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01/09/2020

Ghérasim Luca, La paupière philosophale

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    Un lynx en X

 

Cet X en linge onirique

n’est qu’un singe

il n’est que le xylène

d’une nymphe unique

qui fixe le ton au xylophone

et qui irrite le X du son

avec un style aphone et unique

 

Son anagramme est la noix

 

On rame à pic

dans la voix noire des noix

avec une once de rixe qui nous noie

et avec un gramme de drame

à son poids d’opopanaxe

 

Ghérasim Luca, La paupière philosophale,

éditions Corti, 2016, np.

31/07/2020

Volker Braun, Poèmes choisis

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Eh bien donc je suis content

 

Eh bien donc je suis content

J’aspire l’air dans mes veines

Et j’ai encore mes cinq sens —

Dans ce monde insensé ? —

J’habite au ras de la terre

Qui n’appartient à personne et à moi.

Je vois encore l’arbre et le poisson

Et les mers qui nagent — C’est leur mort

Que tu vois — Des États

De béton horrible. Et même

Le plus libre, un serviteur

Plaie d’action est encore mortelle.

Je redoute la guerre. —

Et c’est ça qui te réjouit ? —

Vivre au plus grand péril

Du présent, le dernier

Ou le premier homme.

 

Volker Braun, Poèmes choisis, traduction

Jean-Paul Barbe et Alain Lance, Poésie/

Gallimard, 2018, p. 55.

29/07/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Attendre

Ouvert

Ne pas fléchir

Tout silencer

Voir

Se replier au point de n’être plus

La pensée se dilue

Les nerfs fondent

La chair reprend ses droits

Le corps chavire une vague l’emporte les fonds l’accueillent

 

Que m’arrive-t-il

Je ne sens plus rien

Mes oreilles saignent

Un voile froisse mes paupières

Mon ventre fait sous moi

Des mains ou je ne sais me tirent

La bougie s’éteint

Le vent tombe

Avec les pétales du pavot

Le feu l’arc-en-ciel Orion le soleil : pleurerais-je ?

 

Julien Bosc, Le coucou chante conte mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 25.

© Photo Chantal Tanet

28/07/2020

Laurent Albarracin, L'herbier lunatique

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Retirant la pierre de l’eau

elle luit vivante et morte

On aurait donc arraché

un cœur à ses battements.

 

Mouille un caillou

assombris-le

et son éclat sèche aussitôt

comme un peu de brume lui venant

Souffle sur la pierre

pour attendrir

ton souffle

 

En soupesant une pierre

sentir la pierre faire bloc avec son poids

faire pierre avec la pierre

On ne sépare pas le chacun

du tout

 

Tout  l’opaque de la pierre

est le durcissement d’une clarté

tout le dur de la pierre

l’éclat de sa durée

 

Laurent Albarracin, L’herbier lunatique

Rougerie, 2020, p. 8, 9, 10, 11.

27/07/2020

Serguei Essenine, Journal d'un poète

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Première neige

 

En route. Silence blanc.

Sous les sabots sonne un galop.

Dans les prés seuls batifolent

des volées de corbeaux gris.

 

Envoûtée par quelque fée

la forêt somnole en rêvant.

Ne dirait-on pas le sapin

natté de tresse blanche.

 

Courbé comme une petite vieille

appuyée sur un bâton.

À la cime du houppier

un pivert martèle le tronc.

 

Le cheval caracole — vaste, l'espace !

La neige étale son châle de flocons.

Sans fin, la route fuit

comme un ruban à l'infini.

                                                             (1914)

 

Sergueï Essenine, Journal d'un poète, traduit

du russe, présenté et annoté par Christiane

Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 49.

26/07/2020

André Frénaud, HÆRES

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Mais qui a peur ?

 

Les arbres mouillés,

les armes rouillées,

l’astre dérobé,

le cœur engourdi,

chevaux encerclés,

château disparu,

forêt amoindrie,

accès délaissé,

lisière éperdue,

source dessaisie,

 

— La neige sourit.

 

André Frénaud, HÆRES,

Poésie/Gallimard, 2006, p. 147.

25/07/2020

André Frénaud, La Sainte Face

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Comptine à la moustache

 

La virgule qui s’en, qui s’en va

clopin-clopant, c’est la moustache, adieu papa.

