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25/01/2012

Julien Gracq, Carnets du grand chemin

 

   imgres.jpegÉtrange siècle, que le dix-huitième. Au moment même où la poésie semble en lui faire définitivement faux bond à l'art des vers, la littérature, elle, se met dans toute la France à rimailler à propos de bottes, de la lettre de château jusqu'à la satire vengeresse, du pamphlet politique jusqu'au traité de jardinage et de sylviculture. Cette métromanie galopante qui au XVIIe siècle obligeait déjà Boileau à suer sang et eau sur ses Satires et ses Épîtres, devient au siècle suivant une vraie épidémie. L'encaisse-or de la poésie volatilisée, l'encaisse-papier circule partout en nourrissant une inflation de mauvais aloi ; là aussi le XVIIIe siècle est bien celui qui commence avec la rue Quincampoix.

   Dans le prestige qui entoure à cette époque les petits vers, le "chant", la musique verbale, atteint à sa teneur la plus faible, et même s'élimine complètement comme élément de valeur, toutes les images sont des clichés (et même surexposés) ; ne reste que la difficulté artificielle imposée par le mètre et la rime : simple exercice d'assouplissement et de musculation abusivement tenu par toute une époque pour la beauté, dont il est un accessoire insignifiant. Une bonne partie de l'œuvre rimée de Voltaire, capable d'écrire une prose si déliée et si acérée, nous fait l'effet de gammes acrobatiques, où la virtuosité du doigté nous reste encore sensible, mais dont on se demande pourquoi on a jugé les notes dignes de s'inscrire sur une portée.

 

     Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, p. 236-237.

18/01/2012

Jean Bollack, note sur Le Cygne de Baudelaire

Jean Bollack, Baudelaire, le Cygne, souvenir, exil

 

   Baudelaire, dans "Le Cygne", l'une des investigations les plus poussées de la faculté de mémoire qui ait jamais été conçue, s'est attaché à faire de l'Andromaque de Virgile, et en arrière de celle d'Homère, le symbole de l'absence, accueillie et surmontée dans la pathos de la mise en scène. C'est le pouvoir de l'esprit, ne se séparant pas, mais se reconstituant par la séparation : «... je pense à vous », « je ne vois qu'en esprit », « je pense à mon grand cygne », puis « je pense à la négresse » : le mouvement s'étend à tout ce qui jamais a été arraché, exilé, exclu. À « l'immense majesté » des pleurs de la veuve répond la fécondité d'une "mémoire" déjà fertile, comme la terre, contenant tout ce qui a jamais pu être dit et écrit plus tard (comme le Livre soit de Mallarmé soit de Celan). La majesté, toute objective, est d'abord le produit d'une tradition livresque, immémoriale et c'est elle qu'en fait le poète retrouve, qu'il se remémore et qu'il analyse dans les étagements de l'alexandrin, transposant les conquêtes de l'expérience immédiate dans les couches les plus médiatisées de la culture littéraire, celles où l'on peut faire sonner un mot comme "Hélénos". C'est comme si les arrachements les plus tragiques étaient à l'origine de toutes les créations et qu'inversement, on n'accédait à l'absence que par les livres. Un exil à lui, propre au poète (« ... dans la forêt où mon esprit s'exile »), le rapproche des exilés de tous les temps. « Un vieux souvenir sonne...» ; il n'y en a qu'un : au terme d'une extension, il est vieux comme le monde, recueillant toute la perte :

« Je pense...». À fin, c'est n'importe quoi, tout ce qu'on fait exister en vers parce qu'on ne l'avait plus. C'est aussi une histoire de la poésie. La douleur est la Muse, qui connaît toute chose. Le poète jubilant a une clé qui ouvre ce qu'il touche.

 

Jean Bollack, extrait d'un ouvrage à paraître.

©photo Tristan Hordé

 

 

 

                  Le Cygne

 

                                             Victor Hugo

 

                           I


Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

 

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel) ;

 

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

 

Là s'étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

 

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

 

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

 

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !

 

                           II

 

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

 

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,

 

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

 

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;

 

À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

 

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! 
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !

 

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 81-83.

