pour une fois, ils semblaient porteurs d'une beauté — futuriste et, si l'on songeait à l'énergie mystérieuse dont ils supportaient les fils — vaguement mystique. Une petite route transversale prise au hasard permit de s'éloigner un peu, découverte en bout de champ voué à la culture maraîchère une banquette d'herbe, nous nous installâmes ente deux couvertures. Sur l'Ouest, une grande lune rousse s'était levée, hésitante derrière un voile de nuages blancs d'une extrême finesse. Pleine, elle se tenait proche, d'une taille, semblait-il excessive, grand œil distrait ouvert sur la scène. Au ciel gris bleu sans profondeur, éteint par d'imperceptibles nuées en bandes longues, errantes, on ne distinguait plus que quelques étoiles, discrètes. La nuit se tenait coite dans l'air humide et tiède, nul indice ne permettait de se situer, campagne indéterminée, incertaine peut-être même, ville campagne pour Alphonse Allais ? L'étrangeté venait de cette indéfinition tranquille, de ce suspens sous l'œil chassieux de la lune et de l'absence sans traces de ce pourquoi nous nous étions mis en route.

   Un sommeil bref fut le lot de ce que j'éprouvai comme une traversée les yeux bandés. Vers cinq heures, un gigantesque bruit de ferraille à quoi se superposa puis se mêla, chaos tonitruant, celui de moteurs — automobiles, camions, dont on entendait passer les vitesses, accélérations, l'une derrière l'autre, moulinettes aiguës, ou, courtes saccades de gros transporteurs ; décélérations brèves, diminuendo, il devait y avoir un feu rouge proche —, ce vacarme secoua l'aube, très vite s'intensifia puis finit, à la manière d'un gaz, par occuper la totalité de l'espace.

 

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes, éditions Isolato, 2008, p. 27-29.

© Photo Claude Dourguin.

30/12/2012

Pierre Michon, Les Onze

Pierre Michon, Les Onze, le latin, Virgile, dividion sociale

   Je vous prie, Monsieur, d'arrêter votre attention sur ceci : que savoir le latin quand on est Monseigneur le Dauphin de la Maison de France et le fils de Corentin la Marche, ne sont pas une seule  et même chose ; ce sont même deux choses diamétralement opposées : car quand l'un, le dauphin, lit à chaque page, à chaque désinence, à chaque hémistiche, une glorieuse ratification de ce qui est et doit être, dont il fait lui-même partie, et que levant les yeux par ailleurs entre deux hémistiches, il voit par la fenêtre des Tuileries le grand jet d'eau du grand bassin et derrière le grand bassin sur les chevaux de Marly la Renommée avec sa trompette, l'autre, François Corentin, qui relève la tête vers des futailles et de la terre de cave gorgée de vin, l'autre voit dans ces mêmes désinences, ces mêmes phrases qui coulent toutes seules et trompettent, à la fois le triomphe magistral de ce qui est, et la négation de lui-même, qui n'est pas  : il y voit que ce qui est, même et surtout si ce qui est paraît beau, l'écrase comme du talon on écrase une taupe.

   De cela , Monsieur — et surtout de ce que Corentin le père bien sûr ne savait pas lire, mais encore à peine parler, et seulement patois, excellait seulement dans le savant mélange de vins violets et d'alcools blancs ; de ce que sa présence, sa vie, était à elle seule pour qui lit Virgile, une honte inexpiable (ce qui bien sûr quand on lit Virgile, quand vraiment on le lit avec le cœur, et non pas à la façon déboussolée d'un écolier limousin, est un solécisme inexpiable, mais ceci est une autre affaire) ; de ce que, privé de langage, le père l'était aussi de ce qu'on appelle l'esprit ; que d'ailleurs s'il s'était avisé d'avoir de l'esprit et de jurer lui aussi que Dieu est un chien cela aurait donné quelque chose d'informe qu'on peut transcrire à peu près par Diàu ei ùn tchi, une sorte d'éternuement — de cela tout découle, tout ce qui nous intéresse : la curiosité intellectuelle, la volonté, l'âpreté littéraire, et pour finir l'impeccable réversion de l'injure patoise en petits sonnets anacréontiques ; le grand couteau limousin tout à fait dissimulé dans des bouquets de fleurs versifiables [...]

