13/01/2023
Jules Renard, Histoires naturelles
Dindes
Sur la route voici encore le pensionnant des dindes.
Chaque jour, quelque temps qu’il fasse, elles se promènent.
Elles ne craignant ni la pluie, personne ne se retrouve mieux qu’une dinde, ni le soleil, une dinde ne sort jamais sans son ombrelle.
Le chat
On lui dit : « Prends les souris et laisse les oiseaux ! »
C’est bien subtil, et le chat le plus fin quelquefois se trompe.
L’escargot
Casanier dans la saison des rhumes, son cou de girafe rentré, l’escargot bout comme un nez plein.
Il se promène dès les beaux jours, mais il ne sait marcher que sur la langue.
L’écureuil
Leste allumeur de l’automne, il passe et repasse sous les feuilles la petite torche de sa queue.
Jules Renard, Histoires naturelles, GF/Flammarion, 1967, p. 35, 55, 113, 121.
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12/01/2023
Stephen Romer, Ermenonville
Ermenonville
Ce fut ainsi jadis, ça l’est encore aujourd’hui,
le temps d’un après-midi,
à bicyclette, roues ensablées
dans le désert d’Ermenonville
où les filles du feu font flotter leurs spectres
au fond vague des avenues.
C’étaient elles les démons de la mélancolie
là parmi les fougères,
elles les sirènes qui m’ont rendu fou.
Pour garder la tête froide cette fois-ci, j’ai ramassé
une pomme de pin que j’ai mise dans ma poche
tandis que tu pédalais devant moi
sur le chemin qui va à Mortefontaine
où Corot a peint en taches argentées,
au-delà du puits sur la route
à l’eau calme et claire.
Cette fois-ci les yeux étaient les tiens
seuls, doux et baissés,
croisant les miens par-delà les années
avec tes cheveux en chignon, ton dos bien droit,
un port de reine,
comme ce jour d’antan où je t’aperçus,
sur ton vélo, papoose sanglé derrière toi,
sortant résolument de ma vie.
Stephen Romer (né en 1957), Ermenonville, dans Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle,édition bilingue, traduction Martine De Clercq et Jacques Darras, Poésie/Gallimard, 2022, 560, p.351 et 353.
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11/01/2023
Simon Armitage, Grimpe,Dennis
Grimpe, Dennis
Un homme faisait du stop sur la bretelle de l’A16 juste à la sortie de Caias. Malgré ses traits taillés au couteau et sa gestuelle quasi désespérée, je me suis senti obligé de le prendre, alors j’ai fait un crochet vers lui et j’ai baissé la
vitre. Il a collé sa sa figure à l’intérieur de l’auto et dit : Je suis
Dennis Bergkamp, joueur de foot d3Arsenal.Ce soir on a un match au Luxembourg mais par frousse de l’avion, j’ai pris lavoie terrestre. J’ai fini par me disputer grave avec
le chauffeur et il m’aplanté là.Vous pouvez m’aider ?
— Grimpe
Dennis » ai-je dit. Il a jeté son barda à l’arrière, bouclé sa ceinture à mes côtés. « Alors c’était quoi l’embrouille ? » ai-je
demandé. Dennis a soupiré, secouant sa tête d’aspect classique.
« Le type était ignare. Il a débiné le grand maître
hollandais Vermeer et traité Rembrandt d’homosexuel. »
(...)
Simon Armitage (né en 1963), Grimpe, Dennis, dans Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle,édition bilingue, traduction Martine De Clercq et Jacques Darras, p. 379 et 381,Poésie/Gallimard, 2022, 560 p.
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08/01/2023
Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia
Lumière chaude,
Frôlement trouble
Baiser de miel,
Bruit percutant.
Contour mou,
Alcool dur.
Mélodie plate,
Accords chatoyants.
Parfum pimenté,
Harmonie fade.
Vue insipide,
Peinture savoureuse.
Goût râpeux,
Musique caressante.
Parler rocailleux,
Sonorité brillante.