 

 

06/01/2012

Walter Benjamin, Sens unique

 

   imgres-1.jpegAssistance technique

    Il n'y a rien de plus misérable qu'une vérité exprimée comme elle a été pensée. Dans un pareil cas sa transcription par écrit n'est même pas une mauvaise photographie. La vérité est comme un enfant, comme une femme qui ne vous aime pas : devant l'objectif de l'écriture, lorsque nous avons plongé sous le voile noir, elle se refuse à avoir l'air paisible et bien aimable. C'est brusquement, comme à l'improviste, qu'elle veut être effarouchée, chassée de la rêverie où elle est plongée, et être effrayée par une émeute, de la musique, des appels à l'aide. Qui voudrait compter les signaux d'alarme dont est pourvu l'intérieur d'un véritable écrivain ? Et « écrire » ne signifie rien d'autre que les mettre en action. Alors la douce odalisque sursaute, tire à elle la première chose qui lui tombe sous la main dans la pagaille de son boudoir, notre crâne s'y enveloppe et, presque méconnaissable, adresse ainsi la parole devant nous, en chuchotant, aux gens. Mais comme elle doit être bien faite, et avoir le corps rayonnant de santé, pour ainsi paraître parmi eux déguisée, traquée, et pourtant triomphante et adorable.

 

Walter Benjamin, Sens unique, précédé de Enfance Berlinoise, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Les Lettres nouvelles - Maurice Nadeau, 1978, p. 228-229.

03/12/2011

Julien Gracq, Lettrines, 2

imgres-3.jpeg

   La littérature de cette fin de siècle commence à ressembler furieusement aux armées de campagne modernes, dévorées de plus en plus par leur encombrant appareil logistique. Tel l'éclaire de loin, tel la renseigne, tel lui dresse des plans, tel classe ses archives, tel inventorie son matériel, tel prévoit déjà sa reconversion future, tel met au point pour elle de nouvelles méthodes et conçoit dans ses laboratoires les armes suprêmes du futur. Le train des équipages, les services auxiliaires, sont gonflés à craquer. D'écrivains de première ligne — d'écrivains qui tout bonnement écrivent — point, ou si peu.

 

                                               *

 

   Dans un grand journal du soir, à la page des spectacles, on peut trouver la liste des films « en exclusivité » à Paris classés sous trois rubriques : Films français — Films étrangers — Films d'auteurs. Le premier mouvement est d'en sourire, mais il y a là, même naïf, en somme un essai de tri qui, transposé dans le domaine de l'imprimé, ne serait pas sans clarifier le commerce de la littérature. La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, au tourniquet des drugstores, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes et inopportunes.

   Mais — j'y songe — c'est déjà fait. Si on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre : quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

 

Julien Gracq, Lettrines 2, dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhilde Boie, avec la collaboration pour ce volume de Claude Dourguin, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 305

21/11/2011

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole

 

Unknown.jpegDevant la porte, un paillasson : la parole...

 

Nous avons eu jadis, peut-être, la parole.

 

Nous sommes dupes de nous-mêmes, de ce foutu langage qui nous dévisse la bouche, y voyons une forme de supériorité animale qui se résume, au bout du compte, à calfeutrer nos phantasmes les plus, non, les mieux lubriques croyant nous éloigner de la bête mais... nous sommes des brutes, des barbares.

 

Nous nous mentons depuis la langue, depuis cette épine molle et gluante qui nous creuse en quotidien la bouche ce toute la mort qu'on lui a fait.

 

Nous, en permanence, violons de la langue dans une bêtise abjecte qui nous sabote tout le squelette tant est si mal que, à défaut de marcher debout nous : nous rampons du gosier.

 

Nous nous traînons plus bas que taire, persuadés que le langage relèvera un peu les choses mais.., nous ignorons les massacres dont nous sommes les seuls responsables et qui fait le défaut de langue majeur : son mensonge.

 

Nous, à cause de cela, sommes devenus l'imbécile jouet du langage.

 

Nous ne comprenons rien, ne voyons pas le point où la pensée s'em-pute dressant la langue contre nous, et ne faisons rien du langage si ce n'est : le corrompre, le brûler, sans discontinuité altérer ce pour quoi il est fait.

 

Nous ne sommes pas capables — veulerie, sabotages, pleutres, bouffons, narcisses — de faire qu'une parole soit un acte.