C’est la moustache au rat qui s’en va. C’est la moustache,

c’est la moustache.

Oh ! S’en reviendra-t-il, s’en ressouviendra-t-il

en tronçons de... Ahah, le gros rat, le gros roi ?

C’est la question... La question, c’est la moustache.

 

André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/ Gallimard,

1985, p. 195.

24/07/2020

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

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       Un par deux

 

J’ai maintenant deux corps,

le mien et le tien,

miroir où se fait beau

celui que je n’aimais pas.

Qui ne me portait pas chance

Des succès qui ne m’accordaient rien.

L’amour que nous nous rendons

nous a délivrés des rencontres,

aussi des vertus inutiles.

 

André Frénaud, Il n’y a pas de paradis,

Poésie/Gallimard, 1967, p. 50.

23/07/2020

Antoine Emaz, Carnets

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                        Carnets

 

Le moi n’a aucune importance — c’est ce qui le traverse, ou ce dont il est le lieu, qui peut amener à écrire.

Le moi est une page, il attend.

 

Art poétique

ne dire que du vrai

payé comptant

quel que soit l’angle

quelle que soit la débâcle de mots

et travailler ensuite

même le dégoût du vrai

même sa laideur

son insignifiance

 

Ce que je fabrique ne correspond à rien d’écrit, même si je peux entendre résonner dans mon travail d’autres travaux.

Définissons donc comme poème ce qui, écrit, ne correspond à rien... et cessons d’envier les définitions, fausses également parce que tyranniques, d’autres formes — je pense à la note, au roman, au récit.

 

Antoine Emaz, Carnets, dans Rehauts n° 45 juin 2020, p. 6, 16, 16.

22/07/2020

Bernard Noël, Le Mal de l'espèce

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                                    Le Mal de l’espèce

 

......Elle envoya des recommandations : il s’agissait de les suivre avec ponctualité. Elle exigeait que le désir soit préservé à l’extrême et outré autant que possible. Elle comptait sur ta volonté pour qu’ainsi soit ouverte dans la limite une brèche qui, certes, ne la romprait pas mais la repousserait encore et encore jusqu’à l’illusion de l’avoir dépassée. Elle aimait, tu l’as tout de suite compris, l’au-delà, c’est-à-dire cette région que nous portons à fleur de peau et que, pourtant, nous ne savons pas envahir pour nous abandonner simplement à la floraison du bonheur. Elle écrivit donc avec précision qu’elle attendait beaucoup de réserve le premier jour — une réserve passionnément tendue et qui, sûrement, aurait pour effet de créer un appétit beaucoup  plus vif que la précipitation vers le plaisir.

 

Bernard Noël, Le Mal de l’espèce, dans La Comédie intime, Œuvres IV, 2015, p. 289.

21/07/2020

Bernard Noël, Qu'est-ce qu'écrire

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                             Qu’est-ce qu’écrire ? III 

Il y a ce mouvement que je n’arrive pas à fixer.

Dans la vie courante, ce serait un élan qu’un geste traduirait. Il n’est  pas moins présent dans le corps, et cependant il y demeure insaisissable, comme toujours en train de fuir devant. Devant quoi ? Devant ce qu’il ouvre ou attire ou entraîne. Il laisse le goût de sa trajectoire sans laisser une trace : un goût que j’essaie sur un sens puis l’autre sans réussir à le percevoir clairement. C’est... me dis-je en décidant de mettre un nom dessus pour en finir, mais le nom glisse et se dérobe. Il s’agit d’une germination instantanée qui précède une activité si mince, si rapide qu’elle a tout juste eu lieu pour s’effacer.  En vérité, je devrais ne pas l’avoir même remarquée.

 

Bernard Noël,  Qu’est-ce qu’écrire ? III, dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 213.

20/07/2020

Bernard Noël, De Gauche, autrement

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                                    De gauche, autrement

Depuis toujours, la pensée politique est orientée vers la prise du pouvoir, et par conséquent vers sa conservation. Cela s’exprimait autrefois par l’hérédité du pouvoir absolu. La succession démocratique a introduit la relativité — jusqu’à quel point ? Et l’instauration du pouvoir économique ne rétablit-elle pas le pouvoir absolu, mais masqué ?

