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22/07/2011

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut

Si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoire, n'est-ce pas ? 

     Pierre Michon, Les Onze (Verdier, 2009)

 


                             Contemporain de la légende

 

Pourquoi le mot vie dans vos titres, des « minuscules » à celle de Joseph Roulin ?

 


pierre michon,le roi vient quand il veut,vies,hagiographie   Les Vies sont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez courts récits, non pas véristes et affectant le naturel («  la vie même ») comme nos biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportaient hors du commun. Les Vies des douze Césars, après tout, nous entretiennent de monstres que leur mort a transformé en dieux, comme il arrivait aux empereurs de Rome ; les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce traitent de fondateurs quasi légendaires, de miracles guerriers ou mathématiques s’incarnant dans des hommes fortuits.

imgres.jpegCe trait est encore plus patent dans les hagiographies chrétiennes, où c’est le surnaturel seul qui tient debout des existences dont la spécificité biographique est négligeable. Les Vies de saints, innombrables et superposables, délivrent le récit de toute contingence, ne s’intéressent qu’à la vie intérieure, qui n’a pas eu de témoins, ou aux lévitations et extases dans lesquelles c’est Dieu même qui s’essaie dans un corps désormais inessentiel : on est loin de la passion de la contingence, de la chasse au petit fait vrai, de la postulation a priori d’une individualité spécifique et inaliénable — mais peut-être aussi fictive que les lévitations — qui caractérisent la biographie.

Ce très  vieux genre a secrètement survécu à sa laïcisation en roman, récit ou nouvelle. Car les modernes aussi ont écrit des vies, en annonçant clairement cette intention dans leurs titres, de façon parfois traditionnelle (la Vie de Rancé), mais le plus souvent nostalgique ou parodique, en tout cas référée : les  Vies imaginaires de Schwob, la Vie de Samuel Belet de Ramuz, les Trois vies de G. Stein, ou même Une vie. Et il semble bien que ce qui demeure, dans ces récits explicitement nommés ou d’autres qui le sont moins (Un cœur simple, par exemple, qui est exactement une vie), c’est un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant : ce qui s’y joue sous les cieux vides, c’est ce qu’a de minimalement sacré tout passage individuel sur terre, plus déchirant aujourd’hui de ce qu’aucune compatibilité céleste n’en garde mémoire. Ces vies sont tangentes à l’absence de Dieu comme les hagiographies l’étaient à sa toute présence ; elles expérimentent le drame de la créature déchue en individu.

Barthes notait que l’anthropologie repose sur le postulat qu’ « il est profondément injuste qu’un homme puisse naître et mourir sans qu’on ait parlé de lui » ; cette injustice, l’anthropologie essaie de la réparer à sa façon, mais ça n’est pas interdit non plus à la littérature. C’est à cela, entre autres choses, que je me suis employé dans des vies. 

imgres-1.jpegEt puis, je suis fasciné par ces titres dans lesquels ce qu’il y a de plus individuel, le nom propre, est mis en résonance avec le mot vie, qui est le plus universellement, et comme tautologiquement, partagé. « Untel a vécu », disent de tels titres ; ils ont la pauvreté fatale d’une stèle funéraire ; ils sont comme le blason de ce qu’on appelle le romanesque. Et bien sûr c’est la mort qui paradoxalement résonne dans de tels frontispices : certains auteurs l’ont souligné, qui, par antiphrase, ont appelé leurs vies : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant1, etc.

 

 

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Albin Michel, 2007, p. 21-23. ["Contemporain de la légende" est composé de réponses à des questions,  recueillies par T. H. et publiés dans Le Français aujourd’hui, « La nouvelle », septembre 1989]



1  Respectivement de Léon Tolstoï et de Thomas de Quincey [note de T. H.]

11/07/2011

Montesquieu, Pensées

montesquieu,pensées,conformisme,mondanité    Dès qu’un homme pense, et qu’il a un caractère, on dit :  « C’est un homme singulier ». 