 

Nous avons dévoyé la langue, nous l'avons salopée : Nous, massacreurs du langage, nous nous baisons tous d'abord par la bouche, d'abord par la bouche oui : de bouche à bouche, nous nous dévorons de la langue.

[...]

 

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole..., dans Action Poétique, n° 204, juin 2011, p. 69.

28/10/2011

James Sacré, D'autres vanités d'écriture

                   

                                                     À propos du lyrisme

 

 

   imgres.jpegLe lyrisme : ou l’histoire de la poésie à travers des confusions de formes et de thèmes. Déjà Pindare fait courir l’homme plutôt que les héros au rythme de ses grandes odes. Horace un peu plus tard mesure les siennes aux dimensions familières du quotidien. Une fois les dieux disparus et quelques solides valeurs métaphysiques-morales éboulées, la poésie épique ne sait plus très bien qui elle est et s’habille d’un nouveau nom : poésie lyrique. Ronsard un instant ne s’y retrouve plus et cherche des repères, il veut par exemple réduire le lyrisme à l’exploitation de quelque thèmes ; mais le voilà qui chante l’amour le plus humain en décasyllabes aussi bien qu’en alexandrins, et la fureur divine l’anime autant sinon plus dans ses sonnets que dans la Franciade. Du Bellay comprend bien qu’il n’y a jamais eu qu’une opposition factice entre les vers épiques et les vers lyriques, que ce n’était qu’une affaire de sujet et de conventions formelles jamais bien respectées, et que la fureur divine n’est en somme que la sublimation d’une mélancolie plus qu’humaine. Le dix-septième siècle s’accroche au mot « sublime », mais Boileau s’empêtre en des « je ne sais quoi » et des va-et-vient ambigus (à propos des formes autant que des thèmes) où l’épique se démêle mal du lyrisme. Puis le « véritable » épique se trouve rapporté à un problématique originel commerce des hommes avec Dieu : toute la poésie avec lui d’ailleurs, ce qui embrouille un peu plus les choses. « L’enthousiasme » de Mme de Staël installe enfin l’épique, et la poésie tout aussi bien, en plein mystère du moi. Dans le même temps le mot lyrisme prend place au cœur de toute écriture poétique. Désormais poètes et poèmes se perdent (ou croient se retrouver) en d’inépuisables abandons ou résistances au moi : plongées dans le rêve ou le subconscient, dans le silence ou le bruit du langage (mais comment ne pas y entendre toujours un semblant de cœur qui bat, désespérément magnifique ou dérisoire ?), ou désir d’une impossible objectivité devenant le monde. De toutes façons c’est toujours, autour d’un moi aussi insaisissable que les anciens dieux, la même impression d’un silence vivant mêlé à la magnifique insignifiance des mots.

 

James Sacré, D’autres vanités d’écriture, éditions Tarabuste, 2008, p. 91-92.

25/10/2011

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage

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                  Amour en cage

 

La parole volante était proscrite

qu’était prison sans parloir ?

dans ses moment perdus l’Europe est une prison

juste un chiriklo qui tend l’espace et le clôt

en effet les tsiganes volaient des poules parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu’à corrompre leur sens les savants réputés considéraient l’idiome tsigane comme fait d’éléments de bric et de broc volés aux langues pures l’emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l’identité linguistique et si l’on avait interdit l’usage de ces mots détournés qu’auraient-ils donc eu à dire à se taire ? aussi les instituteurs faisaient-ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le romani les filles on leur rasait la tête.

quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d’hommes on se souvenait justement de cette affaire du paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d’autre trace qu’un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Noviny

le parti agraire prêtait désormais l’oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l’indispensable carnet anthropométrique — la CIKÁNSKÁ LEGITIMACE — avec empreinte des dix doigts mention de noms et surnoms — mais le prénom romani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson, l’administration ne l’aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n’en avaient pas vraiment, le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d’interdiction fleurissaient accrochés aux branches des êtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l’essence et l’écorce d’un des vingt-quatre hommes-arbres.

 

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage, extrait de Gadjo-Migrandt (à paraître), publié dans L’étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.

12/10/2011

Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alféri

 

images-2.jpegOn a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.

 

Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.

  

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.

