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05/12/2014

Conversations de Gœthe avec Eckermann

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                                  Gœthe par Josef Stieler

 

Francfort, samedi 24 avril 1830

 

   Vers onze heures, j'ai fait une promenade autour de la ville et par les jardins, du côté du mont Taunus. Je me suis délecté à la vue de ce beau pays et de cette superbe végétation. Avant-hier, à Weimar, les arbres étaient encore en plein bourgeonnement ; ici, j'ai trouvé les pousses des châtaigniers longues d'un pied, et d'un quart de coudée celles des tilleuls ; la frondaison des bouleaux était d'un vert sombre, les chênes avaient tous leurs bourgeons éclatés. J'ai vu l'herbe déjà haute d'un pied ; aux portes de la ville, je rencontrai des jeunes filles qui rapportaient de lourds paniers remplis d'herbe.

   J'ai marché à travers les jardins pour jouir d'une vue plus libre sur le Taunus. Il soufflait un vent plutôt vif, les nuages, venant du sud-ouest, filaient dans la direction du nord-ouest et projetaient leurs ombres sur la montagne. Entre les jardins, j'ai vu des cigognes se poser et repartir, ce qui, éclairé par les rayons du soleil entre les nuages blancs et le ciel bleu, offrait un bel aspect et complétaient le caractère du paysage. À mon retour, j'ai croisé en passant sous la Porte un troupeau de belles vaches, noires, brunes, blanches, tachetées, au poil lisse et brillant.

 

Conversations de Gœthe avec Eckermann, traduction de Jean Chuzeville, préface de Claude Roëls, Gallimard, 1983 [1949], p. 346-347.

01/12/2014

Hubert Antoine, Comment je ne suis pas devenu poète

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                  Premier Marshal — You're William Blake ?

               William Blake — Yes I am. Do you know my                   poetry ?

               (Et William Blake descend les marshals de                       deux  coups de revolver)

            Jim Jarmusch, Dead Man (Miramas Films, 1991)

 

 

   J'étais un vrai poète, avant. Avant de devenir assis, rasé. Avant de dépenser l'inspiration dans des probabilités de cartes. Avant d'entrer dans le tourniquet, de gagner l'indispensable te de semer des ricanements sur le tapis de l'écume.

    Attention ! Je n'étais pas un poète vivant, bien sûr. Non, moi j'étais un vrai poète made in XIXe siècle, tout ce qu'il y a de plus réglementaire à la poussière. Poète signé, publié, honni. J'étais déjà oublié avant même d'être mentionné. Poète quoi ! L'inanité...

   En tout cas j'en avais les cheveux.

   Et la certitude. Et la nonchalance. Et l'écho du silence.

    J'avais tout lu, de la préface de Victor Hugo au bibelot de Mallarmé, en passant par la machine à coudre de Lautréamont et le collier du chien Bob qui tinte dans les Amours jaunes. Je ne dansais qu'avec douze pieds. Le vers était le meilleur du bruit. Enfin j'étais maître de tous ces jeux de mots qui s'apparentent à une musiquette entraînante.

   Lourd, donc.

  

Hubert Antoine, Comment je ne suis pas devenu poète, La Lettre volée, 2014, p. 27.

17/11/2014

Raymond Queneau, Texticules, dans Contes et propos

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                                 Dans la lettre

 

   L'abri, c'est magistral à l'intérieur d'un a, par exemple, d'un o, d'un i — intérieur mince, bien sûr, que celui de l'i, mais combien certain, tiède même, gemütlich. Avec ça bien sûr, on ne va pas loin sur le chemin de la renommée. Bien plutôt, on va lentement. Oh, combien d'écrivains et combien d'écrivaines

     qui sont partis joyeux pour des courses lointaines

           à l'intérieur d'un i se sont ensevelis.

   Si l'on est désinvolte on peut choisir autre chose : l'aleph, l'oméga, le sampi.

   Ah petit troupeau, petit troupeau, que tu nous fais souffrir.

