23/01/2021
Unica Zürn, L'Homme-Jasmin
L’Homme-Jasmin
Une nuit, au cours de sa sixième année, un rêve l’emmène derrière un haut miroir, pendu dans un cadre d’acajou au mur de sa chambre. Ce miroir devient une porte ouverte qu’elle franchit pour parvenir à une longue allée de peupliers menant tout droit à une petite maison. La porte en est ouverte. Elle entre et se trouve devant un escalier qu’elle monte. Elle ne rencontre personne ; La voilà devant une table sur laquelle il y a une petite carte blanche. Quand elle la prend pour y lire le nom, elle s’éveille. Ce rêve lui fait une si forte impression qu’elle se lève pour pousser le miroir sur le côté Elle trouve bien le mur mais pas de porte.
Prise d’un inexplicable sentiment de solitude elle se rend, le matin même, dans la chambre de sa mère — comme s’il était possible de retourner dans ce lit, là d’où elle est venue — pour ne plus rien voir.
Une montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée. Elle s’enfuit, abandonnant à tout jamais la mère, la femme, l’araignée !
Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, traduction Ruth Henry et Robert Valançay, préface André Pieyre de Mandiargues, Gallimard, 1971, p. 13.
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22/01/2021
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Les petits préjugés d’un sou (vertus) (vérités).
Il a décrit cela dans 6 in-octavo bien gras.
Il comprenait toutes les nuances de déclinaison et d’inclinaison du chapeau.
L’art, si bien cultivé aujourd’hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.
Les saints sculptés ont eu beaucoup plus d’influence dans le monde que les saints vivants.
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 31, 35, 35, 43, 46.
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20/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
Quand de toute la journée je ne vais pas dehors dans ma « campagne » (ça peut très bien être la limite même de la ville) je me sens sale, en tout cas comme quelque chose à nettoyer.
Je suis content que tant de gens soient fourrés dans leurs voitures et qu’on ne les voie pas.
Des gens cultivés sont peut-être comme tous les autres mais en tant qu’inconnus, ils sont plus supportables que les autres.
Une beauté que je n’ai pas conquise moi-même me fait à chaque fois un peu peur.
C’est l’abattement qui s’installe quand je ne peux plus que dire à tout ce qui existe : « et alors ? »
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 41, 42, 45, 46, 53.
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19/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
« Maintenant je sais comment le dire » : c’est cela écrire.
Pensé en direction du bateau qui passait : rien en moi ne survivra, mais maintenant je suis assis là et vous me voyez.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Avant chaque rencontre : pense au trajet qu’a fait l’autre.
Je ne me laisse expliquer que si cela explique tout le monde.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 30, 32, 37, 37, 40.
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18/01/2021
Friedrich Dürrenmatt, La Ville
Le piège
C’est dans la rue que je sentis pour la première fois son regard au milieu de la foule. Je m’arrêtai ; lorsque je me retournai cependant, je ne remarquai personne qui m’observait. Je ne voyais que ce flot de passants qui remplit le soir les rues de la ville : hommes d’affaires se perdant dans les auberges, amoureux devant des étalages, femmes accompagnées de leurs enfants, étudiants, prostituées bavardant leurs premiers pas avant la tombée de la nuit, écoliers sortant par ribambelles de leurs écoles ; et pourtant la certitude de me mouvoir à son ombre, dès cet instant, ne me quitta plus. Souvent, je sursautais en sortant de chez moi car je savais qu’à la même seconde il quittait l’entrée de la cave où il s’était caché, de la lanterne à laquelle il était appuyé, et qu’il repliait le journal qu’il avait feint de lire, bien décidé à repartir à ma poursuite, pour se cacher de nouveau dès que je m’arrêtais à l’improviste. Il m’arrivait d’ailleurs souvent de rester immobile au même endroit pendant des heures, ou encore de revenir sur mes pas dans l’espoir de le rencontrer. Puis m’étant habitué à cette peur indéfinissable qu’il m’inspirait, je commençais après plusieurs semaines il est vrai, à lui tendre des pièges ; le gibier devenait dès lors, lui aussi, chasseur.
Friedrich Dürrenmatt, La Ville, traduction Walter Weideli, L’Âge d’Homme, 1974, p. 81-82.