 

 

Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009, p. 39-41.

20/12/2012

François Bon, Sortie d'usine

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[...]

Bruits désordonnés, des sons extorqués par le viol de l'usage, les choses disséquées par la distension extrême en elles des résonances. Comme règle : faire du bruit sans règle, et la dissonance même n'aurait pu advenir deux fois consécutives, qu'on savait toujours briser en lui extorquant plus encore de dissonnement. Quant à la destruction de la chose si l'on n'en tirait pas l'apothéose dans la douleur sursaturée qui excluait par sa surdité sifflante le bruit même, le lendemain on réparerait.

Tout : l'outil, l'acier, le cri, moteurs, air comprimé, tout ce qui ici était susceptible de manifestation bruyante, dans cette seule condition de libérer une sonorité qui ne soit pas en deçà du bruit général mais atteigne l'intenable où cela commence vraiment à faire mal. Non pas un instrument de plus dans le tohu-bohu général, mais un bris du son même dont la règle n'était que de l'en faire jaillir à l'excès dans la provocation sans limite des choses.

Les choses : tout, ici où se mettaient en œuvre des puissances amplifiant la main de l'homme, faisait au choc réponse sonore, puissances qu'il suffisait d'exciter  pour que la réponse outrepasse les possibilités auditives de l'homme qui en était pourtant l'origine et la cause, en fasse le catalyseur seulement de ce qui lui était devenu à lui-même insoutenable. Il n'y avait qu'à. Et frotter, forcer, battre, racler. On tapait et cognait, cela sifflait et craquait. Une barre de fer, un marteau, contre l'établi, le bâti de machine, le poteau de charpente, et quelque force encore humaine qui les jetât contre dans la luminosité violente du choc elles demeuraient, les choses, par-delà les résonances, identiques à elles-mêmes, bosselées peut-être, éraillées, tordues, mais intactes dans leur fonctionnalité, et provocantes dans leur puissance figée à plus bruit, pire encore.

 

François Bon, Sortie d'usine, éditions de Minuit, "mdouble", 2011 [1982], p. 80-81.

 

22/11/2012

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet

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Chansons entre l'âme et l'époux

 

Épouse

               [1]

   Mais où t'es-tu caché

me laissant gémissante mon ami ?

   Après m'avoir blessée

   tel le cerf tu as fui

sortant j'ai crié, tu étais parti.

 

               [2]

   Pâtres qui monterez

là-haut sur les collines aux bergeries,

   si par chance voyez

qui j'aime dites-lui

que je languis, je souffre et meurs pour lui.

 

               [3]

   Mes amours poursuivrai,

j'irai par les montagnes et les rivières,

   les fleurs ne cueillerai,

   ne craindrai lions, panthères

et passerai les forts et les frontières.

 

               [4]

Demande aux créatures

 

   Ô forêts et taillis

que mon ami a de sa main plantés,

   verdoyantes prairies

   de fleurs tout émaillées,

dites si parmi vous il est passé.

 

               [5]

Réponse des créatures

 

   Mille grâces versant,

en hâte par ces bois il est passé

   et en les regardant

   son visage a jeté

sur eux le vêtement de la beauté.

 

               *

 

Canciones entre el alma y el esposo

 

               [1]

Esposa

 

   Adónde te escondiste

amado y me dejaste con gemido ?

   Como el ciervo huiste

   habiéndome herido

sali tras ti clamando, y eras ido

 

               [2]

   Pastores los que fuerdes

allá por las majadas al otero

   si por ventura vierdes

   aquel que yo más quiero

decidle que adolezeo, peno u muero.

 

               [3]

   Buscandos mi amores

iré por esos montes y reberas

   ni cogeré las flores

   ni temeré les fieras

y pasaré los fuertes y fronteras.

 

               [4]

Pregunta a las criaturas

 

   O bosques y espesuras

plantadas por la mano del amado

   O prado de venduras

   de flores esmaltado

decid si por vosotros ha pasado

 

               [5]

Respuesta de las criaturas

 

   Mil gracias derramando

pasó por estos sotos con presura

   e yéndolos mirando

   con sola su figura

vestido los dejó de hermosura.