 

                                    Paralogies

 

   Que s'apprête un peu, loin de, le ce qu'il faut dire alors les échos qu'aux cocoricos d'une longue carte infuse mais dérisoire les limites répondent, répondent. C'est minuit. Certains écrivent, certains rêvent. L'encre coule entre les doigts de la lune en ses carrosses d'algèbres. À côté de, presque, environ, l'étage est annoncé par le carillon flagrant d'une thune. Il est toujours midi. L'heure n'a pas changé depuis le silurien. À peine a-t-elle changé. À peine : juste de quoi ne plus devenir troglodyte.

   Le papier blanc laissé sur la table bat des ailes et prend son vol adéquat, idoine, certain.

 

Raymond Queneau, Texticules, dans Contes et propos, Gallimard, 1981, p. 209-210 et 214.

29/10/2014

Oskar Pastior, Poèmepoèmes

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dans le poème-femme-au-foyer la femme au foyer refuse l'appellation de femme au foyer plus longtemps elle s'arroge le nom lilas ôte les cuivres du mur à partir de là met fin au conte va au concret se teint les cheveux en roux cuivré mais dans le cas présent ils deviennent lilas et elle malheureuse elle en est consciente et sort tant bien que mal de son état puis parle d'elle à la troisième personne parfois aussi à la seconde « lilas est un objet roux » ou « lilas tu te cuivres en lyrisme » lilas est consciente du danger métallique des biographies métaphoriques elle se lance dans une humeur roussie elle frotte les taches blafardes aux murs qui donnent l'impression qu'une femme au foyer ne serait qu'un vieux cadre pour motifs en cuivre

 

Oskar Pastior, Poèmepoèmes, traduction et postface d'Alain Jadot, préface de Christian Prigent, NOUS, 2013, p. 24.

27/10/2014

Jean-Patrice Courtois, Mélodie et jugement / Cyrano de Bergerac, Lettres

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   Les vacances soldées par permis carbone germinent toujours au gentil riant soleil d'octobre. Slogan saisonnier jamais n'imitera la nature, même foulée pieds sur sol à l'endroit exact. Des précipices de conférence totale font circuler des concepts d'humains qu'on déduira de géographies multiplicatrices d'engendrement d'enfermement aussi. La bascule des girotombes de pleine légalité va et vient avec allure de giclant barbouillant. Une rime plate désâme par mouvement perpétuel, bonne productivité, bonnes commandes, bonnes opérations matérielles fines et constrictures expulsées depuis un être qui n'a pas d'action d'abord et candidat à titre de lot universel. L'indiscernable vaut partout  trame faite : nous effrayer même par l'usage !  

 

                                                     *

 

   Codicille, vous voulez bien ? Sganarelle saute et hors sol choque les talons parce que le "Moine-bourru" appartient à la périlleuse distribution. Apostille dans le codicille : « Bourru » : adjectif non négligeable en soi / n'est pas de détermination légère / prudence / bien mesurer la chose / prudence devant le Bourru / car le Moine tord le cou aux passants aux alentours de Noël pour, probablement, marquer les esprits en plein dans le chrétien, aux avents, sûrement même pour ça, avec « cris effroyables » de lutin approximatif répertorié. « Fantôme » / cependant / assure le dictionnaire / mais fantôme utile « qu'on fait craindre au peuple ». Le poète Furetière réquisitionné bas de page compense ainsi l'absent « populace », resté variante dans une Lettre. Apostille dans l'apostille : accélérateur bloqué !Bandeau souillé claquant / balance à la diagonale fixe / notre paysage ? Justice des formes de vie /où êtes- / vous ? Êtes-vous ? / Description deuxième nécessaire, non suffisantes du même, vite plus vite / poches à / transfusion / phrases à / poche / — ou l'endormir ! Le dictionnaire venge les oubliées / les dépliées de terre à vide sautent en une fois ! Codicille à l'apostille dans l'apostille : nos vivats rénovants et amants vont aux significations rendues aux surfaces.