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17/01/2021
Robet Walser, Nouvelles du jour
La demande en mariage
Tout aussi certaines que l’existence de proses simples ou de proses tarabiscotées — ou disons somptueuses — m’apparaissent les chances qu’il existe des hommes, respectivement des femmes, gracieux ou disgraciés. C’est avec une représentante plutôt disgraciée que jolie de la moitié de l’humanité qui peut prétendre à nos égards que j’ai eu hier à une heure qui n’a pas besoin d’être divulguée, soit en plein milieu du bouillonnement tourbillonnant de la ville, une conversation raisonnable à mon avis, qui porta entre autres sur un sujet qui certes ne manque pas d’intérêt et qui, soulignons -le crûment, est devenu une sorte de science à la mode : l’astrologie. Récemment, un contemporain assez jeune, c’est-à-dire pas encore vieux, m’a présenté d’un geste timide en quelque sorte, son horoscope, et ici, je me plais à faire une déclaration que l’on comprendra sans doute sans peine, à savoir que pour ma part, jamais il ne me viendrait à l’idée de soumettre l’horoscope que quelque astrologue aurait pu m’établir à l’une de mes connaissances, fût-elle la plus digne de confiance.
Robert Walser, Nouvelles du jour, traduction Marion Graf, éditions Zoé, 2000, p. 69-70.
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16/01/2021
Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein
[...] Moi non plus je n’aime pas les promenades, mais avec des amis, je fais des promenades, et de telle manière que ces amis s’imaginent que je suis un promeneur passionné, car je me promène toujours de manière si théâtrale qu’ils n’en reviennent pas. Je n’ai absolument rien d’un promeneur, et je ne suis pas davantage un ami de la nature, ni quelqu’un qui connaît la nature. Mais quand des amis sont à, je marche de telle manière qu’ils s’imaginent que j’aime me promener, que j’aime la nature et que je connais la nature. Je ne connais absolument pas la nature et je la déteste parce qu’elle me tue. Je ne vis dans la nature que parce que les médecins m’ont dit que si je voulais survivre, il fallait que je vive en pleine nature, c’est la seule raison. En réalité, j’aime tout, sauf la nature, car la nature me met mal à l’aise, et j’ai appris à connaître dans ma chair et dans mon âme ce qu’elle a de mauvais et d’implacable, et comme je ne peux contempler ses beautés qu’en songeant en même temps à ce qu’elle a de mauvais et d’implacable, elle me fait peur et je l’évite tant que je peux.
Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein, traduction Jean-Claude Hémery, Gallimard, 1985, p. 74-75.
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15/01/2021
Elias Canetti, Histoire d'une jeunesse, La langue sauvée
Lectures de jour et lectures de nuit
[Ma mère] vivait dans l’attente du soir, plus précisément d el’heure où nous serions au lit et où elle pourrait retourner à sa lecture. C’était l’époque où elle lisait Strindberg. Je restais éveillé dans mon lit et je voyais, par-dessous la porte, le reflet de la lumière en provenance du salon. Elle était là, agenouillée sur sa chaise, les coudes plantés sur la table, la tête reposant sur le poing droit, devant elle, une haute pile de volumes jaunes, les œuvres de Strindberg. À chaque anniversaire et à Noël, la pile s’augmentait d’un volume, c’était l’unique chose qu’elle souhaitait recevoir de nous. Je n’avais pas le droit de lire ces livres et
cela me mettait dans tous mes états. Cependant je n’en ouvris jamais aucun à son insu. J’aimais cette interdiction et il me semble d’ailleurs que j’étais d’autant plus fasciné par les livres jaunes qu’il m’était défendu de les lire. Rien ne me rendait plus heureux que de lui faire présent d’un nouveau volume dont je ne connaissais que le titre.
Elias Canetti, Histoire d’une jeunesse, La langue sauvée, traduction Bernard Kreiss, La Livre de Poche, 1984, p. 230-231.
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14/01/2021
Christian Enzensberger, Essai de quelque envergure sur la crasse
Quand je déclare que je suis juif, il se produit ceci : à ces trois mots monosyllabiques apparaît dans l’air une minuscule boule blanche élastique, à peu près de la grosseur d’un pois, entre mon visage et celui de mon interlocuteur, et lui bondit dans la bouche. Là-dessus, cette bouche se ferme, une espèce de jalousie descend de la naissance des cheveux sur le visage, ce qui fait que la petite boule emprisonnée sautille à présent à l’intérieur entre jalousie et occiput en toupillant dans un va-et-vient continuel. Par l’effet de la gravitation, chaque ricochet s’y situe un soupçon plus bas que le précédent, la menue boule perd graduellement d’altitude et de latitude, par conséquent, elle baisse tout en toupillant toujours plus vite jusqu’à s’engager finalement dans le gosier où elle est alors avalée sans préjudice de son toupillement. À présent la jalousie se relève, se retire à sa place habituelle sous la boîte crânienne, la bouche s’ouvre et commence à parler, mais à aucun prix, sous aucun prétexte du phénomène qui vient de se dérouler.
Christian Enzensberger, Essai de quelque envergure sur la crasse, traduction Raymond Barthes, Gallimard, 1971, p. 105-106.