 

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet dans Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Œuvres, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 696-699.

 

 

 

29/10/2012

François Lallier, Les archétypes

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        Sources de la Seine

 

I

 

Les pièces sur le bitume réparé des routes

Souvent il me semble qu'elles me retiennent,

Comme des trous à la surface du temps,

 

Et je vois des visages, sur le chemin d'une fête.

Ce sont les visages épurés des vivants, sortis de terre,

Ayant perdu toute croyance dans la mort

Parce que baignés par l'eau invisible

Ils ne regardent que l'ici qui les entoure, où la nuit à venir

Dans le midi encore respire un vent d'étoiles.

 

Procession pourtant presque immobile, ils parlent,

Souriant sans raison.

Le tournant là-bas se tient dans sa courbe, et il attend

De les accueillir là où change le paysage

Sous une voûte transparente impossédable.

Leur pain a le parfum de l'inutile absinthe,

leur eau la douceur d'ombre et de cristal

Du sang dans les veines —

Comme a le rosier près de la fenêtre,

Un inexplicable cri de joie.

Et j'avance avec eux.

L'infirme trajectoire qui m'emporte

Laisse fuir l'une après l'autre mes ombres,

À chaque tour de roue j'abandonne un regard qui me ressemble

Et va demeurer là, dans un lieu devenu ma mémoire,

Et qui en vérité m'appelle.

 

Qu'est-ce qui relie ces lieux et ces êtres, je ne sais,

Et pas plus ce qui me relie à eux,

Je ne peux que transposer ce dévoilement et cette mémoire,

Dans les mots à la fois contingents et nécessaires.

Mon seul guide : que l'écorce du sens se recompose

Sous le rythme qui la brise, écoulement, vibration, couleur,

Luttant contre l'oubli.

 

François Lallier, Les archétypes, Le temps qu'il fait, 2012, p. 35-36.

28/10/2012

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil »,

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil »,, souvenirs d'Avignon

                   Souvenirs d'Avignon

 

Notre île cahote comme une marmite ;

Vagues et rochers font autour des bouillons gris.

 

La pluie. D'accord nous sommes à terre.

 

Éclair. L'Oiseau passe près du phare.

Nos vaisseaux brûlent.

   

                             *

 

À cloche-tinte la souris boit

La rampe de bois n'est pas sûre

Un ongle y racle de la cire

Deux chaussures ne sont pas loin

 

Toute la province d'ailleurs se révolte

Dans toutes les charrettes sur les chemins

Se tiennent de futurs guillotinés en chemise

Les bras croisés derrière le dos

 

À  demain. À demain sonnent les cloches

Grand Branle-bas. Je n'y serai plus

Je serai au contraire très loin

Toutes vos voitures de foin déchargées

 

Vieux réseau, tu passes à niveau sur les routes

Raison de plus pour l'hirondelle

Qu'on me verse le café chez le garde-barrière

Si j'y passe c'est perpendiculairement

 

                             *

[...]

Francis Ponge, Dans l'atelier du « Nouveau Recueil », dans

Œuvres complètes, II, édition publiée sous la direction de Bernard Beugnot, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 349-350.

25/10/2012

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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De l'information nulle à une certaine espèce de poésie

  

C'est bien vrai qu'il faut dire il neige quand il neige

c'est comme ça que l'on se fait comprendre

c'est en disant qu'il neige quand il neige que

c'est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que

c'est le temps qui veut ça qu'il neige quand il neige

c'est comme ça qu'on vit en société sans difficultés aucune et

c'est comme ça qu'on se fait des amis et

c'est si facile de dire qu'il neige quand il neige

plutôt que de dire il pleut

 

en effet

c'est prétentieux de dire qu'il pleut s'il neige

mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?

dans un flocon

dans un flocon de neige

arrosé de marsala

un jour d'été sur la grève

d'une plage au Sahara

où si l'on dit : « tiens... mais il neige...»

c'est un peu au hasard...

                   comme ça...

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, "Le Point du jour",

Gallimard, 1965, p. 108-109.