    La plupart des gens se ressemblent en ce qu’ils ne pensent point : échos éternels, qui n’ont jamais rien dit et ont toujours répété ; artisans grossiers des idées des autres.

    Il faut que la singularité consiste dans une manière fine de penser qui a échappé aux autres : car un homme qui ne saurait se distinguer que par une chaussure particulière serait un sot par tout pays.

    Les pensées et les actions d’un homme singulier lui sont tellement propres qu’un autre homme ne pourrait jamais les employer sans se démentir.

 

    Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourd’hui le seul mérite. Pour cela, le magistrat abandonne l’étude de ses lois. Le médecin croirait être discrédité par l'étude de la médecine. On fuit, comme pernicieuse, toute étude qui pourrait ôter le badinage.

   Rire sur rien et porter d’une maison à l’aure une chose frivole s’appelle science du monde, et on craindrait de perdre celle-ci si on s’appliquait à une autre.

   Ôtez des conversations continuelles le détail de quelque grossesse ou de quelque accouchement ; celui des femmes qui étaient ce jour-là au Cours ou à l’Opéra ; quelque nouvelle portée de Versailles, que le Prince a fait ce jour-là ce qu’il fait tous les jours de sa vie ; quelque changement dans les intérêts d’une cinquantaine de femmes d’une certaine façon, qui se donnent, se troquent et se rendent une cinquantaine d’hommes, aussi d’une certaine façon : vous n’avez plus rien.

    Je me souviens que j’eus autrefois la curiosité de compter combien de fois j’entendrais faire une petite histoire, qui ne méritait certainement d’être dite ni retenue pendant trois semaines qu’elle occupa le monde poli ; je l’entendis faire deux cents vingt-cinq fois ; dont je fus très content.

 

   On ne veut pas qu’un fripon puisse devenir homme de bien, mais on veut bien qu’un homme de bien puisse devenir un fripon.

 

Montesquieu, Pensées, dans Pensées, Le Spicilège, édition établie par Louis Desgraves, Bouquins / Robert Laffont, 1991, p. 200, 211-212, 252.

08/07/2011

Jean Bollack, préface à : Philippe Beck, Chants populaires, traduits en allemand

Les Chants populaires de Philippe Beck ont été traduits en allemand par Tim Trzaskalik et publiés avec une préface de Jean Bollack, inédite en français. 

 

                                                          _435_smallimage_MSB_Beck_Gesaenge_Umschlag_klein.jpg

La poésie de Philippe Beck, que ce volume présente au public allemand, se distingue de toute autre — disons le mot : radicalement. On pourrait parler de licence,  à condition d’associer au terme la plus grande distance, qu’elle existe,  ou qu’on l’imagine face à la chose qui se dit ou que l’on écrit (ce qui ne va pas de soi). Le lecteur allemand retrouve dans ce recueil les contes réunis par les frères Grimm, d’après une traduction française, puis réécrits, retraduits, commentés, creusés, plus encore. Une trace du modèle y reste, l’auteur s’y rapporte dans la langue du poète : c’est dire qu’il s’en éloigne. Je conjecture qu’il nous parle en se parlant à lui-même, et en prenant possession de Grimm. Le récit ne sera plus le même, une fois retracé, reformulé, intégré dans un nouveau discours ; il est passé à autre chose, pour de vrai ou pour nous, pour le faire mieux comprendre, ou pas, tel autre.

 Les contes sont devenus des poèmes, comme le montrent les titres, « Porte » ou « Bruit » ou « Faille », des thèmes recentrés, encore que Beck n’écrive pas proprement des poèmes, du moins comme on a pu les faire et refaire avant lui – et avant une coupure. L’unité de composition n’est plus là ni la fermeture, abolies, et pouvant ainsi ressurgir ailleurs dans la différence, d’une langue ou d’une matière ; elles seront  simples ou plus complexes, avec, à l’horizon, l’énigme, et, repérables, les rencontres quotidiennes, la référence particulière, vécue.