Le comble du génie politique est de faire admettre à l’opprimé la nécessité de son oppression. Le chômage remplit très bien cette fonction. Rien n’est plus terrible dans l’Histoire que d’y observer la permanence d’un complexe de servilité, qui a toujours permis l’exploitation consentante de la majorité. La logique de cette permanence aboutit à ce pouvoir économique intelligent, brutal et universel.

 

Bernard Noël, De gauche, autrement, dans L’Outrage aux mots, Œuvres, II, P.O.L, 2011, p. 387.

19/07/2020

Bernard Noël, Des formes d'elle

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Des formes d’elle

 

         I

 

vivre dis-tu

                  c’est la venue

d’un mystère il s’empare

de nous tu vois cette ombre

sur le corps

                   tu vois

ce fantôme en dessous

la matière a besoin

de matière

                   ce besoin

est notre infini

                           ma langue

touche en toi une serrure

intime

           tu fais de moi

un moi par-dessus les morts

par-delà les vivants

 

Bernard Noël, Des formes d’elle, dans

Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L,

2009, p. 279.

18/07/2020

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

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                                           La pluie

Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, deux fenêtres qui sont à ma gauche, et les deux fenêtres qui sont à ma droite, je vois, j’entends d’une oreille et de l’autre tomber intensément la pluie. Je pense qu’il est un quart d’heure après midi ; autour de moi, tout est lumière et eau. Je porte ma plume à l’encrier, et, jouissant de la sécurité de mon emprisonnement intérieur, aquatique, tel qu’un insecte dans le milieu d’une bulle d’air, j’écris ce poème.

Ce n’est point de la bruine qi tombe, ce n’est point une pluie languissante et douteuse. La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru, d’une attaque puissante et profonde. Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier, dans l’épaisseur de l’herbe mouillée, la mare ! Il n’est point à craindre que la pluie cesse ; cela est copieux, cela est satisfaisant.

Paul Claudel, Connaissance de l’Est (1929), Poésie / Gallimard, 1974, p. 82.

17/07/2020

Alexandre Castant, Mort d'Athanase Shurail : recension

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Un premier ensemble, "L’écritoire", compte trois textes numérotés en italique, très brefs, qu’un narrateur commente aussitôt et attribue (quatrième et cinquième séquences) à un certain Damien dans les deux séquences suivantes. Ce Damien n’écrirait dans un cahier que des « amorces » de récits qu’il accompagnerait de dessins de marque-pages ; il construirait ainsi une « bibliothèque invisible » puisque le tout ne quitterait pas son « écritoire ». Du narrateur (un "je"), on ne saura rien ; il a lu dix-sept projets, qu’il a réunis sous le titre "Vie et mort d’Athanase Shurail", et les fait suivre d’une coda, "Après Athanase", dans laquelle il réapparaît, avec un autre (d’autres ?) personnage ("nous"). Le lecteur reconnaît ici la longue tradition de l’enchâssement narratif, intéressant en ceci que certains des textes brefs enchâssent eux-mêmes un embryon de récit et, par ailleurs, que la partie préliminaire annonce l’essentiel des motifs présents dans les textes enchâssés.

À la fin de "La main noire", le personnage qui porte un gant de cuir noir, se coupe un doigt de la main intacte, ce qui constitue la chute de cette première nouvelle. Le lecteur est surpris par son nom, Jean de Gray, qui semble sorti d’un roman du XIXe siècle — c’était le nom d’un évêque anglais (fin XIIe-débute s.) et dont l’une des activités est de dresser des listes de prénoms et de les commenter. En accord avec cette pratique, les prénoms que l’on relève dans les textes pourraient bien appartenir à la fiction. Le lecteur s’arrête à celui de Léonie, qui évoque la tante Léonie de Combray et, de là, cherche dans les romans l’origine d’autres prénoms ; il trouve assez rapidement (et peut-être sans fondement) une source pour une large partie d’entre eux dans l’immense répertoire des personnages de Balzac : « Augusta » rappelle Augusta de Nucingen, « Diane » Diane de Maufrigneuse, « Madeleine » Madeleine de Morsauf, et la liste n’est pas close. Mais "Madeleine", dans la même nouvelle que "Ava" (variante de "Ève") peut en même temps évoquer la pécheresse du Nouveau Testament, elle qui souhaite ici découvrir le cinéma érotique. Tout se passe comme si la « bibliothèque invisible » se nourrissait de l’immense réservoir des noms déjà employés dans la fiction pour mieux s’y intégrer : les personnages de fiction ne meurent jamais et c’est pourquoi "Athanase" figure dans le titre de l’ensemble, étymologiquement le mot signifie « l’éternel », a-thanatos, "celui qui ne meut pas", et que "Lazare", nom du ressuscité du Nouveau Testament, et "Anastasia" signifiant « résurrection » sont également présents. En outre, si ces prénoms ont déjà été employés, ils apparaissent donc comme des doubles et le motif du double est récurrent de différentes façons tout au long du livre.