07/10/2012

Colette, La Paix chez les bêtes

Colette, La paix chez les bêtes, les couleuvres, bêtes sauvages

                               Les couleuvres

 

   Ce sont deux pauvres sauvageonnes, arrachées, il y a quelques jours, à leur rive d'étang, à leurs joncs frais, au tertre chaud, craquelé sous le soleil, dont elles imitent les couleurs fauves et grises. Elles ont fait un voyage maudit, avec deux cents de leurs pareilles, étouffées dans une caisse, bruissantes, et le marchand qui me choisit celles-ci brassait ce vivant écheveau, ces cordages vernissés, démêlait d'un doigt actif les lacets minces, les fouets robustes, les ventres clairs et les dos jaspés.

   « Ça, c'est un mâle... Et ça c'est une grosse femelle... Elles s'ennuieront moins, si vous les prenez toutes les deux...»

   Je ne saurais dire si c'est d'ennui qu'elles s'étirent, contre les vitres de leur cage. Les premières heures, je faillis les lâcher dans le jardin, tant elles battaient de peur les parois de leur prison. L'une frappait sans relâche, de son dur petit nez, le même joint de vitres ; l'autre s'élevait d'un jet jusqu'au toit grillagé, retombait molle comme une verge d'étain entrain de fondre, et recommençait... Leur offrir, à toutes deux, la liberté, la jardin, le gazon, les trous du mur... Mais les chattes veillaient, gaies et féroces, prêtes à griffer les écailles vulnérables, à crever les vifs yeux d'or.

   J'ai gardé les couleuvres et je plains en elles, encore une fois, la sagesse misérable des bêtes sauvages, qui se résignent à la captivité, mais sans jamais perdre l'espoir de redevenir libres. La secrète horreur, l'horreur occidentale du reptile ressuscite en moi, si je me penche longtemps sur elles, et je sais que le spectacle de leur danse, le mot sans fin qu'elles écrivent contre la vitre, le mouvement mystérieux d'un corps qui progresse sans membres, qui se résorbe, se projette hors de soi, ce spectacle dispense la stupeur.

[...]

 

Colette, La Paix chez les bêtes, dans Œuvres, II, texte établi, présenté et annoté par Michel Mercier, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Claude Pichois, Gallimard, 1986, p. 127-128.

03/10/2012

Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi

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— J'ai une proposition à te faire.

— Dis !

— Dire ? Non. Précisément.

Mais voici ce que je peux t'écrire :

je ne sais pas exactement

Quelle est cette proposition ;

Il s'agit grosso modo de ceci

(que je nomme mais qui reste à inventer)

une conversation écrite

 

                 *

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9 octobre

 

[raisin]

 

poème de saison

où la lumière s'éteint.

marqueurs :

lampes jaunes

dehors plomb

cendre pluie

refuge : érémitisme laborieux.

Livres, livres, écran, souris.

Livres. Noms.

construction lente.

Vers du jour.

 

14/10/10

 

quatre. Condensation lente, transformation du métal, lignes et      [points épars —

la veine rouge est de type nuage

coulures. à flanc, une cabane. L'été est prochain

la direction dans l'espace est homonyme à la saison

 

18 octobre

dans le métro

sur le journal

puis sur écran

saisi par la photographie

de ce sol rouge

de cette bosse toxique

savoir du désastre :

brûlures, irritation ophtalmiques

résidus corrosifs, bauxite

L'œil reste captif

de l'impact

de ce miroir rouge

de cette force plate

de cette étendue

feu liquide.


Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi, Héros-Limite, 

2012, p. 5 et 35-36.

28/09/2012

Henri Thomas, La joie de cette vie

 

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   J'écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l'on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.

  

   Je quitte tout, presque tout, pour la route des mots.

 

   Si la mort est la solution forcée du problème appelé la vie, nous ne comprenons pas plus le problème que la solution, et si nous pouvons constater cela, c'est grâce au langage, que nous ne comprenons pas davantage.

 

Je n'ai pas vécu ce que j'écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l'écrivant — sur le mode de l'écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.

 

Je n'ai, pour répondre de moi, que mes livres, que j'ai oubliés, après m'y être absorbé, peut-être résorbé. Ils sont pareils en cela aux amours, dont on n'a plus guère que le titre : un nom, un prénom, une couleur dominante ; le reste a disparu comme l'herbe des champs, comme les lignes écrites il ya six mois ou dix ans.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 21, 28, 29, 30, 33.