 

Jean-Patrice Courtois,  Mélodie et jugement / Cyrano de Bergerac, Lettres, éditions 1 : 1, 2013, p. 12 et 40.

20/10/2014

Jean Frémon, Silhouettes

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                           Une journée de R. W.

 

La passion de servir. Être un autre. Manquer de respect au premier venu. Ne pas conclure. Bêcher le jardin. Trier des pois, tourner de la ficelle, coller des sacs de papier. Prendre une ou deux résolutions. Remettre son départ au lendemain. Un même amour pour le provisoire et l'éternel. Suivre la courbe des nuages dans la vitre, une herbe dans la bouche. Cet épi rétif dans les cheveux. Brusquer une décision. L'incompréhension générale est votre  liberté. Ne pas en faire une règle. Une fin sans histoire, longtemps préparée. Je vous lègue mon chapeau.

 

                                   Abschied

 

Un foulard de laine en cache-nez. Le bonjour donné à la ronde. L'haleine en nuage devant soi. Le crissement de la neige sous les pas. Peu de barrières aujourd'hui, peu de retenue. Le ciel très haut que traverse, de gauche à droite, un corbeau.

Une résolution. Poings serrés dans les poches. Suivre la pente, s'en écarter doucement. L'air froid aspiré profond. Une sorte d'asymptote.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 39 et 41.

18/10/2014

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer)

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   Long et flexible corps, serpentin, désossé, apte à glisser entre les doigts d'un astucieux sectateur qui poursuit pour réséquer ; visqueuse peau qui retient une main, livide pour figer de préhensibles chélates, scintillante, afin d'aveugler et dépouiller d'imprudentes paupières. Du cuir d'ailes se détache du buste, parce que voltigeur, en bonds prolongés et lents je passe d'arbre en arbre, de branche en branche ; je puis brièvement faire halte entre ciel et terre, pour lorgner la toile de fond, alentour, vers le haut ennemi ocellé, le diable, souverain putatif de l'ici-bas. Puis, élastiquement, je m'élance pour élire domicile dans une anfractuosité d'arbre faux, ou de roche de théâtre. Je suis reptile, écureuil, rat, taupe, couleuvre, ichneumon, scorpion, chauve-souris, amphisbène ; mais de tous-là, j'ai des choses que d'autres de leur espèce ne connaissent point ; ailes de taupe et regard de chauve-souris, en tant que rat je vole, couleuvre, je creuse des galeries au cœur de la terre. J'ai peur. Les fictions qui se pressent alentour, la fausse forêt, la complexe et sage astuce des vrombissements, des claquements, manifestement élaborés par les mains d'un alchimiste inepte ne me rassurent pas, mieux, m'alarment, comme indice d'invasion calculée et glacée, ruse intentionnelle pour me capturer et manipuler ma plurale nature, me décomposer, me corrompre et me défaire. Inlassables, mes yeux tournent et fixent, je rampe, j'oblique de lieu en lieu, d'ombre en ombre ; ma longue langue goûte les vénéneux engins que je redoute ; si les arbres sont des fictions, ils peuvent être des menaces, des pièges, de divines tromperies. Un insecte frémissant bourdonne, multiplie les pulsations de mes innombrables cœurs, je puis me décomposer en divers animaux en fuite, chacun est capable de méditer, de retrouver le vestige de lui-même, où s'évanouit le péril. Si une ombre change, je prends subitement mon envol. Je scrute, tente de langue, de queue. J'ai peur. Je vois que des formes de terreur jaillissent de mon corps, et que je fais ce que j'ai engendré ; mais ici-bas chacun engendre ses propres erreurs privées. Je fuis avec art, habile et subtil, avocassier, mais cela ne suffit pas : je dois m'interroger sur la chute de la lune. Je n'ignore pas que j'ai été lune.

 

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer), traduit par Philippe Di Meo, Denoël, 1985, p. 62-64.

