12/09/2021
Cole Swensen, Poèmes à pied : recension
Avant Poèmes à pied, Cole Swensen, traductrice de poètes français, de Jean Tortel à Pierre Alferi, a publié trois livresux éditions Corti, écrits chaque fois à partir de créations françaises, le premier avait pour départ Les très riches heures du duc de Berry, le second prenait pour prétexte des tableaux de Pierre Bonnard, le troisième s’attachait aux jardins de Le Nôtre. Cette fois, le matériau est né de la lecture d’une douzaine d’écrivains qui, plus ou moins longuement, ont écrit à propos de leurs marches, de Chaucer et ses Contes de Canterbury, pour le plus ancien, à la poète américaine Harryette Mullen (née en 1953) — une bibliographie à la fin du livre énumère les titres retenus. On notera que Maïtreyi et Nicolas Pesquès ont traduit les quatre volumes, ce qui restitue à l’ensemble des livres son unité formelle.
L’un des thèmes qui sous-tend le livre apparaît dans le premier poème : Geoffroy Chaucer au long de ses pèlerinages à Rome marche avec le manuscrit de ses Contes de Canterbury ; aucune ambiguïté, Poèmes à pied lie l’écriture et la marche. Un exemple éclairant de ce lien est fourni par Rousseau qui, dans les promenades des Rêveries du promeneur solitaire, exprime avec ses marches son lien profond à la nature ; son manuscrit est « griffonné » — « la main court » —, et dans sa prose « Il y a un lien viscéral entre le rythme de son pas et celui de son écriture ». Dans l’écriture autour des Rêveries, le "je" de Rousseau alterne avec la construction progressive d’une poétique, que résumerait abruptement Wordsworth pour qui, annulant toute différence, « marcher c’était simplement écrire ».
Le lien, quasiment l’équivalence, marcher-écrire, est au centre de la relation à l’environnement et à partir de là plusieurs motifs se développent, celui de l’errance, de la perte, la prise de conscience de soi, très présent notamment chez Rousseau, et de l’étrangeté du monde. Le sentiment de perte est marqué en particulier dans les écrits de Thoreau qui, complètement absorbé par ce qui l’entoure, ou l’absorbant, finit par ne plus s’en distinguer. Alors le temps ne compte plus, ni à certains moments le langage, car peu importe que les espèces sauvages d’arbres fruitiers rencontrés ne soient pas dans les nomenclatures. Ce qui s’éprouve alors dans ce qui est rencontré dans la marche a plus d’importance pour le sujet que ce qui peut en être dit ; comment, par exemple, rendre compte de « l’étonnante variété de blancs » ? Mais cette confusion répétée dans la marche, cette perte temporaire de soi, conduisent à vivre autrement son corps que dans la relation à autrui, il devient comme « un ciel qu’on peut tenir contrairement au ciel qui semble se replier », et l’écriture fait que la marche « littéralement structure la littérature comme une charpente ».
Marcher aboutit souvent à se perdre dans le paysage, et cela d’autant plus aisément le soir ; Stevenson finit même par sentir qu’il « devient le paysage » et George Sand, cette « marcheuse extatique », dans ses errances se perd réellement quand vient la nuit. Les marcheurs nocturnes sont les plus nombreux dans Poèmes à pied ; alors, pour Dickens, le corps est « tel une lame de lumière à la fois improbable et inachevée ». Et le plus souvent il s’agit d’une marche dans la ville ; si Karl Gottlieb Schelle se partage encore, au début du XIXe siècle, entre « le champêtre et le citadin », soit entre « la rêverie et la raison », un de Quincey est « un arpenteur des rues de Londres » et, un peu plus tard, la marche est majoritairement urbaine. On lit encore chez Walser que « marcher toujours sur la même route change le temps en espace », mais c’est surtout le labyrinthe de la ville nocturne qui favorise l’errance et la perte dans l’imaginaire. Pour Sebald écrire à propos de ses marches devient une manière particulière de voyager ; chaque motif en suscitant un autre, ses phrases s’étendent et semblent ne pas pouvoir s’achever, « écriture associative » analogue au mouvement de la marche. Si l’on pouvait conserver les traces de celles accomplies toute une vie, les marches constituaient bien, selon le mot de Borges donné en exergue, « un dessin sur le temps » ; passé impossible à conserver et que la marche a effacé, comme écrire effacerait la mémoire pour Iain Sinclair.
En alternance avec les marches lues, Cole Swensen écrit aussi les siennes, toutes nocturnes, en les datant, pour en garder la trace. Presque toutes sont des ruptures d’avec la vie ordinaire, diurne.