Ce qui se dit se réfère ; c’est le plus souvent du dit, de l’avant-dit. Tout se redit, mais Beck s’est créé initialement une forme – un vers , si c’en est un, court et limitatif, qui scande à sa façon, se réduit aussi et se brise. Il prête au discours, mieux vaut dire aux mots et à leur substance sonore, un débit et un rythme qui se maintient, saccadé ou fluide. Il est hérité des anciennes épopées, françaises entre autres ; les ressources narratives, défaisant l’alexandrin, y jouent leur rôle. Dès le départ, quasi immémorial, un mouvement s’est enclenché ;  il se poursuit, s’offre à l’avance à toutes les interventions  à venir. Ancestral, le rythme et sa base créent  une continuité essentielle ; elles ne sont pas moins proches, réinventées, adaptées à un nouvel état de la langue, épuisée et disponible, dépassable. Sur ce fond, en ce lieu primaire, riche de toutes les potentialités, une invention poétique vient s’inscrire en second ; elle s’y retrouve et s’actualise ; c’est comme si une poésie en acte depuis toujours, et comme telle préalable,  se transformait  en un réceptacle et empêchait tout déploiement verbal, contraignant à la rigueur d’un jugement.

 La pensée, dans ce cadre, peut prétendre à une place, il ne lui faut que l’objet, la matière ; pour la façon de dire, elle n’est pas implicite ni accordée ; elle est comme préparée, je dirais, disponible. Ainsi, dans une autre geste, non moins large, dans un autre livre, Beck a choisi de lire les critiques et les réactions que l’œuvre de Mallarmé a pu susciter autour de lui, auprès de ses contemporains ; la reprise a pu en faire la matière, toujours dans le cadre continu décrit, d’une interrogation et inclure ainsi une relation critique dédoublée. Le poète peut y intervenir en tiers, introduisant par sa présence et sa réflexion une autre constante complémentaire de l’autre, à l’autre pôle.. Ainsi, pour les contes, on attend le retour  de la voix off, qui dira ce qu’il en est,  de l’écrit et de l’inscrit, comme elle le lit et l’entend. Le lecteur connaît le récit, ou mieux, il l’a relu, puis il découvre comme à neuf ce que le poète en fait. Il le redit multiplement, selon ses choix, retraduisant, ou commentant, ou approfondissant en s’emparant. Le défi est  énorme.

Dans un passage de « Robe », d’après « La véritable fiancée », le château est le dernier degré des exigences exorbitantes de la marâtre. Fille est opposée à Ancienne (la vieille magicienne) ; elle rêve et bâtit dans les nuées. Le poète tend la corde de l’arc jusqu’aux extrêmes. Est-ce hors conte ?

            « Parfois, tristes maçonnent des vapeurs »

La fille cède sa place. Ce sont les pierres qui construisent :

            « Elles [les pierres ] sont  le bâtiment des bâtiments ».

En creusant un dédoublement (tiré du polyptote sémantique), on perce jusqu’au principe — l’art, le faire — inhérent à la matière :

            « Des mains ont manié des pierres ».

C’est, tiré d’un autre retour sur soi (« manier » se lit à travers la figure de la  paronomase — une « étymologie » ; elle  a pour fonction de dire vrai (de dire l’étymon). L’exemple est encastré dans un médaillon scintillant – il faudrait encore dire autrement : ce sont des « fleurs » que le texte porte à l’épanouissement. Un développement peut aussi bien être appelé dépouillement, cela se tient. Il se dessine au hasard, mais les hasards ne se comptent pas.

L’originalité n’est jamais première ; elle se situe, elle se démarque, se ménage des espaces propres, s’autonomise face à la référence. Elle invente ainsi sans inventer, et fait voir sans aucun paradoxe ce qu’elle trouve. Toujours on s’appuie, toujours on se libère,  on découvre ce que c’est ou ce que cela pourrait être. On peut aussi (pensons  à « Tour » d’après « Œillet ») lire les transpositions sans confronter. On saisit alors la force condensée  de l’abstraction et  la liberté d’une réduction.

