22/10/2020
Etienne Faure, Cinq traversées à pied
5
Par la fenêtre orientée à l’est le O du soleil
levant rougit le zinc des toits, le jour
est incertain, les nôtres aussi, à regarder
s’en venir l’avenir comme ça, en bras
de chemise accoudés, tête ancienne en forme
de gargouille prête à gerber sur le monde
le jour et les bruits se lèvent en même temps,
non ce n’est pas réel, la ville au réveil ne cesse
de déverser par les ouvertures des clameurs
de gens assassinés, doublées des sirènes
du salut, gyrophare blême, ce n’est pas une vie,
sortir, il faut sortir par les pieds, par les textes, un
début de poème, le voici :
Longtemps j’eus un réveille-matin en plastique
acheté en Allemagne de l’est – RDA, DDR -,
frêle et maigre, inapte au travail je le tapais pour qu’il
arrête de sonner, acerbe ; en rétorsion
le lendemain il était muet, bloqué à la frontière
de rêves trop anciens, ne me réveillant plus,
c’était
au temps où nous vivions de simples pressions à fleur
de peau, partout des boutons réels à enfoncer
premiers contacts tactiles avec le monde
dès le matin plus ou moins réel dans la réelle
société plus décriée qu’un poème ancien, virgule…
Sans un regard pour le miroir il met son chapeau,
hésite à prendre un imper, d’un coup d’œil
à la vitre, la pluie semble assez peu probable
et puis après toute une vie de labeur et d’incon-
fort les dieux sont avec lui, la chance à nouveau sourit
dans la rue, les femmes sur son passage abandonnent
la sente de leur parfum menant à leur secret
souvenir de polichinelle qui les rattrape
place de la République, grosse épingle à nourrice
accrochant les quartiers épars ensemble
comme il en fut de la patrie, la Commune, la nation,
puis emprunte le bras de fer surplombant le canal,
son eau verrouilleuse –c’est le mot tellement
son indéfectible vert est rouille –
il y a près des quais des poulbots avec
cet air victorieux que donne un bonbec dans la bouche
à 7 ans, claquant la langue en signe de
joie, réussite, entière satisfaction
de l’instant et de soi, à la gare
ancienne et contemporaine, l’horloge indique l’heure
en vigueur, fuseau inchangé, corbeaux perchés sur la
corniche, en bas renards qui glapissent,
au croisement – noble étendard du prolétaire–
avec la feue ceinture rouge des boulevards,
revoici l’incarnat des arbres que des feuilles quittent,
mini-christs descendus de croix quand l’heure
n’est plus au prochain, mot usé quoique proche aussitôt
qu’on erre, ras du sol, à pied dans la ville.
Rien d’authentique, que du toc dans ce quartier,
le monde est notation, sans fin évalue
–j’aime, j’aime pas, j’aime à 3,5 sur 5–
et l’âge est déjà blâme, avertissement, renvoi
aux temps révolus du cent à l’heure où vivre
jusqu’à cent ans était prouesse, narration naïve
– trop tard, revenir sur ses pas ce serait
rebrousser phrase, chemin, récit de la marche ;
au Terminus de sa voix aigre il
acidule un peu l’atmosphère, atmosphère
des pensées au comptoir occupées à
boire lentement, formuler des sentences
alcalines, pH neutre, au calme entre deux godets,
par trop fatigué des pieds, des mots et des
enjambements, beautés distraites, à retrouver plus tard
le rire dans un autre bar où l’on danse
à la télé la jota, ferveur des bras levés
tous en même temps, forêt de castagnettes
et de poings au-dessus du zinc.
ne plus rentrer
Etienne Faure, Cinq traversées à pied, publié par remue.net.
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21/10/2020
T. S. Eliot, Premiers poèmes
Matin à la fenêtre
La vaisselle du breakfast tinte dans les sous-sols
Et le long des trottoirs piétinés de la rue
J’ai conscience que l’âme humide des servantes
Perce languissamment aux entrées de service,
Les vagues rousses du brouillard lancent sur moi
Du fin fond de la rue des visages distors
Tirant d’une passante à la jupe boueuse
Un sourire sans but qui flotte dans les airs
Et s’évanouit le long des toits.
Oxford, 1915
T. S. Eliot, Premiers poèmes, dans Poésie, traduction
Pierre Leyris, Seuil, 1969, p. 19.