Virginia Woolf rencontrait un chat, que la nuit faisait disparaître, Cole Swensen en croise plusieurs qui avancent avec un but connu d’eux seuls, l’un simplement né d’un jeu de lumière. Elle se trouve dans un parc où un octogénaire lit un magazine près d’un bassin, à plusieurs reprises sur un pont, lieu d’observation d’où elle voit des scènes surprenantes. La marche nocturne permet des rencontres que le jour exclut, comme si la nuit était indispensable pour transformer les choses et les manières de se comporter, comme si tous les actes sociaux diurnes perdaient une partie de leur sens. Cole Swensen remarque que les mouettes « tournent sans but », mais également qu’à onze heures du soir beaucoup de monde est dans la rue et que « personne ne va nulle part. » Comme si marcher devait aboutir à se perdre.
Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Corti, 2021, 120 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans libr- critique.com le 19 juillet 2021.
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24/06/2021
Cole Swensen, Poèmes à pied
(Thoreau)
(...)
Ainsi les arbres vivent pour toujours
un ami de quiconque
est aussi un ami à tes côtés
un arbre révèle
au long de ses marches quotidiennes
de plus âpres voyages
comme la présence
a toujours été
plus intrusive que le sens
et ainsi
un paysage en sa persévérance
est un déploiement sans mesure, permettant
un assaut de lumière renouvelée
par un après-midi qui mène à un autre
et que celui-ci quelque part achève
Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction de l’américain
Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Corti, 2021, p. 33.
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31/05/2021
Cole Swensen, Poèmes à pied
Une promenade le 17 mai
C’est une rue tranquille, étroite, une rue où s’alignent les boutiques et peu de monde pour le moment, une nuit où traîne encore une douce lumière et tout est calme.
Je marche vers l’est dans une rue tranquille, 21 h., et un jeune homme extrêmement bien habillé, et même élégant et très beau — à peine 40 ans, souriant, m’arrête, pensé-je, pour me demander son chemin, et me demande un peu d’argent.
La rue est calme. La nuit est encore douce, et il ne fait pas encore noir. 22h15 un homme promène son chat. Improbable je sais. Il le sait aussi. Mais ça semble une routine bien établie. L’homme va d’un côté. Le chat reste au coin ; l’homme revient, chuchote des « ici, ici », le chat va de l’autre côté, l’homme aussi. La rue est calme.
Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Cofrti, 2021, p. 19.
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18/03/2018
Cole Swensen, Si riche heure
Mars 1432
Gela si cruellement et les eaux gagnèrent
la Place Maubert puis la Place de Grève défirent
la moitié du Marché au Pain. Nous fûmes stupéfaits.
Nous connaissions la suite.
et c’était des mains vides
Question : là : un mal est fait et vengé
plus loin
de la Place Saint-Antoine à la Porte Saint-Martin
de Noël à Pâques
où rien
de vert ne vint sur les marchés
soixante centimètres de glace sur une rivière grosse
d’une crue après gel et encore crue les rois parlent entre eux de paix
Cole Swensen, Si riche heure, Corti, 2007, p. 45.
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28/11/2017
Cole Swensen, Le Nôtre (traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès)
Parce qu’un jardin doit finir
Le Nôtre mit fin au monde
par un saut-de-loup, qui consiste à mettre une bête sauvage dans l’allée centrale :
un plan de coupe dans un coin du dessin
le montre clairement — il est suspendu dans un arc
sous lequel les enfants courent en riant
s’engouffrant dans les portes fenêtres
où ils disparaissent comme du verre dans de l’eau pour le dire autrement
c’est une douve sèche
qui tient le monde à distance tandis que la vision va tout droit sans encombre,
le temps et le cadre
déployés le long d’une élégance que chevauche un tendre loup juste au-dessus du sol.
Topiaire-moi un ciel ; donne-lui la forme d’un esprit.
Cole Swensen, Le Nôtre, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, éditions Corti, 2013, p. 35.
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02/04/2013
Cole Swensen, Le Nôtre
Dédales et labyrinthes
Et parfois c'est toi la porte.
Au-dedans de la pierre
il y a un petit dédale. Fais une liste. Fais pour chaque nuance de vert et
une certaine disposition des os qui fait mal
est un vrai labyrinthe,
dit Madame de Sévigné, l'âme de Fouquet
par exemple, l'homme a pour corps un jardin
et tous ses organes — le cœur en topiaire, et l'escalier d'eau
de l'épine dorsale.
On se demande si Fouquet avait vraiment l'un des deux
dit-elle ou aucun ou l'histoire est dérisoire chantait-il
une nuit fourgonnant
dans la cuisine à la recherche d'un en-cas,
il jeta un coup d'œil au carré de légumes
par la fenêtre de l'office. Qui tournait en spirale, longueur sur largeur,
largeur sur longueur moins la largeur. Les planètes
sont en relation étymologique avec les plantes qui se divisent
en moments soigneusement proportionnés lorsqu'il
se retourna et vit la cuisinière qui le fixait,
« Monsieur,
il fait nuit et tous les vergers
suivent
la figure parfaite du quadrille ».
Fouquet
suivit son regard en disant,
« Mon âme est un labyrinthe. Madame de Sévigné l'a dit, et ça me rend triste. »
Cole Swensen, Le Nôtre, traduction de Maïtreyi et Nicolas Pesquès, José Corti, 2013.
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