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26/11/2020

Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939

 

[les réfugiés espagnols] portaient des uniformes crasseux, des couvertures trouées, des vestes sans boutons, des pantalons effilochés, des  peaux de bique, des redingotes 1900, des bonnets de police, des casquettes d’aviateurs, des serviettes de toilettes roulées en turban, des godasses de soldats, des espadrilles, des semelles découpées dans des pneus  et attachées aux chevilles avec du fil de fer. Ils sommeillaient, bavardaient, construisaient des feux, s’épouillaient, flânaient et attendaient, pauvres Robinsons espagnols, le bateau qui n’arrivait jamais. Ils n’avaient rien à envier à Crusoé, sauf la liberté. Leur île déserte était entourée de barbelés et gardée par des sentinelles, baïonnette au canon. Aucun Espagnol ne pouvait sortir du camp, personne ne pouvait y pénétrer.

 

Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, Claire Paulhan, 2020, p. 190-191.

25/11/2020

Cesare Pavese, Travailler fatigue

 

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                     La putain paysanne

 

Le grand mur qui est en face et clôture la cour

a souvent des reflets d’un soleil enfantin

qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis

et déserte au matin, quand le corps se réveille,

sait l’odeur du premier parfum gauche.

Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui

des premières années, que le cœur bondissant découvrait

 

On s’éveille déserte à l’appel prolongé

du matin et dans la lourde pénombre resurgit

la langueur d’un autre réveil : l’étable

de l’enfance et le soleil ardent pesant las

sur les seuils indolents. Léger,

un parfum imprégnait la sueur coutumière

des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps

jouissait furtivement de la caresse du soleil

insinuante et paisible comme un attouchement.

 

La langueur du lit engourdit les membres étendus,

jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.

L’enfant gauche flairait les senteurs

du tabac et du foin et tremblait au contact

fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.

Quelquefois elle jouait étendue dans le foin

avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :

il cherchait dans le foin ses membres contractés,

puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.

Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.

 

Bien souvent, pendant le long réveil

revient cette saveur sure des fleurs lointaines,

d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait

la subtile caresse de cet âcre souvenir.

Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu

cette enfance passée dans une attente gauche.

 

       La putana contadina

 

La muraglia di fronte che accieca il cortile

ha sovente un riflesso di sole bambino

che ricorda la stalla. E la camera sfatta

e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,

sa l’odore del primo profumo inesperto.

Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso

dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.

 

Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato

del mattino e riemerge nella greve penombra

l’abbandono di un altro risveglio : la stalla

dell’infanzia e la greve stanchezza del sole

coloroso sugli usci indolenti. Un profumo

impregnava leggero il sudore consueto

dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo

si godeva furtivo la carezza del sole

insinuante e pacata come fosse un contatto.

 

L’abbandono del letto attutisce le membra

stese giovani e tozze, come ancora bambine.

la bambina inesperta annusava il sentore

del tabacco e del fieno e tremava al conttato

fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.

Qualche volta giocava distesa con l’uomo

dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :

le cercava nel fieno le membra contratte,

le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.

Il profumo eran fiori pestati sui sassi.

 

Molte volte ritorna nel lento risveglio

quel disfatto sapore di fiori lontani

e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia

la sottile carezza di quelle’acre ricordo.

Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso

quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p.107.

24/11/2020

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre

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               L’hiver

 

Merd’ ! V’là l’hiver et ses dur’tés,

V’là l’moment de n’pus s’mett » à poils ;

V’là que’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’la poêle

Dans l’Midi vont s’carapater !

 

V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre

Et d’Gibraltar au cap Gris Nez,

Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres

Au coin du feu... après dîner !

 

Et v’là le temps ousque dans la Presse,

Entre un ou deux lanc’ments d’putains,

On va r’découvrir la Détresse,

La Purée et les Purotains !

 

Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’la guigne,

À côté d’artiqu’s festoyants

Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,

Pleins d’sanglots... à trois sous la ligne !

(...)

 

Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre,

Poésie/Gallimard, 2020, p. 23.

23/11/2020

Natacha Michel, Catherine Varlin

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Catherine Varlin était belle. C’était une femme que sa petite taille cajolait d’une énigmatique prestance. Sans doute parce qu’elle avait dans mon souvenir de larges épaules, qui donnait quelque chose de costaud à sa sveltesse. Un visage de lionne aux yeux bleus (je me les rappelle bleus) l’apparentait aux sculptures précieuses qui surprennent en changeant de matière par les quartz brillants plantés dans l’orbite. Le tracé sans hésitation de ses hautes pommettes cintrait ses traites en porte romane. Elle avait de splendides cheveux anciens torsadés en chignon qui faisaient penser à leur déroulement. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu rire, mais elle souriait sans cesse. Plus exactement je me rappelle un sourire dans le sourire, guetteur masqué, qui parcourait ses lèvres mieux que du rouge, qu’elle fût en train de  parler ou baillât, pli sceptique, patient, craintif, savant, ligne tourmenté comme la bouche des vieux juifs sur le point de raconter une histoire, petite flamme chantournée et horizontale assez semblable à un huit couché où l’épaisseur des lèvre emplit les deux ballons du signe, tandis que la torsade jointive du chiffre s’amincit jusqu’à la colère, la crainte, ou la prisse. Je n’oublie pas les commissures soupe au lait qui bouillaient parfois de quelques bulles.