 

 

09/09/2011

Giorgio Manganelli, Discours de l'ombre et du blason

manganelli.jpegUn écrivain ne cesse jamais d’écrire, jamais ne cesse de lire ; un lecteur jamais ne cesse de lire, jamais ne cesse d’écrire. Les mots ignorent les hiatus, lacunes, haltes, parkings, sommeils ; leur magie n’a pas de cesse, le miracle est la règle, la continuité le prodige, le chaos est un ordre, la fureur une paix, la nuit étincelle, le jour est peuplé des images du rêve. Les mots parlent, les mots n’ont rien à dire, donc ils parlent. Aucune horloge ne scande leur temps, aucune loi ne les emprisonne, aucune prohibition ne les concerne. Aucun désir ne les retient. Vous avez lu : la littérature a tué la nature. Vous auriez dû lire : la parole a, dans le même instant, créé et tué la nature ; avant la parole, il n’y avait pas de nature, et le big bang ne fut rien d’autre que l’explosion d’un dictionnaire. Avoir affaire aux mots est une condition sans remède ; ils exercent sur nous avec indifférence un chantage qui n’admet aucun compromis, et toute concession accroît leurs exigences, et nos tortures. Soyons clairs : je ne parle pas d’exigence de perfection ; ni de style. On ne peut pas perfectionner ses rêves, mais on peut perfectionner sa dépendance à l’égard des rêves, se faire oniromane, s’intoxiquer de logos, de words, words, words, et en ce sens il est facile d’atteindre à l’extrême imperfection, de se dégrader, de se dégrader absolument devant la parole. La dégradation est nécessaire. Je suis désolé, mais je ne peux en distinguer personne, même pas les pères de famille. Un coup de téléphone m’a interrompu. J’aurais pu ne pas répondre, mais voyez-vous, la seule éventualité qu’il y ait des mots — au sens que l’on a dit — m’entraîne au vice. Je devrais dire maintenant : où en étions-nous restés ? Mais je sais aussi qu’il n’y a aucun lieu où rester ; tout lieu est structurellement identique à tout autre ; où que j’aille, je suis « ici ». L’ « ici » me possède, il te possède, tu n’as aucun moyen de t’en libérer, il ne t’est même ni permis ni possible de vouloir t’en libérer. Rien ne rassure davantage que la dégradation. Horrible est le moment où notre dignité se redresse en censeur des mots ; les mots alors se dispersent en riant ; et nous ne distinguons plus le double de la parole. Le double se joue de nous, se déguise en parole. Notre dignité ne cesse de s’accroître au contact de la parole, parole feinte qu’il suffirait de mettre devant un miroir, ou d’exposer à la violente lumière de midi ; car le double n’a pas d’image dans le miroir, et ne donne pas d’ombre ; c’est en cela probablement que le miroir fait allusion au blason.

Les anciens savaient que chaque mot a un double, et que ce double a un destin qui n’est pas celui du mot. Écho est le double de la parole, qui témoigne pour elle quand elle a passé outre. Ce que nous lisons, écoutons, pensons, est parole, mais ce qui reste en nous est le double sous la forme d’Écho, c’est l’image de la parole « reflétée », mais le reflet n’a pas de reflet. Dans cette triste et gracieuse histoire, Écho se prend d’amour — « Je me suis désespérément prise d’amour » — pour Narcisse, lui-même amoureux, non pas de son double, mais de son image renversée. Il s’ensuit que c’est l’Écho qui permet à la parole de demeurer ininterrompue, car si elle n’avait pas ce double à sa disposition elle finirait par tomber, comme Narcisse, dans un amour spéculaire, porteur de mort comme le sont toutes les tentatives qu’on fait pour se posséder soi-même.

[…]

Giorgio Manganelli, Discours de l’ombre et du blason, ou du lecteur et de l’écrivain considérés comme déments, traduit de l’italien par Danièle Van de Velde, Fiction & Cie, éditions du Seuil, 1987, p. 122-124.

05/09/2011

Antonin Artaud, L'Anarchie sociale de l'art, Le Théâtre de la cruauté

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               Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d'Arc, Carl Dreyer, 1928
 
  

 

 Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.

   Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
   
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.

  Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.

 

Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.

 

 POST-SCRIPTUM

Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier

Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté, dans Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.