09/10/2014

Hölderlin, Lettre à sa mère, dans Œuvres

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À sa mère

                                     Francfort, le .... novembre 1797

 

[...]

   Vous me demandez quel est mon sentiment actuel, au moment où je vous écris. Pour parler franc je dois dire que je suis en désaccord avec moi-même. D'un côté le souci raisonnable de mon caractère qui supporte à peine les impressions contradictoires auxquelles m'expose ma situation et les besoins les plus justifiés de mon esprit semblent exiger que je quitte un état où se forment toujours deux parties, l'un pour et l'autre contre moi, dont l'un me rend presque exalté et l'autre très souvent morne, abattu et parfois un peu amer. Tel fut, tout au long de ces deux années, mon sort constant, et c'était inévitable, je l'avais nettement prévu dès les premiers mois. Sans doute, le mieux eût été de maintenir des rapports aussi vagues que possible avec les deux parties, en me tenant tranquillement à l'écart. Cela est faisable quand on vit chez soi, mais pas dans une position où l'on est forcé d'avoir de nombreuses relations. Vous pensez bien que, dans une situation que l'on tient à conserver, on ne peut pas toujours agir selon son idée. J'ai donc dû m'exposer plus ou moins aux rencontres de tout genre, chose inévitable pour n'importe qui dans une position comme la mienne, à moins de devenir un zéro complet. Or, je le répète, je suis convaincu que si je suis obligé de prolonger cette expérience de deux années, ce sera toujours plus ou moins au détriment de mon caractère et de mes forces ; mon devoir semble donc m'imposer le choix d'un état qui comporterait moins de dispersion. Je connaîtrais beaucoup moins de conflits de ce genre , si par exemple, je répartissais mon enseignement entre diverses maisons d'ici ou de Mannheim, ou d'une autre grande ville [...].

 

Hölderlin, Œuvres, publié sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction des Lettres par Denise Naville, Pléiade, Gallimard, 1967, p. 429-430.

08/10/2014

Max Ernst, Écritures

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              photo Frédéric Sommer, 1964       

                          Des éventails brisés

 

   Les crocodiles d'à présent ne sont lpus des crocodiles. Où sont les bons vieux aventuriers qui vous accrochaient dans les narines de minuscules bicyclettes et de jolies pendeloques de glace ? Suivant la vitesse du doigts, les coureurs aux quatre points cardinaux se faisaient des compliments. Quel plaisir c'était alors de s'appuyer avec ne gracieuse désinvolture sur es agréables fleuves saupoudrés de pigeons et de poivre !

   Il n'y a plus de vrais oiseaux. Les cordes tendues le soir dans les chemins du retour ne faisaient trébucher personne, mais, à chaque faux obstacle, des sourires cernaient un peu plus les yeux des équilibristes. La poussière avait l'odeur de la poudre. Autrefois, les bons vieux poissons portaient aux nageoires de souliers rouges.

   Il n' y a plus de vraies hydrocyclettes, ni microscopie, ni bactériologie. Ma parole, les crocodiles d'à présent ne sont plus des crocodiles.

 

Max Ernst, Écritures, Gallimard, 1970, p. 12.

06/10/2014

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance

 

                                           Rébus

 

Cette nuit j'ai rêvé de Myriam. Elle portait une long vêtement blanc qui ressemblait, de loin, à une chemise de nuit ; elle marchait sur la plage, les vagues étaient immenses, effrayantes, et se brisaient en silence, ce devait être la plage de Biarritz, mais elle était totalement déserte : j'étais assis sur une chaise longue, la première d'une interminable rangée, toutes inoccupées ; mais peut-être était-ce une autre plage, car je ne me souviens pas d'avoir vu de telles chaises longues à Biarritz, ce n'était qu'une plage symbolique ; je lui ai fait signe pour l'inviter à s'asseoir, mais elle a continué à marcher comme si elle ne m'avait pas vu, en regardant droit devant elle et, quand elle est passée près de moi, j'ai senti une rafale de vent glacé sur mon corps, comme si un halo l'entourait : alors, stupéfait mais non surpris, j'ai compris d'elle était morte.

