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06/01/2021

Bernard Noël, L'été langue morte

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L’été langue morte

 

Chant I

 

le monde n’est pas fini

et quand le vent se ève

notre visage est différent

l’amour défait l’amour

pour devenir plus que lui-même

qui va mourir

sait que la beauté est inexorable

je regarde ton souffle

tu t’évapores

l’obscur du temps est un ongle

derrière l’œil

il faudrait tenir sa  langue

jusqu’au commencement du monde

la lumière est terrible

la mer ressasse

tu cherches un point parmi le jour

le présent est sans but

sans contour

et le sommet des pierres

ne connaît pas leur ombre

(...)

 

Bernard Noël, L’été langue morte, dans

Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 87.

05/01/2021

Pierre Reverdy, Sable mouvant

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                                   Clair mystère 

Par-dessus le portique où s’enroule la treille et ou chante l’oiseau — À la fenêtre où se dressent une tête et un buste immobile. Derrière le mur qui penche et l’air qui s’éblouit, un œil à demi clos qui attend le signal.

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p. 62.

04/01/2021

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Prononcer vingt-cinq aphorismes par jour et ajouter à chacun d’eux : « Tout est là ! »

La mélancolie soudaine de celui à qui l’on dit : « Vous savez que je pars en voyage ? » 

Les enfants devraient être des apparitions facultatives.

J’aime lire comme une poule boit, en relevant fréquemment la tête pour faire couler.

Si vous pensez du bien de moi il faut le dire le plus vite possible, parce que, vous savez, ça se passera.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 202, 203, 203, 205, 206.

03/01/2021

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Il a chassé le naturel : le naturel n’est pas revenu.

Soyez tranquilles ! nous qui avons peur de la mort, nus mettrons toute notre coquetterie à bien mourir.

Vivre et juger sa vie : quel est l’homme capable des deux ?

Il n’y a pas d’amis : il y a des moments d’amitié.

À sa pièce, on lui serra la main comme pour l’enterrement d’un être cher.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 195, 196, 196, 197,198.

02/01/2021

Georges Lambrichs (1917-1992), Les Rapports absolus

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                             C’est le geste qui coûte

 

Une grande froideur fait le jeu de l’histoire, notre destin s’y trouve mêlé et, hâtivement, nous adoptons par mimétisme, un souci logique, vulgaire, bien étranger à notre être qui est composé de fluides et d’humeurs. Je n’en veux, ici, ni à la morale, ni à l’immoralisme tapageur (dont on a pu voir les éclats déjà anciens, divulgués, les réussites esthétiques). Je dis seulement que l’être, notre nature, ne répondent pas à la parole, aux commandements graves, et que l’usage de la parole qui est essentiellement calculateur et médiateur ne véhicule pas la passion, mais qu’il la cogne. Si la vérité est un sens, la passion doit être mise en théorie, et le malheur est donné par surcroît.

(...)

 Georges Lambrichs, Les Rapports absolus, collection Métamorphoses, Gallimard, 1949, p. 53.

01/01/2021

Wislawa Szymborska (1923-2012), De la mort sans exagérer

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                                                               Photo Anna Kaczmarz

              Buffo

 

D’abord notre amour passera,

puis un siècle, un autre siècle,

puis, nous serons réunis :

 

comédienne et comédien,

favoris du grand public,

au théâtre on nous jouera.

 

Petite farce avec couplets :

quelques danses, éclats de rire,

Bien saisies, les mœurs de l’époque,

sous vos applaudissements.

 

Tu seras irrésistible

 sur scène, avec ta cravate

et tes crises de jalousie.

 

Ma tête toute retournée,

ma tête, mon cœur couronnés,

cœur stupide qui se brise,

couronne qui roule par terre.

 

Nous quitterons, nous retrouverons,

toute la salle rire nous ferons,

sept rivières, sept montagnes

entre nous érigerons.

 

Comme si nous n’avions pas assez

de douleurs, et de défaites

— de paroles nous achèverons.

 

À la fin nous saluerons

et la farce sera finie.

Et les gens iront dormir

contents d’avoir bien ri.

 

Eux, vivront comme des images,

dompteront l’amour. Le tigre

dans la main leur mangera.

 

Et nous toujours Dieu sait quoi,

bouffons de clochettes coiffés,

écoutant d’oreille barbare

leur tintamarre.

 

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer,

Poèmes 1957-2009, traduction du polonais

Piotr Kaminski, Poésie/Gallimard, 2018, p. 13-14.

30/12/2020

Georges Perros, Poèmes bleus

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    Entre nous

Alors quoi de neuf cher ami ?