 

20/08/2011

Bernard Noël, Les Plumes d'Éros

 

                                                          L’enfer, dit-on

 

 imgres.jpeg Le sexe nous lie à l’espèce. Il est en nous son instrument. Ainsi, il mine notre particularité là même où nous croyons l’éprouver le plus vivement : chacun est unique en son corps ; chacun est semblable à tous par l’emportement sexuel. Nous voulons être unique dans ce qui est notre expression la moins individuelle mais que nous tâchons de faire nôtre en greffant de la langue sur la sexualité. Le mouvement des mots se mêle alors aux tressaillements de l’espèce et nous fait rêver d’un orgasme durable. Le désir se couvre d’amour et l’espèce devient une origine perdue derrière l’horizon.

   Entre le corps et le sexe, quelque chose est advenu qui rejoue radicalement la vieille interprétation mécaniste ; cette fois, plus de métaphysique, ce n’est plus l’esprit qui nous traverse ou nous habite, c’est un élan dont nous détournons le sens. S’il vient à s’éclairer, au fond de nous le plus ancien des dieux remue : un dieu dont tous les dieux suivants ont fait notre démon.

   L’espèce est la partie la plus vêtue de nous-même : toute la langue s’est enroulée sur elle pour la dissimuler. Le dieu archaïque a pris le visage d’Éros. Le sexe est devenu une idée, à moins qu’il ne soit un morceau.

   L’attribut le plus naturel ne fonctionne donc plus si naturellement : il en est la représentation, il est devenu un sujet. En lui, l’organique a cédé la place à l’illusoire, si bien qu’il est un mensonge capable de dire la vérité que nous souhaitons entendre. Nous parlons encore de « possession » : nous ne possédons qu’une ombre.

   Tout cela pour avancer contradictoirement vers un désir contradictoire, puisqu’il nous tire autant vers nous que  hors de nous. Longtemps le partage s’est fait par référence à un mal et à un bien, mais il fallait y croire sans aucun doute. Devant le ciel vide et les idées mortes, les choses devraient revenir à leur réalité. Elles s’en gardent — ou nous les en gardons — car elles continuent à disparaître derrière les signes qu’elles nous font. Nommer est une magie décevante, qui convoque le tout et ne fait apparaître que le rien.

[…]

 

Bernard Noël, L’enfer, dit-on, dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 315-316.

15/08/2011

Pierre Bergounioux, Le miroir brisé

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[…]

  À compter de la fin du deuxième tiers du XIXe siècle, le genre romanesque est périmé comme le furent, avant lui, la tragédie, la poésie didactique, l’oraison funèbre. À cela, il y a deux raisons, l’une substantielle, l’autre formelle.

   Lorsque les Trois Glorieuses abrègent le blême intermède de la Restauration et que la bourgeoisie d’affaires prend directement en mains l’initiative politique, il n’existe pas de langage spécialisé qui ferait écho à ce qui se passe alors, développement de l’industrie au détriment de la terre, domination d’une nouvelle classe, urbaine, après l’éviction de la vieille noblesse rurale. Un genre mineur, sans règles, rédigé en langue vulgaire et non pas en latin, est disponible, dans un coin. C’est une forme à peine élaborée, allongée, du récit, cette aptitude anthropologique qui n’est que la récurrence indéfinie de la structure de base du langage, la phrase. Celle-ci se ramène à un même binôme, à l’association d’un signe d’espace et d’un autre de temps, d’un nom et d’un verbe, selon la grammaire. Quelqu’un fait quelque chose.

   C’est au moyen de cet instrument rudimentaire que des hommes incertains mais corpulents, énergiques, vont rendre compte, avec une pénétration admirable, une ironie mordante et, pour finir, mortelle, de la reconfiguration de la société révolutionnée. En à peine plus de trois décennies, ils ont pesé, jugé, condamné. Rien ne vaut la peine, que la littérature en tant qu’elle établit que rien ne vaut la peine, et d’abord l’axiome fondateur du vouloir pratique, qui est « la maximisation des chances pacifiques de gain pécuniaire ». Tout est dit. Et les ingénus, les tièdes qui n’auraient pas compris qu’une nouvelle injustice a supplanté la vieille injustice, qu’au coupleimmémorial, ennemi, que composaient le propriétaire foncier et l’esclave puis le manant, s’est substitué celui du capitaliste et du prolétaire, ces ingénus, ces attardés seraient bien incapables d’avancer quoi que ce soit qui vaille après que Flaubert s’est assis sur le « banc d’infamie ».