Je me suis servi, en étudiant les poèmes de Celan, du terme de « réfection ». Le procédé  que l’on trouve ici appartient à la même catégorie. La contradiction en moins peut-être. La reprise s’interprète différemment, selon les positions prises et les moments de l’histoire. Beck s’est construit une base initiale, presque avant d’avoir cherché, puis trouvé sa voie dans le monde  de la lettre.

 

Jean Bollack, préface (en allemand) à : Philippe Beck, Populäre Gesänge, Matthes & Seitz, Berlin, 2011, traduction par Tim Trzaskalik de Chants populaires, Flammarion, 2007.

 

03/07/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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     Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.

    Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.

     Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.

 

     Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?

     Le large existe.

 

     Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.

     À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.

 

     Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

 

     La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.

 

 

 

17/06/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Petits traités

imgres.jpegJ’aurais passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signe sans repos. Un jour que je cherchais dans le dictionnaire Bloch et Wartburg l’origine du mot de corbillard je découvris un coche d’eau qui transportait des nourrissons. Je me rendis le lendemain à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de Richelieu, dans le IIe arrondissement de Paris, dans l’ancien palais qu’occupait jadis le cardinal Mazarin. Je consultais une histoire des ports. Je notais trois dates : 1595, 1679, 1690. En 1595 les corbeillats arrivaient à Paris le mardi et le vendredi. Les mariniers les délestaient tout d’abord du fret puis ils débarquaient les nourrissons serrés dans leur maillot, fichés tout droits dans leur logette sur le pont ; ils les posaient sur des tonneaux sur la grève ; les petits bébés entravés étaient restitués ensuite un à un à leur mère par un homme qu’on appelait le meneur de nourrissons. Dès l’aube, le lendemain — c’est-à-dire tous les mercredis et samedis — les corbeillats transportaient de Paris à Corbeil d’autres petits afin qu’ils tètent le sein et sucent le lait des nourrices dans la campagne et la forêt. En 1679 Richelet écrivait corbeillard. En 1690 Furetière écrivait corbillard et le définissait : Coche d’eau qui mène à Corbeil petite ville à 7 lieuës de Paris. C’est ainsi que le corbillard, du temps où vivaient à Paris Malherbe, Racine, Esprit, La Rochefoucauld, La Fayette, La Bruyère, Sainte-Colombe, Saint-Simon, était un bateau de nourrissons qui voguait sur la Seine, longeant les berges, hurlant.

 

Pascal Quignard, La Barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio / Gallimard, 2011 (éditons du Seuil, 2009), p. 9-10.     

 

 

                                 XIe traité : Liber

 

Le terme de « livre » ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n’est pas universel.

 

pascal quignard,la barque silencieuse,un littéraire,corbillard

                                    tablette de Sumer

 

La « réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune » ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d’argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l’Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu’ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu’entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d’huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d’ivoire, un socle de bronze, une pelure d’écorce, des tessons — rien de ce que l’usage de ces matières requiert ne s’éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s’assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du « livre ». Même, l’addition de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent, ­ cette addition ne le constituerait pas.

 

Les critères qui le définissent ne définissent rien.

 [...]


Pascal Quignard, Petits traités, tome III, éditions Clivages, 1984, p. 41-42 (repris en Folio / Gallimard, Petits traités I [tomes I à IV], 1997).

 

 

 

 

 

 

 

01/05/2011

Claude Dourguin, Ciels de traîne

 

    images.jpegLa frontière entre littérature et non littérature, complètement occultée depuis une trentaine d’années, correspond à celle qui sépare l’évocation et la désignation.  Étant bien entendu que le registre de langue, à lui seul peut relever de l’évocation : dire l’amour dans la langue de Racine éveille des harmoniques, des entrecroisements de références, un véritable système suggestif, tellement riche qu’il place d’emblée dans la littérature, dans son champ : cela, bien sûr, ne préjuge pas de l’œuvre, ni de sa qualité.

