11/09/2020
Étienne Faure, La vie bon train
Lents comme des états d’âme,
après l’été les trains revenaient,
las d’avoir trimballé tous ces corps
à la mer, dans les montagne, dans les contrées
dont furent natifs les pères (introuvables sur la carte),
à grincer de nouveau en gare,
y faire leur rentrée, annoncer le pire
qui toujours sera à venir,
le soleil ras rougissant la face des ultimes
voyageurs ; c’était l’automne,
chacun se rappelait les vers
d’Apollinaire — un train qui roule ; ô ma saison mentale
et la violente espérance de vie :
devait-on revenir
quand il aurait fallu ne partir jamais
— et puis après,
dans la gare sans issue,
on n’allait pas pleurer pour ça.
revenir
Étienne Faure, La vie bon train, Champ Vallon,
2013, p. 91.
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10/09/2020
Étienne Faure, Horizon du sol
Le taffetas des robes
au chevet des mourants inspire
une espèce de rémission :
les morts, in extremis, les robes
leur accorderont un semblant de répit.
Il faut finir,
ne penser à manger ni dormir
— adieu mon amour, le moins possible —
et ils respirent, c’est ça,
l’éternité — souffles longs —
des grains d’amaryllis au parfum suspendu,
spacieuse éternité,
à la lenteur des pas pressentant du drapé
le mouvement des plis qui frôlent
la lourdeur de la litre, à tout âge
le gris fatidique des femmes.
les robes mortes
Étienne Faure, Horizon du sol, Champ Vallon,
2011, p. 89.
Photo Chantal Tanet
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09/09/2020
Étienne Faure, Vues Prenables
Et puis après tout ce remue-ménage
laisser les dieux se reposer,
les meubles se déglinguer, lentement
retrouver le guingois propice à la résonance.
Sans inquiétude à l’idée de chute
il reste et prend goût en précaire imposture
à la minime durée qui lui échoit,
pour rire, traverser la langue et s’attarder
dans un vérisme où le soleil dru tombe
sur des motifs très humbles :
ici l’abandon d’un mot qui tout disait
mais boiteux contrariait le texte
— une mortaise le remplace
pas trop visible, ainsi qu’une console au pied plus clair,
ces meubles naguère aimés
quand jeune (pas un ver, rien de vermoulu)
il parlait aux meubles ; ils l’écoutaient, endurant ses mots
poussés jusqu’à la sciure.
énième consolation
Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon,
2009, p. 95.
Photo Tristan Hordé
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08/09/2020
Étienne Faure, Légèrement frôlée
Aux champs dans les kermesses,
cérémonies et fêtes, c’est la fusion
des corps, des âmes, feux et foyers
avec le tintamarre des cloches
à la volée, en concordance avec les oiseaux migrateurs
et les canards dans le ciel incendié, les fanfares
et les drapeaux des jours fériés traversés de soleil
et des lois qui les ont institués :
toutes les générations présentes,
à venir, passées, hantent les lieux à la cantonade,
la bouche ouverte au rire, mégot, cigare ou pétard à mèche,
au boire et au manger,
fêtant leur saint patron, plastronnent
avec la certitude éternelle d’être au cœur
du monde et de l’instant
(à peine à cette heure sait-on qu’elle est ronde
et tourne, ignorant
par une sorte d’application de la théorie des vases,
où va le soleil qui s’abat, s’engloutit en silence,
comme étranger aux clameurs du canton).
le centre du monde en plein champ
Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ
Vallon, 2007, p. 65.
Photo Chantal Tanet
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07/09/2020
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres
La béatitude des païens
Au-dessus du manteau court, taillé dans la peau d’une bête abattue, un visage comme de fer. Avec des yeux profondément enfoncés, que la lumière ne doit pas atteindre. Même la chevelure grise, qui mange une partie du front, n’accepte pas la lumière, tout comme le vent qui vient de la rivière, en sautes rases, et parle sans s’arrêter, et dit un nom, toujours le même.
Ici, avant les rapides, la rive envoie des bancs de sable en travers du courant jusqu’à ce que l’eau vive cède du terrain, se détourne, se heurte à l’autre rive. Juste de l’écume encore à la pointe plate des langues de terre et le bruit des eaux, comme des débris de verre, des tourbillons au-dessus desquels les oiseaux fusent comme s’ils voulaient calmer les flots, et le silence inévitables propre aux lieux désertés.
[...]
Johannes Bobrowski, Beohlendorff et quelques autres, traduction Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 71-72.
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06/09/2020
Johannes Bobrowski, Temps sarmate
Nymphe
Le temps des cigales, un temps
blanc, alors que le garçon, assis
au bord de l’eau, sur ses bras
inclinait la rondeur de son front. Où
est-il allé ?
Il y a des chemins
à travers la forêt,
secrets. J’y vais cueillir une herbe
qui saigne. Sur les pierres je la pose,
lance par-delà la lisière le cri
de chasse du geai, clair.
Et, le regard verdissant,
elle émerge dans la poudreuse, la tendre
ombre des aulnes.
Syrinx, ton ah, un bris de verre,
court parmi les buissons.
Johannes Bobrowski, Temps sarmate,
traduction Jean-Claude Schneider,
L’Atelier La Feugraie, 1995, p. 21.
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05/09/2020
Johannes Bobrowski, Terre d'ombres fleuves
Récit
Rajla Gelblung
échappée à Varsovie
d’un transport parti du Ghetto,
la fille
a traversé des forêts,
avec une arme, la partisane
fut prise
à Brest-Litowsk,
portait une capote (de soldat polonais),
fut interrogée par des officiers
allemands, il y a
une photographie, les officiers sont
des personnes jeunes, aux uniformes impeccables,
aux visages irréprochables,
leur apparence
est exemplaire.
Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves,
traduction Jean-Claude Schneider, Atelier
La Feugraie, 2005, p. 137.
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04/09/2020
Johannes Bobrowski, Ceci vit encore
Et voici que
Et voici que
nous avons les deux mains pleines de lumière —
les strophes de la nuit, les eaux
agitées heurtent de nouveau
la rive, le sentiment âpre, sans regard,
des bêtes dans les roseaux
après l’étreinte — puis
nous voilà debout contre la pente
dehors, contre le ciel
blanc, qui vient
par-dessus la montagne,
froid, cascade-splendeur,
et demeure figé, glace
qui descendait des étoiles.
Sur ta tempe
je veux vivre cette petite
saison, oublieux, sans bruit
laisser errer
mon sang à travers ton cœur.
Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,
traduction de l’allemand Ralph Dutli et
Antoine Jaccottet, L’Alphée, 1987, p. 73.
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02/09/2020
Emily Dickinson, Un ciel étranger
La Vérité — est immobile —
Une autre forme — se déplace peut-on présumer —
Cela — donc — est mieux pour la confiance —
Quand les plus vieux Cèdres ploient —
Et que les chênes dénouent leurs poings —
Et les montagnes — faibles — penchent —
Un corps si parfait
Qu’il se tient sans un Os —
Une Force si vigoureuse
Qu’elle se maintient sans Support —
La Vérité reste Elle-même — et chaque homme
Qui se fie à Elle — fièrement dressé —
Emily Dickinson, Un ciel étranger, traduction
François Heusbourg, éditions Unes, 2019, p. 85.
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01/09/2020
Ghérasim Luca, La paupière philosophale
Un lynx en X
Cet X en linge onirique
n’est qu’un singe
il n’est que le xylène
d’une nymphe unique
qui fixe le ton au xylophone
et qui irrite le X du son
avec un style aphone et unique
Son anagramme est la noix
On rame à pic
dans la voix noire des noix
avec une once de rixe qui nous noie
et avec un gramme de drame
à son poids d’opopanaxe
Ghérasim Luca, La paupière philosophale,
éditions Corti, 2016, np.
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31/07/2020
Volker Braun, Poèmes choisis
Eh bien donc je suis content
Eh bien donc je suis content
J’aspire l’air dans mes veines
Et j’ai encore mes cinq sens —
Dans ce monde insensé ? —
J’habite au ras de la terre
Qui n’appartient à personne et à moi.
Je vois encore l’arbre et le poisson
Et les mers qui nagent — C’est leur mort
Que tu vois — Des États
De béton horrible. Et même
Le plus libre, un serviteur
Plaie d’action est encore mortelle.
Je redoute la guerre. —
Et c’est ça qui te réjouit ? —
Vivre au plus grand péril
Du présent, le dernier
Ou le premier homme.
Volker Braun, Poèmes choisis, traduction
Jean-Paul Barbe et Alain Lance, Poésie/
Gallimard, 2018, p. 55.
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29/07/2020
Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur
Attendre
Ouvert
Ne pas fléchir
Tout silencer
Voir
Se replier au point de n’être plus
La pensée se dilue
Les nerfs fondent
La chair reprend ses droits
Le corps chavire une vague l’emporte les fonds l’accueillent
Que m’arrive-t-il
Je ne sens plus rien
Mes oreilles saignent
Un voile froisse mes paupières
Mon ventre fait sous moi
Des mains ou je ne sais me tirent
La bougie s’éteint
Le vent tombe
Avec les pétales du pavot
Le feu l’arc-en-ciel Orion le soleil : pleurerais-je ?
Julien Bosc, Le coucou chante conte mon cœur,
Le Réalgar, 2020, p. 25.
© Photo Chantal Tanet
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28/07/2020
Laurent Albarracin, L'herbier lunatique
Retirant la pierre de l’eau
elle luit vivante et morte
On aurait donc arraché
un cœur à ses battements.
Mouille un caillou
assombris-le
et son éclat sèche aussitôt
comme un peu de brume lui venant
Souffle sur la pierre
pour attendrir
ton souffle
En soupesant une pierre
sentir la pierre faire bloc avec son poids
faire pierre avec la pierre
On ne sépare pas le chacun
du tout
Tout l’opaque de la pierre
est le durcissement d’une clarté
tout le dur de la pierre
l’éclat de sa durée
Laurent Albarracin, L’herbier lunatique
Rougerie, 2020, p. 8, 9, 10, 11.
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27/07/2020
Serguei Essenine, Journal d'un poète
Première neige
En route. Silence blanc.
Sous les sabots sonne un galop.
Dans les prés seuls batifolent
des volées de corbeaux gris.
Envoûtée par quelque fée
la forêt somnole en rêvant.
Ne dirait-on pas le sapin
natté de tresse blanche.
Courbé comme une petite vieille
appuyée sur un bâton.
À la cime du houppier
un pivert martèle le tronc.
Le cheval caracole — vaste, l'espace !
La neige étale son châle de flocons.
Sans fin, la route fuit
comme un ruban à l'infini.
(1914)
Sergueï Essenine, Journal d'un poète, traduit
du russe, présenté et annoté par Christiane
Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 49.
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26/07/2020
André Frénaud, HÆRES
Mais qui a peur ?
Les arbres mouillés,
les armes rouillées,
l’astre dérobé,
le cœur engourdi,
chevaux encerclés,
château disparu,
forêt amoindrie,
accès délaissé,
lisière éperdue,
source dessaisie,
— La neige sourit.
André Frénaud, HÆRES,
Poésie/Gallimard, 2006, p. 147.
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