   Il ne se passe rien d’autre, dorénavant, que la répétition sans attrait ni équité ni surprise (en principe) du cycle argent-marchandise-argent. Ça, c’est pour le fond. Mais, du côté de la forme, les choses ont singulièrement changé. L’Allemagne, qui peine à sortir de son morcellement féodal, à rejoindre, sur la scène du monde, les deux États-nations qui se disputent depuis trois siècles le premier rôle, l’Allemagne, on l’a dit, pense à proportion de l’impuissance physique à laquelle elle se trouve réduite. Dès 1848, un philosophe rhénan de trente ans, d’origine juive, formé à l’école hégélienne, rédige d’une main décidée, un Manifeste dont l’écho de tonnerre remplira le siècle et demi qui suit. La destruction violente de la société dont les grands romanciers français ont livré la description vivante est à l’ordre du jour, ses fossoyeurs nommément convoqués — « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

   Pareilles déclarations ne sauraient être prises à la légère par l’adversaire. Il lui faut répondre, justifier la domination bureaucratique-légale qui garantit ses intérêts, opposer des raisons au projet révolutionnaire hautement rationnel sorti du cerveau du jeune Marx. Et c’est le deuxième discours qui vient flanquer, sur sa droite, après la théorie matérialiste de l’histoire, sur sa gauche, le langage romanesque. Auguste Comte, déjà, mais Spencer et surtout Durkheim, Max Weber jettent les fondements de la science sociale. Ils appliquent aux choses humaines les rigoureux principes auxquels les savants ont soumis, depuis la Renaissance, les trois règnes et les quatre éléments. Ils adoptent l’attitude de neutralité axiologique qui conditionne l’accès à la réalité objective, enquêtent, mobilisent les ressources de l’analyse statistique, accèdent à des vérités qui disqualifient la sociologie spontanée, sauvage que possède, implicitement, tout agent social et qu’explicitent, sans y voir malice, les romanciers. L’éclat d’un contre-projet politique sérieux, d’un côté, la genèse d’une interprétation rigoureuse des faits sociaux, de l’autre, privent le roman, dès le milieu du XIXesiècle, de la vertu révélatrice que lui avaient conférée les romanciers français. Zola, venu trop tard, procède mécaniquement à un inventaire qui n’établit plus rien quon ne sache déjà.

[…]

 

Pierre Bergounioux, Un Miroir brisé, dans La Nouvelle Revue Française, "Le roman du XXe siècle", sous la direction de Jean Rouaud, n° 596, février 2011, p. 31-33.

© Photo Chantal Tanet, 2006.

 

27/07/2011

René Crevel, Le Clavecin de Diderot

 

   imgres-1.jpeg    Pour la France officielle  la poésie c’est, avant tout, un jeu, un exercice d’éloquence. Et il ne s’agit même plus de la faconde méridionale. Le soleil, l’ail, l’accent, le mélange de sperme, de coquillage secret et de fruits trop mûrs, dont se trouve naturellement parfumée toute vieille cité phocéenne, voilà qui a été corrigé par la tristesse septentrionale.

       Langue d’oc et langue d’oïl, l’une en l’autre fondue, et, l’Europe a eu sa langue diplomatique. Quant aux autochtones, ils se sont consacrés au culte d’un verbalisme décoloré. De Racine (Andromaque, le fameux discours à Pyrrhus : avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix) à Lamartine (la phrase sur le drapeau tricolore qui a fait le tour du monde et le drapeau rouge qui n’a fait que le tour du champ de Mars), les leçons que reçoivent, de leurs grands ou petits maîtres, à propos de textes rimés, lycéens et étudiants, ne sont que leçons de ruses oratoires.

       Quant à la connaissance intime et générale de l’homme, certains ne font profession de lui vouer leurs travaux, leurs existences qu’à seule fin de lui dénier, de l’intérieur, toute chance de progrès.

       En vérité, depuis des siècles, on se contente de répéter les mêmes expériences et considérations sur certains réflexes à fleur de peau, avec une volonté d’agnosticisme ou, au moins, le désir de conclure qu’il n’y a rien de changé sous le soleil. Et que se produise, quelque part, ce changement dont ne veulent pas les classes favorisées, elles crieront à la monstruosité. De toute source, il faut, sur le champ, faire une eau de table, et, si le geyser ne veut se laisser mettre en bouteille, qu’on l’écrase des plus lourdes pierres. Ainsi, un égocentrisme à courtes vues décide les individus à l’individualisme, les nations au nationalisme.