 

   Toute œuvre digne de ce nom nourrit une recherche de l’Être et des formes du vrai (sinon de la vérité) — dans son langage, ses objets, les sensations puis les perceptions du monde extérieur s’il est requis. Faute de cette ambition ou de ce questionnement, il s’agit d’une activité d’agrément, d’une construction plus ou moins habile, plus ou moins plaisante, d’un numéro (comme on parle d’un numéro de music-hall ou de cirque), une voltige de signes.

    Corollaire, on peut poser qu’il ne saurait y avoir de recherche ou d’expression artistique hors de son incarnation dans une multiplicité de situations, de réalités qui sont celles de la vie ici-bas. Voir Rilke qui a écrit là-dessus les pages les plus belles et définitives.

 

   Il y a toujours plus de vérité dans la réalité passée par l’art, la peinture, la littérature, que dans son état brut, comme elle se livre à la perception. Tout est faux — au sens d’exactitude — chez Stendhal et nul comme lui pour nous apprendre l’italianité, l’opéra, la passion, évoquer la vie de province sous la Monarchie de Juillet, désigner la bêtise etc. Chardin en dit davantage sur la nature des fruits que ceux qui sont devant nous sur la table.

   Qu’entendre par cette « vérité » ? La part profonde du mystère, de tremblement, d’obscurité, d’infini, approchés, suggérés ; l’au-delà de l’apparence dans chaque artiste saisit un fragment, différent chaque fois, une face nouvelle, sans que jamais il puisse être épuisé.

 

La difficile, passionnante question de la langue. Relative mais tout de même réelle une confiance nous rassure : certes, la langue ne parvient à cerner le réel en sa complexité, en sa totalité, en sa fragilité, mais elle donne autre chose que lui, son aura, sa part tremblante justement, ce qui le déborde, peut-être sa face voilée, incertaine qui le relie à un ailleurs sinon à une transcendance. Oui, la langue dans son effort de désignation, d’appréhension se charge de mystère, et ce n’est pas rien : même inadéquat, même insuffisant ce mouvement vaut qu’on le tente.

 

   Il n’est pas interdit de tenir à une certaine conception de la littérature, qui n’est pas tout à fait une activité comme une autre. On peut la vouloir, la prétendre engagement de tout l’être. S’ensuit une certaine façon de conduire la vie, si l'on veut que l’écrit soit recevable. La littérature n’est pas que le fruit de la planche à billets (dans tous les sens !), à elle, il lui est interdit de se payer de mots. Une certification, une authentification, une réserve or — la vie, justement, sa conduite — sont obligatoires, le devraient du moins. Faute de quoi autant vaut le tout venant du quotidien, nul besoin des draperies de la littérature.

 

Claude Dourguin, Ciels de traîne, éditions José Corti, 2011, p. 13, 14, 44-45, 17, 19.

 

 

20/04/2011

La Commune de Paris : une exposition

 

     L’exposition sur la Commune à la mairie de Paris (du 18 mars au 28 mai 2011) présente une documentation précieuse, des affiches, des lithographies et des photographies, notamment celles des barricades par Bruno Braquehais et Auguste-Hippolyte Collard, celles aussi des hommes et des femmes qui constituaient la Commune. L’ensemble est fort bien présenté et, pourtant, provoque le malaise : les choix d’une bonne partie des images retenues pour illustrer la Semaine sanglante (21 au 28 mai 1871), relèvent d'une idéologie favorable aux Versaillais. Au cours de cette semaine, les massacres se succédèrent, mais l’iconographie privilégie les images des bâtiments incendiés par les Communards et celles des carcasses de ces lieux détruits. Peut-être aurait-il fallu préciser qu’aux yeux des Communards ces lieux étaient d’abord des symboles d’un pouvoir rejeté ? Le commentaire à propos de l’incendie de l’Hôtel de Ville est une lamentation sur la perte « d’ouvrages remarquables », des archives et de la bibliothèque, mais il aurait fallu aussi se lamenter sur les atrocités des Versaillais, et ne pas se contenter de donner sans commentaire la phrase de Mac-Mahon : « Aujourd’hui [le 28 mai] la lutte est terminée : l’ordre, la travail et la sécurité vont renaître ».