25/09/2012

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils..., Traquet motteux....

                                 

jean-loup trassard,inventaire des outils à main dans une ferme,la faux

                                              Des fermes

 

   Depuis une ferme dont le nom était Les Champs blancs, à cause des parcelles de sarrazin fleuri qui tournaient autour, mon arrière-grand-mère allait au village à cheval. La cause profonde d'une passion pour les fermes s'enracine-t-elle dans ce bocage normand ? Ou bien mon goût serait-il né d'une réjouissance enfantine à deviner que la ferme est ce qui reste, en France, le plus proche de la maison primitive, celle qui eut charpente en os de baleine, puis des parois de branches tressées, puis des complications, recoins et dépendances, creusées dans la terre, consolidées de pierres ?

   Car la ferme, ramifiée en cellier, grange, resserre, grenier, hangars, berderie ou étable, est une maison qui enrichit sans fin la plaisir d'habiter. Il y a l'abri et l'espace, les bêtes, le nécessaire pour vivre et travailler. Surtout il y a un puits (quelquefois dans les murs comme celui d'un château fort pour résister aux sièges). Surtout il y a un feu. C'est une réserve d'outils, de nourriture, de chaleur. Les volailles ne s'en écartent guère, le bétail s'empresse d'y revenir quand la barrière du pré s'entrouve. Aux heures de distribution du grain, du lait ou du fourrage, les dindes, les cochons, les chèvres y appellent ensemble.

 

Jean-Loup Trassard, Traquet moteux ou L'agronome sifflotant, Le temps qu'il fait, 1994, p. 17.

                                                              *

   C'est plutôt à la remise que s'expose la panoplie des instruments à main : appuyés, suspendus, piqués dans une poutre. Bien que parfois ils ne coupent plus ou perdent leur manche, toutes fonctions mêlées, ils sont toujours disponibles pour qui veut prononcer, même intérieurement, leur nom et s'en saisir.

   Parmi eux, venues de l'aube où d'autres les avaient courbées pour nous, ces lames de métal dont nous ne cherchions pas l'origine en les posant sur notre bras, pour la protection d'autrui leur tranchant leur tranchant tourné vers notre propre corps.

   L'un des bruits qui rythmait le temps lourd des premières après-midi orageuses était alors celui du marteau martelant la faux sur l'enclumette plantée dans une souche. Laquelle servait de siège pour cet ouvrage.

   [...] Tête d'acier légèrement arquée dont un bord est coupant et l'autre formé par une nervure qui donne la rigidité. Le tranchant et le dos se joignent en pointe aiguë tandis que la base, large, porte une queue qui permet, avec anneau et coin, la fixation sur un manche de bois. La longueur de ce manche, muni d'une poignée transversale, sert un peu de balancier. Mais ne partez pas sans réglage ! La faux qui n'en a pas l'air est un instrument très complexe... Suivant le type de lame, la nature des tiges à couper, la taille du faucheur, sa force, son habileté, sera déplacée la poignée réglable le long du manche, seront à modifier l'angle que fait la lame avec le manche ou l'angle que fait le plan de cette lame avec le sol qu'elle rase. Et ces nuances subtiles entrent en combinaison. L'on tenait compte encore de la verse éventuelle du foin ou de la pente du terrain.

   Alors le faucheur; s'étant assuré du sol, le pied droit en avant, prenait son élan de gauche à droite, engageait la pointe dans l'herbe, lançait l'oscillation. Il suivait sans cesse la faux des yeux pour veiller à ne pas émousser sa faux tout en coupant le plus bas possible. Le bruit de l'herbe tranchée déjà le renseignait sur le rythme à garder et sur le rapport du fil avec la résistance végétale.

 

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme, photographies de l'auteur, Le temps qu'il fait, 1981, p. 11-13.