 

René Crevel, Le Clavecin de Diderot, 1932, présentation de Claude Courtot, collection Libertés, n° 38, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1966, p. 51-52.

24/07/2011

Paul Claudel, Dodoitzu


Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.

 

Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 

Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 

Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

22/07/2011

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut

Si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoire, n'est-ce pas ? 

     Pierre Michon, Les Onze (Verdier, 2009)

 


                             Contemporain de la légende

 

Pourquoi le mot vie dans vos titres, des « minuscules » à celle de Joseph Roulin ?

 


pierre michon,le roi vient quand il veut,vies,hagiographie   Les Vies sont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez courts récits, non pas véristes et affectant le naturel («  la vie même ») comme nos biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportaient hors du commun. Les Vies des douze Césars, après tout, nous entretiennent de monstres que leur mort a transformé en dieux, comme il arrivait aux empereurs de Rome ; les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce traitent de fondateurs quasi légendaires, de miracles guerriers ou mathématiques s’incarnant dans des hommes fortuits.

imgres.jpegCe trait est encore plus patent dans les hagiographies chrétiennes, où c’est le surnaturel seul qui tient debout des existences dont la spécificité biographique est négligeable. Les Vies de saints, innombrables et superposables, délivrent le récit de toute contingence, ne s’intéressent qu’à la vie intérieure, qui n’a pas eu de témoins, ou aux lévitations et extases dans lesquelles c’est Dieu même qui s’essaie dans un corps désormais inessentiel : on est loin de la passion de la contingence, de la chasse au petit fait vrai, de la postulation a priori d’une individualité spécifique et inaliénable — mais peut-être aussi fictive que les lévitations — qui caractérisent la biographie.

Ce très  vieux genre a secrètement survécu à sa laïcisation en roman, récit ou nouvelle. Car les modernes aussi ont écrit des vies, en annonçant clairement cette intention dans leurs titres, de façon parfois traditionnelle (la Vie de Rancé), mais le plus souvent nostalgique ou parodique, en tout cas référée : les  Vies imaginaires de Schwob, la Vie de Samuel Belet de Ramuz, les Trois vies de G. Stein, ou même Une vie. Et il semble bien que ce qui demeure, dans ces récits explicitement nommés ou d’autres qui le sont moins (Un cœur simple, par exemple, qui est exactement une vie), c’est un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant : ce qui s’y joue sous les cieux vides, c’est ce qu’a de minimalement sacré tout passage individuel sur terre, plus déchirant aujourd’hui de ce qu’aucune compatibilité céleste n’en garde mémoire. Ces vies sont tangentes à l’absence de Dieu comme les hagiographies l’étaient à sa toute présence ; elles expérimentent le drame de la créature déchue en individu.

Barthes notait que l’anthropologie repose sur le postulat qu’ « il est profondément injuste qu’un homme puisse naître et mourir sans qu’on ait parlé de lui » ; cette injustice, l’anthropologie essaie de la réparer à sa façon, mais ça n’est pas interdit non plus à la littérature. C’est à cela, entre autres choses, que je me suis employé dans des vies. 

imgres-1.jpegEt puis, je suis fasciné par ces titres dans lesquels ce qu’il y a de plus individuel, le nom propre, est mis en résonance avec le mot vie, qui est le plus universellement, et comme tautologiquement, partagé. « Untel a vécu », disent de tels titres ; ils ont la pauvreté fatale d’une stèle funéraire ; ils sont comme le blason de ce qu’on appelle le romanesque. Et bien sûr c’est la mort qui paradoxalement résonne dans de tels frontispices : certains auteurs l’ont souligné, qui, par antiphrase, ont appelé leurs vies : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant1, etc.

 

 

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Albin Michel, 2007, p. 21-23. ["Contemporain de la légende" est composé de réponses à des questions,  recueillies par T. H. et publiés dans Le Français aujourd’hui, « La nouvelle », septembre 1989]



1  Respectivement de Léon Tolstoï et de Thomas de Quincey [note de T. H.]