Ça va ça va ça va merci.

Et le prochain livre il s’annonce

Bien ? Non ? — Maizoui, maizoui, maizoui.

 

J’ai relu par temps clair, le tome

Premier de l’œuvre de cet homme,

Ah son nom dites-moi son nom

Ma mémoire est comme un poisson

 

Elle saute vole et replonge

Allez-y voir. Mais quand j’y songe

Vous écrivez. C’était fort bien

Votre article, oh pas moins que rien.

 

Vous donnez là votre mesure

On s’entend mieux quand on rassure

L’amour-propre de son prochain

À bientôt cher ami machin

 

Mais les noms vraiment je m’y perds

Bast rien ne sert à rien. J’espère

Que nous reverrons bientôt

Botzaris 22-cigalo...

 

La solitude est éphémère

Comme le coq de ce clocher

Elle s’en va s’en vient. Ma mère

Aurait dû me laisser plié

 

Dans son ventre. J’aurais poussé

Jusqu’à ne plus me reconnaître

Elle non plus. C’en est assez

Pour aujourd’hui. À d’main peut-être.

 

Gorges Perros, Poèmes bleus, Le Chemin /

Gallimard, 1962, p. 100-101.

29/12/2020

Serguei Essenine, Journal d'un poète

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Caravelles-haridelles

 

                I

 

Si le loup hurle à l’étoile, c’est

que les mers ont englouti le ciel.

Haridelles éventrées,

noires voilures des corbeaux.

 

Des hoquets nauséabonds du blizzard

l’azur ne sortira pas ses serres ; il plane

sur un jardin de crânes jonché d’aiguilles d’or,

sous le hennissement des tempêtes.

 

Entendez-vous ? entendez-vous ce cliquetis ?

Ce sont les râteaux de l’aube dans les bosquets.

Avec des rames de mains coupées

vous souquez vers le futur.

 

Voguez, voguez vers les hauteurs !

De l’arc-en-ciel craillez corneilles !

L’heure vient où la feuillée jaune de ma tête

va se muer en arbre blanc.

(...)

 

Serguei Essenine, Journal d’un poète, traduction

Christiane Pighetti, éditions de la Différence,

2014, p. 183.

28/12/2020

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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À UNE ROSE


Rose, rose-d’amour vannée, 
Jamais fanée, 
Le rouge-fin est ta couleur, 
Ô fausse-fleur !

Feuille où pondent les journalistes
Un fait-divers, 
Papier-Joseph, croquis d’artistes :
— Chiffres ou vers —

Cœur de parfum, montant arôme
Qui nous embaume…
Et ferait même avec succès, 
Après décès ;

Grise l’amour de ton haleine, 
Vapeur malsaine, 
Vent de pastille-du-sérail, 
Hanté par l’ail !


Ton épingle, épine-postiche, 
Chaque nuit fiche
Le hanneton-d’or, ton amant…
Sensitive ouverte, arrosée
De fausses-perles de rosée, 
En diamant !

Chaque jour palpite à la colle
De la corolle
Un papillon-coquelicot, 
Pur calicot.

Rose-thé !… — Dans le grog, peut-être ! —
Tu dois renaître
Jaune, sous le fard du tampon, 
Rose-pompon !

Vénus-Coton, née en pelote, 
Un soir-matin, 
Parmi l’écume… que culotte
Le clan rapin !

Rose-mousseuse, sur toi pousse
Souvent la mousse

De l’Aï..... Du BOCK plus souvent
— À 30 Cent.

— Un coup-de-soleil de la rampe !
Qui te retrempe ;
Un coup de pouce à ton grand air
Sur fil-de-fer !…

Va, gommeuse et gommée, ô rose
De couperose, 
Fleurir les faux-cols et les cœurs, 
Gilets vainqueurs !

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

Gladys frères, 1873, p. 47-49.

 

 

27/12/2020

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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            À MON CHIEN POPE

 

— GENTLEMAN-DOG FROM NEW-LAND —

 

                        mort d’une balle.


Toi : ne pas suivre en domestique, 
Ni lécher en fille publique !
— Maître-philosophe cynique :
N’être pas traité comme un chien, 
Chien ! tu le veux — et tu fais bien.

— Toi : rester toi ; ne pas connaître
Ton écuelle ni ton maître.
Ne jamais marcher sur les mains, 
Chien ! — c’est bon pour les humains.

… Pour l’amour — qu’à cela ne tienne :
Viole des chiens — Gare la Chienne !