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13/01/2021
Peter Altenberg, Esquisses viennoises
[...] La plupart du temps cela donne : « Savez-vous ce que dit le célèbre - - - ? » ». Mais personne au monde ne connaît ce nom-là. Et d’ailleurs personne n’est curieux de savoir ce qu’a dit le célèbre - - - , de toute façon ce serait quelque chose d’irritant, dicté par d’autres points de vue.
La mère considérait ces citations, que le père prenait dans la Revue, comme une mauvaise habitude, comme renifler ou pire encore - - - ». Le fils, lui, pensait : « Derniers mouvements d’ailes d’un vieil oiseau fatigué, laisse donc faire - - - . Serais-tu le comte Mirabeau ?! »
« La soupe est comme elle est - - - » pensait la mère. Elle coûte assez cher et la génération précédente se portait bien. Je ne vois pas le résultat de toutes vos histoires. Maintenant vous êtes obligés d’aller tous les ans chez le dentiste - - - . Une soupe doit être chaude - - - » .
Il y eut ensuite le filet avec différents légumes, masse blanche peu appétissante, du chou-fleur, une sorte de purée glauque, de petites carottes tendres, pointues et rougeâtres, et des pommes de terre râpées à la machine et bien dorées. Le tout ressemblait à un parterre de fleurs.
Peter Altenberg, Esquisses viennoises, traduction Miguel Couffon, Pandora / Textes, 1982, p. 119.
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12/01/2021
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette
Reflet 1
Lèvres dévastées, le rouge vif déborde, les yeux sans fin au contour aguicheur, elle s’accroupit (pagne mauve lèvres offertes tee-shirt près du corps), regarde au loin, les traces noires autour des yeux, sourcils maladroitement repeints de la main d’une enfant, la lumière opaque, moue d’une fillette, rayons roses sur le corps, secret de la paille autour de ses cuisses refermées, elle s’imagine de l’autre côté du miroir.
Reflet 2
Les draps noirs sur les seins, dessein caché de l’autre monde. La dentelle d’une bretelle soutient la gorge dorée, dorure éternelle, les cheveux blonds, délavés par temps orageux, embroussaillés, sa bouche enflammée, le rouge dévie, regard docile presque doux (les pleurs ou le discours indicible d’une nuit blanche) elle tient au cœur du corps le drap froissé, elle, blonde à gémir, l’œil glauque et langoureux, désir tiède de l’autre corps, luxure des lumières, l’éclat de sa peau, en plein jour, émaillée.
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Poésie / Flammarion, 1997, p. 103-104.
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11/01/2021
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Tu m’aimas dans la fausseté
Du vrai — dans le droit au mensonge,
Tu m’aimas — plus loin : c’eût été
Nulle part ! Au-delà ! Hors songe !
Tu m’aimas longtemps et bien plus
Que le temps. — La main haut jetée ! —
Désormais :
-
-
-
-
-
-
- Tu ne m’aimes plus ! —
-
-
-
-
-
C’est en cinq mots la vérité.
12 décembre 1923
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative
de jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,
Poésie / Gallimard,1999, p.119.
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09/01/2021
Raymond Queneau, Fendre les flots
La moule de l’estuaire
Collée au pilotis sapeur sachant saper
se balançant aux sons de l’orchestre tzigane
la bestiole paisible aime la société
les remous de la mer et le contact des algues
et la caresse des vagues inextinguibles
elle dort bien tranquille étant incomestible
longtemps longtemps longtemps elle pourra bercer
sa placide nature au flonflons des violons
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 116.
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08/01/2021
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le citadin aux champs
Abuser du temps qui passe
soustraire l’air d’une souris
piocher dans le beurre en motte
atteindre l’eau d’un coup de scie
piétiner l’or de la crotte
étreindre le blé sans épis
insulter mouche qui trotte
sermonner les poux des brebis
abuser du temps qui passe
voilà tout ce qu’à la campagne
fait le monsieur de Paris
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1968, p. 67.
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07/01/2021
Raymond Queneau, Courir les rues
Tous les parfums de l’Arabie
Il y avait un passage Waterloo
on l’a démoli
c’est qu’on est patriote à Paris
alors pourquoi une rue Jules César
l‘ennemi juré des Gaulois
ces ancêtres
elle se musse non loin de la gare de Lyon
et quel air banal
soudain cette odeur
plantes aromates épices tropiques
effluves fragrances botaniques
garrigues de Provence jardins d’Ispahan
je fonce et flaire
le CPM fondé en 1901 m’attire
le CPM c’est-à-dire
l’omptoir harmaceutique oderne
mais non ce n’est pas là
je fonce et flaire et découvre
Les Bons Producteurs
vente en gros
herboristeries de toute provenance
Les Bons Producteurs
ont la bonne odeur
mais elle ne va pas plus loin que le boulevard de la Bastille
en face de l’autre côté du canal
s’assirent sur un banc Bouvard et Pécuchet
comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 155-156.
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