 

Natacha Michel, Catherine Varlin, dans 591, n° 8, 2020, p. 41.

21/11/2020

Jude Stéfan, Aux Chiens du soir

                                               Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020

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     les yeux d’Emma

 

ocre fougère bistre clairière

amande noisette et verdissants

au soir  ou tristes  éblouis de

liesse absents vacants il y

a tout dans les yeux de ton nom

dans le nom de tes yeux le non

de ta promesse aime et âme et elle

aima souverains offensés bruns

et lus par cœur où sont-ils en-

volés où s’égrène ton rire avec ?

trois fois je suis passé devant

ta maison vide sans leur flamme

 

Jude Stéfan, Aux Chiens du soir,

‘’Le Chemin’’/Gallimard, 1979, p. 79.

© Photo Tristan Hordé

20/11/2020

Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle

                                                Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020

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         thérèse I

 

premier baiser sous la lune

dans la ruelle au ruisseau

avec perle qui éclaire le

sourire à l’iris brun sou-

dain un rat qui lape l’eau

       mollesse des seins

puis flâner, le piano, les pluies,

ta blouse les plantes et le lit

le nu, les bois, les soirs, l’adieu

         énorme regret

par ineptie perdue la vie

wie ist es mir geschehn ? comme

à Arnim : que m’est-il arrivé ?

 

Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle ?

Gallimard, 2010, p. 33.

© Photo Tristan Hordé

 

19/11/2020

Jude Stéfan, Suites slaves

Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020

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Suite n°17 : Vers tombeaux.

 

(...)

          il s’écrie / il s’écrit /

          la sous la couronne /

             St (e) e (nue) fans

          qui parle avec énergie

                       ou

          st (r) e (nue) f (ans) anus

       qui parle avec énergie aux vieilles /

  leur disant leur enjoignant d’encore jouir / fût-ce

  de la bouche / c’est pourquoi il fut dit du démon

 possédé / dont le nom en hébreu signifie règle aussi

bien / d’encore se défendre contre la mort plus vieille

  qu’elles / enjoignant à sa mère à sa sœur aimée aî-

  née à sa voisine / avec énergie vaillance guerrière /

strénument / comme mourut son aïeul ivrogne / d’un

  net coup de sabot / et lui d’un net coup de pistolet

   ou de rasoir (c’était au siècle dernier avant l’expi-

   ration de la concession à fausse perpétuité) / avant

l’oubli des herbes et des tombes / un exemple aux autres

de souffrir / régulièrement avec droiture / constamment

    agir dans la sincérité de ses faiblesses / la dignité

de son membre et déchets  quotidiens / longtemps après

    les martyrs / et en bas  il lut l’enfant — le nouveau

                                       mourant /

 

                            A RAISON L’HERBE

 

Jude Stéfan Suites slaves, Ryôan-ji, 1983, p. 81.

© Photo Tristan Hordé

18/11/2020

Jude Stéfan, À la Vieille Parque

                                                  Jude Stéfan, 01/07/1920-11/11/2020

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                  à tous morts en 1984

 

aux chiens du soir répondent les étrons matinaux

       quand l’haleine se dit des vents

       la bête est sur ses fins

       immobile aux coups

       un débris des halles

apaisé comme un qui urine entre cerise et rose

sous l’horreur nue de la troisième heure

enlisé George dans tes idylles bergères

les moutons n’ont pas froid à brouter blanc

et chaque année donne leur mort aux noms

       Foucault Michaux Cortazar ou Magne

                     le lexovien

       ordure du cœur ordure de l’être

mes doigts crispés aux robes-cuisses mères

 

Jude Stéfan, À la Vieille Parque, ‘’Le Chemin’’/ Gallimard,

1989, p. 32.

© Photo Tristan Hordé

17/11/2020

Jude Stéfan, Aux Chiens du soir

                                               Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020

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          sur la grève

 

          a fui l’hiver avec

ses enfants dans les jardins de neige

ici temps et marée n’attendent personne

« en vieil anglais steorfan veut dire

mourir » et si j’en retranche l’or reste

          ma vie terne

or voici la sterne la visiteuse d’été

      haute là-bas sur la mer

      où le cerveau n’est que nuée

à ton interrogation la fleur répond :

efface-toi tout vivant du monde avant

la Mort qui glousse au loin près des épaves

 

Jude Stéfan, Aux chiens du soir, ‘’Le Chemin’’/

Gallimard, 1979, p. 51.