Mords — Chien — et nul ne te mordra.
Emporte le morceau — Hurrah ! —


Mais après, ne fais pas la bête ;
S’il faut payer — paye — Et fais tête
Aux fouets qu’on te montrera.

— Pur ton sang ! pur ton chic sauvage !
— Hurler, nager —
Et, si l’on te fait enrager…
Enrage !

                                Île de Batz. — Octobre.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Gladys frères,

1873, p. 147.

 

 

 

26/12/2020

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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       MIRLITON

 Dors d’amour, méchant ferreur de cigales !
Dans le chiendent qui te couvrira
La cigale aussi pour toi chantera, 
Joyeuse, avec ses petites cymbales.

La rosée aura des pleurs matinales ;
Et le muguet blanc fait un joli drap…
Dors d’amour, méchant ferreur de cigales.

Pleureuses en troupeau passeront les rafales…

La Muse camarde ici posera, 
Sur ta bouche noire encore elle aura
Ces rimes qui vont aux moelles des pâles…
Dors d’amour, méchant ferreur de cigales.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

Gladys frères, 1873, p. 336.

25/12/2020

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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             FÉMININ SINGULIER

 Éternel Féminin de l’éternel Jocrisse !
Fais-nous sauter, pantins nous payons les décors !
Nous éclairons la rampe… Et toi, dans la coulisse, 
Tu peux faire au pompier le pur don de ton corps.

Fais claquer sur nos dos le fouet de ton caprice, 
Couronne tes genoux !… et nos têtes dix-cors ;
Ris ! montre tes dents ! mais… nous avons la police, 
Et quelque chose en nous d’eunuque et de recors.

… Ah tu ne comprends pas ?… — Moi non plus — Fais la belle
Tourne : nous sommes soûls ! Et plats : Fais la cruelle !
Cravache ton pacha, ton humble serviteur !…

Après, sache tomber ! — mais tomber avec grâce —
Sur notre sable fin ne laisse pas de trace ! …
— C’est le métier de femme et de gladiateur. —

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Gladys frères,

1873, p. 23.

24/12/2020

Sylvia Majerska, Matin sur le soleil

 

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                                Écume

 

Tu veux quitter les hommes pour toujours. La vague aussi fuit sur la mer, mais   elle y revient à chaque fois. Puis il est des jours où elle n’essaie même plus.

 

Et la mer, elle, paraît si seule que tu as envie d’appeler tous ceux que tu connais et rire avec eux ne serait-ce que de tes étranges comparaisons.

 

Si seulement leurs sourires n’étaient pas blancs comme l’écume comme si la mer montrait les dents à quelqu’un.

 

Sylvia Majerska, Matin sur le soleil, Le Cadran ligné, 2020, p. 27.

23/12/2020

Danielle Collobert, Dire II

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la seule chose – recommencer encore – si possible – encore une fois des mots – l’quivalent d’une mort – ou le contraire même – ou peut-être rien

 

être ici – le calme – épuisant de tension – le monde autour qui ne s’arrête pas – mais pourrait s’arrêter – le souffle qui pourrait s’arrêter maintenant – un instant après l’autre – même égalité plane –même  dureté froide – même goût fade et doux – supporter encore d’aller vers d’autres moments pareils – continuer seulement le souffle – la respiration – prolonger le regard – simplement

 

sans doute – une certaine confusion –auparavant – chaque événement détruit par lui-même – passant d’une chose à l’autre – revenant en arrière – avançant – imprévisible – dans un avenir imaginé  – s’acccrochant autour de lui à toutes les rugosités – à tous les angles

 

Danielle Collobert, Dire II, dans Œuvres I, P. O. L., 2004, p. 211.

 

22/12/2020

Danielle Collobert, Dire II

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Corps là

noué

noué aux mots

l’étranglement du souffle

perte du sol

pendu

balancement à l’intérieur des mots – trouées –

vide

approche de la folie

peur continuelle de la fuite verticale

les mots en spirale fuyante – aspirée

sans prise

sans arrêt

tremblement

un cri

peur continuelle – absence de mots – gouffre

ouvert – descente – descente

mains accrochées au visage

toucher

corps là

résistance –

entendre encore le souffle – quelquepart

à l’instant savoir – souffle là

à l’écoute du bruit

affolement

tendu pour entendre

tendu pour résister

jusqu’à la limite – l’immobilité

sursaut

cassure

encore sombrer – descendre – ou aspiré au loin

– ou fatigue – désespoir

Danielle Collobert, Dire II, dans Œuvres I, P. O. L., 2004, p. 256-257.