23/09/2012

Hervé Guibert, Des Aveugles

Hervé Guibert, Des Aveugles, fantaisie

   Ils étaient parés de robes incolores, de calottes de diable à cornes molles, de masques sans relief et sans trait, de capes informes qui n'étaient que le crissement virevoltant de leurs plis, de loups non échancrés, de diadèmes de lave et de collerettes de glace, d'inutiles azurs brodés, de pyjamas de soie rouge trompette et bleu violon, d'autres de bleus mous et de verts irritants, de bruns indistincts, de brassards et de couronnes de grelots, ils ne représentaient pas des hommes mais des rayons de lune, des rivières, des arbres de foudre, des éruptions, des ténèbres phosphorescentes les encerclaient en crépitant de doigt en doigt comme des feux magiques, sans danger pour se tourner la tête ils se rincèrent les yeux à l'alcool pur, ils se mirent des valses, is burent du feu dans des œillères, ils échangèrent chaussures contre tricornes, ils ajoutèrent des cascades de rubans sur leurs perruques, leurs mains étaient gantées de feuilles et leurs mollets de feux gainés, ils coururent d'un bout à l'autre des couloirs et sautèrent les obstacles, ils s'étaient déguisés en colonnes et en traîneaux, en Niagaras et en Monts-Blancs, ils dévorèrent des pièces montées et en croquèrent mariés et communiants, tout ruisselants d'odeurs qui n'étaient pas les leurs — hommes contre femmes, animaux contre cadavres — ils se poursuivirent dans les jardins, ils se lancèrent dans les pattes des rats mécaniques, les incendiaires luttèrent avec les prestidigitateurs, ils chutèrent délicieusement.

 

Hervé Guibert, Des Aveugles, Folio / Gallimard, 1985 [1983], p. 11-12.

21/09/2012

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978

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   Le calme revient par moments — le silence — et aussi conscience de tout ce qui n'est pas entièrement présent — longtemps pour apprivoiser les mots — départ — décision de partir — décollement de l'instant — et du lieu — pas d'éloignement immédiat —

   perception égale — plane —

   les mots — beaucoup de mots — sans raison apparente_

   des mots dissemblables — de gens — de consonances — très éloignés entre eux — produisent sur moi le même effet ou plutôt la même gêne ou malaise — des mots prononcés par certaines personnes détruisent en moi ce que je croyais très solide — ça m'effraie — j'arrive difficilement à dépasser le moment de cette gêne qui dure parfois des jours entiers — sans que d'autres impressions viennent s'y substituer — je dors sans que la sensation disparaisse au réveil — ça s'étend à des domaines inhabituels — par exemple l'autre jour ce désir énorme de manger jusqu'à la sensation de lourdeur — de boire jusqu'à l'inconscience — être un organe géant — monstrueux — engloutir ­ ce mot-là — la sensation de ce mot —

 

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978, Change, Sefhers/Laffont, 1983, p. 26.

17/09/2012

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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   Lacunes

   Fascinant, le rêve l'est par ses lacunes bien plus que par son contenu souvent, examiné a posteriori, d'une consternante banalité.

 

   Illusoire ?

   La mémoire (n'est-elle fonction que de lanterne sourde ?), le paysage (la réalité faussement dite extérieure), les mots (leur charge affective en jeu) : autant, je le voudrais, de vases communicants, gages d'intimité.

 

   Désarroi de la lecture

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d'une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d'inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelque remise en état pour l'instant douteuse, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

   Cependant — n'est-ce pas là l'essentiel ? — il ne cesse de former un tout, de se régénérer ou métamorphoser en nous dans les moments de répit où notre volonté n'agit plus sur lui de même que, dans le reste de l'existence, chahutés par les émotions, la fatigue, la bousculade de nos journées, nous avons  besoin, pour nous retrouver, d'un sommeil réparateur.

   Savoir, quand un livre nous tient à cœur, si ce n'est pas plutôt lui qui poursuit en nous son exploration et, tirant à lui une part de nous-même, restaure ainsi son unité en même temps que la nôtre.

   Sans ce travail sous-jacent, tout effort demeurant vain et désordonné, notre désir de comprendre, d'entrer en sympathie ne pourrait sans doute que se briser ; telle une vague venue se jeter contre des rochers, nous-même, provisoirement, nous ne serions qu'éclaboussures.

 

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, "en lisant en écrivant",  José Corti, 2007, p. 74, 83, 84-85.