© Photo Tristan Hordé

 

16/11/2020

Jude Stéfan, Cyprés

Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/ 2020

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Sauvez-moi de l’ennui forclos gardez-

moi de a lourde luxure aux dents

noires protégez-moi du froid du monde

évitez-moi la haine des odieux

en votre joie dissolvez toute hantise

l’enfance l’infect la sénilité

écartez en fin l’image de la tombe

réelle ô femmes tendres aidez à l’impossible !

 

                                     (Suprême charité)

 

Jude Stéfan, Cyprés, ’’Le Chemin’’/Gallimard,

1967, p. 93.

© Photo Tristan Hordé

14/11/2020

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre

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Moi aussi

 

Moi aussi j’ai essayé.

Ce fut toute une guerre

d’ongles. Mais maintenant je le sais.

Nul ne pourra jamais trouer

le mur de la terre.

 

Anch’io

 

Ho provato anch’io.

È stata tutta una guerra

d’unghie. Ma ora so. Nessuno

porrà mai perforare

 il muro della terra.

 

Gorgio Caproni, Le Mur de la terre,

traduction Philippe di Meo, Atelier

La Feugraie, 2002, p. 85 et 84.

13/11/2020

Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse

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Le conciliateur

 

La vie ne sera pas leur œuvre,

et même s’ils venaient peupler l’abîme

et que leurs descendants s’entassaient jusqu’aux sommets,

ils resteraient des multiplicateurs du vide,

des reproducteurs du désastre.

Divers peuples vivent encore et toujours

innombrables, mais sans un seul homme.

Des portes barricadées, voilà

ce qu’ils poussent devant eux.

 

Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse, traduction du tchèque

Petr Zavadil et Cédric Demangeot, éditions Fissile,

2020, p. 15.

12/11/2020

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare

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             Automne

 

Le duvet de chardon sauvage

Bien que les vents soient tous tranquilles

Tantôt là sur le pâturage

Tantôt gravissant la colline

Le courant qui vient de la source

À présent bout comme un chaudron

Et franchit d’innombrables pierres

En bouillonnant à gros bouillons.

 

Le sol racorni craquelé

A la mine d’un pain trop cuit

Le gazon vert est saccagé

Ses tiges desséchées sans vie

Les jachères comme de l’eau

Miroitent à perte de vue

Les fils de la vierge tremblotent

D’une herbe à l’autre suspendus.

 

Les collines tel un fer ardent

Brûlent à leur faîte au soleil

Et les ruisselets dans leur cours

Flambent clair à de l’or pareils

L’air aussi est de l’or liquide

La terre brûle comme un four

Quiconque promène les yeux

Voit l’Éternité alentour.

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie

de John Clare, traduction Pierre Leyris,

Mercure de France, 1969, p. 99 et 101.

11/11/2020

Dylan Thomas, Et la mort n'aura pas d'empire

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Et la mort n’aura pas d’empire

 

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Les morts nus ne feront plus qu’un

Avec l’homme dans le vent et  la lune d’ouest.

Quand leurs os becquetés seront propres, à leur place

Ils auront des étoiles au coude et au pied.

Même s’ils deviennent fous ils seront guéris,

Même s’ils coulent à pic ils reprendront pied

Même si les amants s’égarent l’amour demeurera

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Gisant de tout leur long dans les dédales

De la mer ils ne mourront pas dans les vents.

Se tordant sur des chevalets quand céderont leurs muscles,

Ligotés sur une roue, ils ne se briseront pas.

La foi dans leurs mains cassera net,

Les démons unicornes les transperceront.

Fendus de toutes part ils ne craqueront pas

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Ils n’entendront peut-être plus les cris des mouettes

Ni le déferlement des vagues sur les rives.

Là où s’ouvrait une fleur, peut-être qu’aucune fleur

Ne montrera sa tête aux rafales de la pluie.

Même s’ils sont fous et morts, tout à fait morts

Leurs têtes comme des marteaux enfonceront les marguerites,

S’ouvriront au soleil jusqu’au dernier jour du soleil

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans

Œuvres I, Seuil, 1970, p. 413.

10/11/2020

Gottfried Benn, Poèmes

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                Un mot

 

Un mot, une phrase — ; des lettres montent

vie reconnue et sens qui fulgurent,

le soleil s’arrête, les sphères se taisent,

tout se concentre vers ce mot.

 

Un mot — un éclat, un vol, un feu,

un jet de flammes, un passage d’étoiles —

puis à nouveau le sombre le terrible

dans l’espace vide autour du moi et du monde.

 

Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre Garnier,

Gallimard, 1972, p. 249.