Dans la première séquence de "Vie et mort", Jean de Gray s’imagine être un autre lui-même, « contemple dans ses propres yeux sa peau, son corps », ce que commente le narrateur,

                                     La fin d’un monde, ou sa révélation, sera une affaire de doubles,
                                     reproduction, duplicata, calque, miroir, télévision.

Le même Jean de Gray, prenant un taxi, s’aperçoit que le chauffeur lui ressemble et s’interroge, « Tous les personnages sont-ils interchangeables ? ». Jusqu’à un certain point, sans aucun doute. Reviennent constamment les miroirs, les reflets, les illusions d’optique, les rétroviseurs, les caméras, les écrans ; à voir deux femmes qui se ressemblent mais d’âge différent, comment être sûr qu’il s’agit d’une mère et de sa fille ou de la même femme à des âges différents ? Cet aspect à la limite du fantastique apparaît dans d’autres séquences ; tel personnage ne dessine que des dessins de planches anatomiques, fasciné non par le corps humain mais par son imitation, par les « images d’images » ; tel autre semblerait manquer d’un double et se demande, « Que se passe-t-il dans mon studio quand je n’y suis pas ? » La réalité souvent saisie par sa reproduction, par ce que l’on voit dans le cadre que forme la fenêtre ou par le biais de tableaux : de tableaux, ceux de Géricault ou de Delacroix — pour ce dernier, il s’agit de La mort de Sardanapale, tableau de morts violentes présentes aussi dans le livre.

Une photographie d’une pie décomposée, de Gisèle Freund, décide un homme à se suicider, « parce qu’en finir avec soi-même est aussi raisonnable ou déraisonnable que de ne pas le faire » et, poursuit le narrateur, « rien dans la vie n’est décidable ni indécidable ni visible ni invisible ». Une femme se noie avec ses enfants, un homme se suicide, des corps « se décomposent » ou, chez un peintre, « se métamorphosent en charognes », comme si après la hantise du double il y avait un mouvement inverse vers la disparition. Ce peintre travaille les « bords : de la mort et de la folie » et un écrivain entend se mettre « en retrait » et « écrire depuis les bords du monde ». L’espace dans lequel évoluent plusieurs personnages a souvent l’aspect d’un décor, toujours le même : parc ou jardin et, surtout, « échiquier de dalles », « damier noir et blanc du carrelage » (le damier de Damien) — deux couleurs récurrentes, comme dans les films N&B — et, en même temps, grande abondance des couleurs, ce que souligne une scène où, dans l’étreinte, une femme sort de sa bouche « un monde virtuel fait de couleurs vives, de monstres et de livres ».

Le "je" qui rapporte les récits de Damien souhaite le retour d’Athanase, que le lecteur n’a pas rencontré dans les « ténèbres d’un labyrinthe en fragments ». Chaque nouvelle lecture de cette Vie d’Athanase Shurail conduit à de nouvelles découvertes et questions : on ne sait si le narrateur, qui a rassemblé l’ensemble, s’efface devant Alexandre Castant quand, à la fin du livre, on lit les dates « 1996-1999, 2019 » — Alexandre Castant a publié plusieurs livres sur l’image et la photographie.

Alexandre Castant, Mort d’Athanase Shurail, Tarabuste, collection Brèves rencontres, 114 p., 11 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9 juin 2020.