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20/10/2020
Lois Wolfson, Le Schizo et les Langues
La mère du schizophrène fréquemment oubliait où elle avait temporairement placé quelque chose. Alors, elle cherchait partout dans l’appartement pour le retrouver, courant de chambre en chambre, regardant au-dessous de ceci et au-dessus de cela, même examinant l’intérieur des placards, aussi déplaçant tous les oreillers du divan tout en fouillant ce meuble, jetant des coups d’œil sur les tables, sur les lits, sur le réservoir de la chaise percée, naturellement fouillant ses poches et ceci plus d’une fois. Toutefois, elle semblait quelque heureuse d’avoir une excuse de moins ou plus déranger les autres avec son affaire, soit son mari, soit son fils, soit tous les deux.
« Où sont mes lunettes ? » hurlerait-elle soudain, par exemple. « Je les avais il y a seulement deux minutes ! Les as-tu vues, mes lunettes ? J’ai déjà le vertige à force de les chercher ... »
Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues, préface de Gilles Deleuze, Gallimard, 1970, p. 64.
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19/10/2020
Saint-John Perse, Vents
I
C’était de très grands vents sous toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qi n’avaient gardé ni mesure, et nous laissaient hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre... Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !
Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,
Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
C’était de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses...
[...]
Saint-John Perse, Vents, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard,1971, p.179.
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18/10/2020
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
11 septembre 1951 ( ?)
Mon infériorité — c’est que je n’écris que ce que je puis suivre à la main come une rampe.
Quand il n’y a plus de rampe, je me tais. Je suis moins qu’un homme.
L’espace me déconcerte.
18 novembre 1952
Cette idée de « beauté » est le grand écueil de le poésie — où viennent d’ailleurs régulièrement échouer tous les poètes mineurs. Un poète de cet ordre dira, par exemple :
« Les chants les plus désespérés sont toujours les plus beaux »
— qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que beau veut dire, là ? On le voit, mais cela est dit très faiblement, et n’ouvre rien — sinon une satisfaction un peu courte. Vigny, par exemple, aurait dit autre chose —
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 121, 167.
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17/10/2020
Jean-Luc Sarré, Apostumes
L’harmonie n’est pas une chimère, c’est ce que semble vouloir dire les ombres conciliantes de certains matins.
La vieillesse est un naufrage pour Chateaubriand, mais mon bateau à moi n’a jamais pris la mer , c’est à quai qu’il s’engloutit, inexorablement.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le bruit du temps, 2017, p. 155, 162.
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16/10/2020
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit
25.06.13
Nous sommes l’escargot qui traverse la route : incapable d’imaginer la roue qui va l’écraser. Seulement aptes à vivre avec nos sens dans le monde qu’ils nous fabriquent, après son transfert dans les langues qui l’établissent.
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit, Flammarion, 2020, p. 38.
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15/10/2020
Henri Michaux, Déplacements Dégagements
Dictées
Penchées
Têtes appliquées
Aucune ne se relève
La dictée ne le permet pas
Les enseignements s’ajoutent aux ans
Des mouvements sont ressentis
des actes parfois suivent des sortes de certitude
Insistants attraits : réponse à un dictée
inscrire en chacun, en petit, en tout petit
Ça ne les gêne pas, d’obéir à une dictée ?
Autrefois, dans sa grandeur
l’Immense aux noms sacrés...
Restée seule, menue, tenace
traversant les ans, les rides,
la sourde dictée continue, en silence toujours
les infimes dieux, incorporés, commandent sans parler.
Henri Michaux, Déplacements Dégagements, Gallimard,
1985, p. 44-45.
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13/10/2020
Henri Michaux, Donc c'est non
Paris, le 14 février 1977
Monsieur Roger Borderie
Les Pilles
26110 Nyons
Cher Monsieur,
Vos retards à entreprendre le N° H.M. vous font mal, dites-vous. À moi ils font du bien. Ils m’ont permis de revoir tranquillement les publications « OBLIQUES » et de réfléchir.
Au vu de ces N° d’ailleurs remarquables, ma décision est prise. Pas de N° Michaux. Je vous prie de renoncer à votre projet.
Il est clair que même atténuée votre formule va à l’encontre de mes désirs. Je répugne — en ce qui me concerne — à l’étalage.
Si après tant de dizaines d’années j’ai pu rester plus ou moins caché c’est grâce à ma vigilance et au nombre de refus que vous n’imaginez pas, à toutes sortes de propositions.
Réfléchissez vous-même. Comme je ne veux pas de photos, pas de documents personnels, pas d’autographe, pas de tripotage dans ma vie, etc., votre formule ne s’applique pas.
Réduit ainsi, un N° OBLIQUES ne serait plus ce qu’on en attend, n’aurait pas d’intérêt et ressemblerait à ces volumes ou à ces catalogues faits à l’occasion de rétrospectives ou à d’autres volumes avec reproductions de peintures et de dessins... lesquels ne manquent pas.
Vous qui ne suivez que vos idées, comprenez celui qui vous dit : je n’ai pas envie. J’ai envie qu’on [n’en] parle plus, sauf vous pour me donner votre accord là-dessus.