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     On cherchera en vain des documents relatifs à l’envoi au bagne des Communards qui avaient échappé aux massacres, comme si cette répression n’avait rien à voir avec la Commune elle-même. Pas plus présents les livres sur la Commune — Louise Michel n’a-t-elle donc rien écrit ? Un Dictionnaire de la Commune (celui de Bernard Noël) n’est-il pas disponible ? mais on trouve dans des vitrines quelques-uns des carnets de Parisiens opposés à la Commune… Enfin, comment ne pas juger étrange l’absence d’un catalogue qui aurait réuni la documentation, si partiale soit-elle ? On se demande si ces courtes semaines de 1871 ne continuent pas à effrayer les bien-pensants… Il faut peut-être attendre le cent cinquantenaire de la Commune, en 2021, pour une exposition digne de ce nom. En attendant, on se reportera au site de la mairie du 20e arrondissement et à l’excellent site consacré à la Commune :  http://lacomune.perso.neuf.fr

 

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     Victor Hugo, qui ne fut pourtant pas un Versaillais, rejetait la Commune ; il écrivait de Bruxelles le 28 avril : « Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n’est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. À part quelques chefs, qui suivent la foule plus qu’ils ne guident le peuple, la Commune, c’est l’ignorance. Je n’en veux pas d’autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne, ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. »1 Ignorants donc, et inconnus, les 33 ouvriers, 12 journalistes, 14 employés, etc., qui dirigèrent la Commune… Peu d’écrivains y participèrent, et si l’on se souvient encore de Vallès, Henri Rochefort est oublié et l’enseignement ne fait aucune part à Eugène Pottier (2), qui n’a pas écrit seulement L’Internationale ; exilé aux Etats-Unis, militant socialiste, il pensait que seules les rencontres fréquentes entre ouvriers de tous les pays pouvaient s’opposer aux dégâts du capitalisme, et il écrivait en 1875, à l’occasion de l’Exposition de Philadelphie :

          « Que de peuple en peuple on se voie,

          Qu’on tienne congrès sur congrès,

          Le travail, pour changer de voie,

          A forgé les rails du progrès » (p. 118)

     Quant à Courbet, condamné pour sa participation à la descente de la colonne Vendôme, mort dans l’exil en 1877, c’est sans doute le tableau « L’origine du monde » qui lui assure aujourd’hui sa renommée.

     Quel intérêt la Commune a-t-elle pour la littérature ? Directement, aucun. Mais ses projets ouvraient la voie à un développement considérable de la formation intellectuelle du plus grand nombre, condition nécessaire pour une diffusion générale de la culture. Par exemple : suppression du travail de nuit, constitution d’une chambre fédérale des travailleuses, séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget des cultes, gratuité totale des fournitures scolaires, etc. Ces mesures auraient ébranlé les fondements du pouvoir et toutes les composantes de la classe dirigeante s’unirent pour abattre la Commune. Il faut se souvenir des mots de Thiers : « Le sol est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon ».



1  Victor Hugo, À MM. Meurice et Vacquerie, dans Œuvres complètes, édition chronologique sous la direction de Jean Massin, Tomme XV-XVI/1, Le Club français du livre, 1970,  p. 1288.

2  Une seule édition complète de ses poèmes et chansons a été fournie depuis 1945 : Œuvres complètes , rassemblées, présentées et annotées par Pierre Brochon, éditions Maspero, 1966.