   Parfois, une idée ne semble plausible que de cette manière : en songe. Sans doute parce que la raison est timorée et ne parvient pas à combler les vides, entre les choses, à reconstituer une totalité, une forme de simplicité ; elle préfère les solutions complexes regorgeant de lacunes ; c'est alors que la volonté s'en remet au rêve. À l'inverse, peut-être rêverai-je, demain ou un autre jour, que Myriam est vivante ; elle marchera au bord de la mer et répondra à mon appel, s'installera à mes côtés sur une chaise longue, sur la plage de Biarritz ou une autre plage symbolique ; elle remettra ses cheveux en place, comme elle avait coutume de le faire, d'un geste lent, alangui, sensuel, et, face à la mer, elle désignera une voile ou un nuage , et elle rira, et nous rirons, heureux d'être là ensemble, de nous être retrouvés à notre rendez-vous.

[...]

 

Antonio Tabucchi, Petits malentendus sans importance, traduction de cette nouvelle par Christian Paoloni, Christian Bourgois, 1987, p. 33-34.

 

 

12/08/2014

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955

 

André du Bouchet, Carnets, notes sur la poésie, poème, œuvre d'art

 

 

 

  

André du Bouchet par Giacometti

 

 

 

 

 

 

Rhétorique : dépouillés de la rhétorique, on ne se bat plus que les poings nus. (Ferblanterie des mythologies, armurerie comique et naturelle, etc.) On finissait par ne plus entendre que le choc des armures. Nous sommes aujourd’hui au point si intéressant, si vif, de nous reconstituer une coquille.

 

 

Dire : pourquoi est-ce que j’écris, ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir, ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contre dire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.

 

Aujourd’hui, comme chaque jour : il faut que la « poésie » devienne plus (autre chose) qu’un constat ou bien se démette. (Moralité, règle de vie, rythme impératif, non-impérieux — mais le mot est détestable.) 

 

Rhétorique. Le « sonnet » devait être une sorte de garde-fou. Écrits par centaines. Des bonheurs relatifs — et de détail — assez pour rendre heureux dans une certaine mesure — mais dans l’ensemble, une fois bouclé le sonnet, rien de bien moderne, ni qui valait qu’on s’y attache ou s’y abîme. Il n’y avait plus qu’à recommencer. Mallarmé essaie d’en faire un absolu, un gouffre. Il s’y abîme. Tout près, justement, de forcer le langage : il n’écrit qu’une poignée de sonnets , au lieu de la multitude que le genre comporte.

 

De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé des idées du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera sa sueur. Mais d’abord lui-même —

 

(Reverdy. C’est ça la réalité telle que je la sens et la respire : mais il faut tout redécouvrir pour soi, comme si vous n’aviez jamais écrit, jamais rien dit. Mais cela je ne l’aurais jamais aussi bien su si je ne vous avais pas lu.)

 

ART : perpétuel.

Il n’y aura jamais de terme à cette surprise, à cet étonnement sans précédent que nous donnent un poème, une œuvre d’art, pour aussitôt (à condition de nous avoir donné cette surprise, cet étonnement) rentrer dans tout ce qu’il y a de plus familier. L’homme familier (« miracle dont la ponctualité émousse le mystère », Baudelaire) ne cessera jamais de s’émerveiller de lui-même, de se voir reflété dans les yeux de ses semblables.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière arideCarnets 1949-1955, édition établie et préfacée par Clément Layet, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 30, 31, 33, 34, 44, 58, 62.

07/08/2014

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

 

                           caroline sagot-duvauroux,köszönöm,écrire,poésie,lire

Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

12/04/2014

Gilbert Lely, Œuvres poétiques

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                         L'anniversaire

 

   J'attendais mon père devant la porte d'une grande administration. Il était mort. Je le vis sortir lentement. Je m'avançai vers lui avec émotion, mais il ne parut pas tenir compte de ma présence. Je détournai la tête pour pleurer. Mille petits caniches blancs dansaient sur le trottoir.