Ton aigre,
Voix veloutée.
Couleur acide,
Chant sirupeux.
Michel Leiris, Le ruban
au cou d’Olympia, Gallimard,
1981, p. 119-120.
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07/01/2023
Michel Leiris, Mots sans mémoire
Feinte
Les franges du vent lancent leur fronde
sous les herbages anciens,
transperçant la cible sans entrave,
captent le suaire des voix.
Le sillage maudit de sable rêche,
axe noirci, riposte,
décoche les fanges nulles.
Sèche le souffle d’extase sur les langues impétueuses,
au désert de similitude anéantie qui couve l’outrage béant des fleuves
et des constellations.
Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1970, p. 15.
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06/01/2023
Serge Essenine, La confession d'un voyou
La confession d’un voyou
Ce n’est pas tout un chacun qui peut chanter
Ce n’est pas à tout homme qu’est donné d’être pomme
Tombant aux pieds d’autrui.
Ci-après la toute ultime confession,
Confession dont un voyou vous fait profession.
C’est exprès que je circule, non peigné,
Ma tête comme une lampe à pétrole sur mes épaules.
Dans les ténèbres il me plaît d’illuminer
L’automne sans feuillage de vos âmes.
C’est un plaisir pour moi quand les pierres de l’insulte
Vers moi volent, grêlons d’un orage pétant.
Je me contente alors de serrer plus fortement
De mes mains la vessie oscillante de mes cheveux,
C’est alors qu’il fait si bon se souvenir
D’un étang couvert d’herbes et du rauque son de l’aulne
Et d’un père, d’une mère à moi qui vivent quelque part,
Qui se fichent pas mal de tous mes poèmes,
Qui m’aiment comme un champ, comme de la chair,
Comme la fluette pluie printanière qui mollit le sol vert.
Ils viendraient avec leurs fourches vous égorger
Pour chaque injure de vous contre moi lancée.
Pauvres, pauvres paysans !
Sans doute vous êtes devenus pas jolis
Et toujours vous craignez Dieu et les poitrines des marécages.
Oh ! si seulement
Vous pouviez comprendre qu’en Russie votre enfant
Est le meilleur poète.
Craignant pour sa vie, n’aviez-vous pas du givre au cœur
Lorsqu’il trempait ses pieds nus dans les flaques d’automne ?
Il se promène en haut de forme aujourd’hui
Et en souliers vernis.
[...]
Serge Essénine, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovsky, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, traduction Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 59-61.
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04/01/2023
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Paysage VII
Un peu de jour suffit dans ses yeux transparents
comme le fond d’une eau, et la colère la prend,
aspérité du fond que ride le soleil.
Le matin qui revient et la trouve vivante,
n’est bon ni n’est doux : il la regarde immobile
entre les maisons de pierre qu’enserre le ciel.
Son corps frêle sort entre ombre et soleil
comme un lent animal, épiant tout autour,
et ne voyant rien d’autre si ce n’est des couleurs.
Les vagues ombres qui habillent la rue et son corps
rembrunissent ses yeux qui s’entrouvrent à peine
comme une eau, et dans l’eau une ombre transparaît.
Les couleurs reflètent le ciel calme.
Le pas lui aussi qui foule lentement le pavé
semble fouler les choses, pareil au sourire
qui les ignore et qui glisse sur elles comme une eau
transparente. Dans l’eau passent de vagues menaces.
Chaque chose à la lumière du jour se voile à l’idée
que la rue, si ce n’est sa présence, est déserte.
Paesaggio VII
Basta un poco di giorno negli occhi chiari
come il fondo di un’acqua, e la invade l’ira,
la scabrezza del fondo che il sole riga.
Il mattino che torna et la trova viva,
non è dolce né buono : la guarda immoto
tra le case di pietra, che chiude il cielo.
Esce il piccolo corpo tra l’ombra e il sole
come un lento animale, guardandosi intorno,
non vedendo null’altro se non colori.