D’avance je vous remercie. Vôtre
Henri Michaux
Henri Michaux, Donc c’est non, Lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2016, p. 126-127.
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12/10/2020
Ossip Mandelstam, Poèmes
extrait de Tristia
Est-ce l'horloge-grillon qui chante
ou la fièvre qui bat
est-ce le poêle qui crépite ?
C'est la soie rouge qui brûle.
Est-ce la souris qui grignote
la pellicule de la vie ?
C'est l'hirondelle ma fille
qui délie la nacelle.
Est-ce la pluie qui grommelle sur le toit ?
C'est la soie noire qui brûle
même le merisier l'entendra
sur le fond de la mer
pardonne-moi !
Parce que la mort est innocente
mais que peut-on y changer
si dans son délire le rossignol
garde toujours le cœur chaud.
Ossip Mandelstam, Poèmes, traduction
Tatiana Roy, l'Âge d'Homme, 1984.
Merci à Jacques Lèbre de m’avoir signalé cette traduction, différente de celle publiée dans ce blog le 11 octobre 2020
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11/10/2020
Ossip Mandelstam, Tristia
Ce chant de grillon de l’horloge
c’est le murmure de la fièvre,
le râle desséché du poêle
c’est rouge soie qui se consume.
Si ronge la dent des souris
la trame amincie de la vie,
c’est que l’aronde ou dans sa ronde
son enfant détache ma barque.
Ce qu’au toit la pluie balbutie,
c’est noire soie qui se consume,
mais le merisier n’entendra
jusqu’au fond des mers que : « pardonne ».
Parce qu’innocente est la mort
et de rien ne vient le secours
si dans ta fièvre-rossignol
le cœur a gardé sa chaleur.
1917
Ossip Mandelstam, Tristia, traduction Jean-Claude
Schneider, dans Œuvres poétiques, Le bruit du temps /
La Dogana, 2018, p. 177.
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10/10/2020
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej
C’est la loi d’un bocage de pins :
voix mêlées des violes et des harpes.
Les troncs sinueux et dénudés,
mais chaque feuille, harpe ou viole,
croissant comme si voulait Éole
d’abord fléchir en harpe le tronc,
puis, par pitié du tronc, des racines,
par pitié pour l’effort, le lâcher ;
et réveillant les harpes, les violes,
devenir son dans la brune écorce.
16-18 décembre 1936
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, dans
Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude
Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 497.
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09/10/2020
Ossip Mandelstam, Le livre de 1928
Le 1er janvier 1924
Celui qui a embrassé le crâne meurtri du temps
— avec une tendresse de fils
se souvient que parmi les congères de blé le temps
pour dormir couchait sous la fenêtre.
Qui, du siècle, a soulevé les paupières malades
(deux pommes pesantes, somnolentes)
entend l’incessante rumeur, lorsque grondent
les fleuves des temps fourbes et lourds.
Il y a deux pommes somnolentes, le souverain siècle,
et une belle bouche argileuse,
mais comme le bras languide du fils vieillissant
il vient, agonisant, se serrer.
Je sais : chaque jour s’affaiblit le souffle de vie,
encore un peu et va s’interrompre
la chanson simple parlant des offenses d’argile
et dans les bouches l’étain couler.
Ossip Mandelstam, Le livre de 1928, dans Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude Schneider, le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 253.
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08/10/2020
Jules Laforgue, L'Imitation de Notre-Dame-la-lune
Encore un livre
Encore un livre ; ô nostalgies
Loin de ces très goujates gens,
Loin des saints et des argents,
Loin de nos phraséologies !
Encore un de mes pierrots morts ;
Mort d’une chronique orphelinisme ;
C’était un cœur plein de dandysme
Lunaire, en un drôle de corps.
Les dieux s’en vont ; plus que des hures ;
Ah ! ça devient tous les jours pis ;
J’ai fait mon temps, je déguerpis
Vers l’Inclusive Sinécure.
Jules Laforgue, L’Imitation de Notre-Dame-la-lune,
cité dans Anthologie des poètes français contemporains,
II, Delagrave, 1922, p. 384.
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07/10/2020
Umberto Saba, Du Canzionere
Seul
Je suis seul. Nul n’écoute ou
est vain tout appel aux amis
dispersés.
La haine brille come un glaçon, et je pense
que je te verrai ce soir, toi que j’aime.
Je pense : dans le jour qui révèle,
dans l’ombre qui dérobe, j’ai tant fait,
tant erré, pour me dire en paix quelques
mots.
Umberto Saba, Du Canzoniere, traduction P.
Renard et B. Simeone, Orphée / La Différence,
1992, p. 63.
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