 

 

                         Roses de Picardie

 

Le 2 août 1914, une coquette villa de banlieue. Le père, la mère et l'enfant sont assis dans le jardin. Tout à coup on entend la Marseillaise. Le père se lève pour aller changer de souliers. La gare de l'Est Au retour, le jeune garçon ne cesse d'observer sa mère. Ils mangeront dans la cuisine. Ils achèteront un phonographe pour danser. Ils se feront des drôles de sourires dans les tramways. Ils se déshabilleront au bord des rivières. Ils nommeront l'armoire à glace le miroir des sodomies.

 

Gilbert Lely, Œuvres poétiques, éditions de la Différence,1977, p. 36, 44.

06/03/2014

Henri-Pierre Roché, Don Juan et...

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               Don Juan et La Louchon

 

   Ah ! dit la femme du sergent qui passait par là, c'est cette petite traînée de Louchon que vous attendez ce soir ,

« Hein, vous n'avez qu'à siffler et elle vient se coucher come une vraie petite chienne !»

   « Non, Madame, ce n'est pas ainsi ! Je l'attends et je ne sais pas si elle viendra.»

   « Si elle vient, ce n'est pas sûr d'avance qu'il arrivera ce que vous pensez. »

   « Et si cela arrive, c'est une grande grâce qu'elle me fera. »

 

                      Don juan et Florine

 

   Sa nuque brillait dans la fête, et ses tempes étaient fines.

   Don Juan la pria, l'emmena dans le bosquet, sauta en selle et l'invita à monter avec lui son beau cheval.

   Yeux baissés, souriante, elle se laissa placer entre ses bras.

   Le cheval partit d'un doux galop, contourna une pelouse du parc, et bientôt piqua vers la forêt.

   Pâmée, « Ah, pourquoi, murmura-t-elle, les hommes m'aiment-ils ? »

   Don Juan ralentit son cheval. Il y avait devant eux un tas de feuilles mortes. Quand ils passèrent à côté, sans la regarder, il la poussa dedans.

   Et il continua vers la forêt.

 

Henri-Pierre Roché, Don Juan et..., André Dimanche, 1994, np.         

03/03/2014

Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens

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                                                               Chant I

                                                   Strophe première

                                                   Du terminus saint-Lazare

                                                    à l'arrêt Havre-Haussmann

  

L'autobus vingt et neuf,     départ de saint-lazare

           Comme la ligne vingt

                     Ce n'est pas par hazare

                     Les lignes dont le nom     commence par un deux

                     Partent toutes

                          Partaient

                     Des lazaréens lieux

                             À moins que dépecée     un jour par un caprisse

                             De la èr-a-té-pé     quelqu'un ne finisse

                             Ailleurs : ainsi le vingt     et deux à l'opéra

                             Célèbre par son chic     et par ses petits ra

                                   Ce haut lieu musical     où des milliers se prèsse

                                   Tels des touristes zen     partance vers la grèsse

                                    Pour entendre don juan,     falstaff  ou turandot

                                    Avec plus de ferveur      qu'en attendant godot

                                        De mauroy disait     quidam dedans la poste

                                        Confondant avec la     rue où fidèle au poste

                                        La donzelle chanté'     par brassens opérai

                                        Le recrutement d'un     client bien argentai

                                             J'insère ici deux vers     que je vous donne en primes

                                             Afin de respecter     l'alternance des rimes

                                           Dans un film de clouzot     autre confusi-on

                                            Analogue on entend

                                                  Belle précisi-on

                                            "On ne badine pas     avec l'amour" d'alfrède 

                                             De musset

                                                      Admirez !

 

                                        [...]

 

                            Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, éditions

                            Attila, 2012, p. 11.