Le ombre vaghe che vestono la strada e il corpo
le incupiscono gli occhi, socchiusi appena
come un’acqua, e nell’acqua traspare un’ombra.
I colori riflettono il cielo calmo.
Anche il passo che calca i ciottoli lento
sembra calchi le cose, pari al sorriso
che le ignora e le scorre come acqua chiara.
Dentro l’acqua trascorrono minacce vaghe.
Ogni cosa nel giorno s’inscrespa al pensiero
che la strada sia vuota, se non per lei.
Cesare Pavese, Travailler fatigue (Lavorare stanca), édition bilingue, traduit de l’italien et préfacé par Gilles De Van, Gallimard, 1969, p. 91 et 90.
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03/01/2023
Hugo Hofmannsthal, Le lien d'ombre
Tercets, IV
Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent
En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,
Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.
Comme si avec nous sur d’invisibles routes
Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,
Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant
Et que tombe sur nous un souffle parfumé, et la nuit, et l’angoisse,
Et que le long du chemin, de notre chemin, l’obscur,
Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.
Miroir de notre nostalgie, ils scintillent comme en rêve,
Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement
De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,
Les âmes, ces sœurs, profondément tressaillent
Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,
Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la
vie
Et sa splendeur et son austérité.
Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.
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02/01/2023
René Char, Chants de la Balandrane
Ne viens pas trop tôt
Ne viens pas trop tôt, amour, va encore ;
L’arbre n’a tremblé que sa vie ;
Les feuilles d’avril sont déchiquetées par le vent.
La terre apaise sa surface
Et referme ses gouffres.
Amour nu, te voici, fruit de l’ouragan !
Je rêvais de toi décousant l’écorce.
René Char, Chants de la Balandrane,
Gallimard, 1977, p. 55.
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31/12/2022
Raymond Queneau, Battre la campagne
Jardin oublié
L’espace doux entre verveines
entre pensées entre reines-
marguerites, entre bourdaines
s’étend à l’abri des tuiles
l’espace cru entre artichauts
entre laitues entre poireaux
entre pois entre haricots
s’étend à l’abri du tilleul
l’espace brut entre otites
entre lichens entre grimmies
entre nostocs et funaries
s’étend à l’abri des tessons
en ce lieu compact et sûr
se peut mener la vie obscure
le temps est une rature
et l’espace a tout effacé
Raymond Queneau, Battre la
campagne, Gallimard, 1968, p. 83.
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30/12/2022
Liliane Giraudon, Divagation des chiens
« À force. À force de rêver d’un autre lecteur, j’en suis arrivée à imaginer une sorte de "manœuvre" pour échapper au rang des poètes qui d’ailleurs n’ont jamais voulu de moi. "Enfantillages", mais c’est vrai. La seule appartenance mythique et impersonnelle que je désirais, c’était celle-là. Je mesure mieux maintenant ces larmes versées à la lecture d’une lettre de Hölderlin où il déclarait simplement "les hommes ont-ils donc réellement honte de moi ?" Parlait-il de lui ou de l’ensemble de ce qu’il avait déjà écrit ? Je sais bien. Il ne faut pas mélanger. Son corps, soi-même, l’écriture (Ah ! l’horrible imbécillité de ceux qui bavent "moderne", estampillent la moindre affichette, la plus petite liste artistique. Comme si le poème avait à s’ordonner à l'art ou à une quelconque idée neuve du beau. Comme si écrire était un jeu. Du savoir-faire avec en prime quoi ? Quel risque ?) Il m’a fallu du temps pour comprendre. Agencer formellement sur du rien à dire, ce néant d’après dans le vacarme d’un monde plus sanglant et stupide que celui des siècles précédents, non. Ce que je voulais, c’était tout simplement la fatalité comme ajustement. Non pas "ma vie sans moi", mais le poème sans moi. J’ai manqué de forces. Je ne pouvais vivre cette évidence. Alors il y eut les exercices spirituels pour ne plus écrire. J’ai cru que j’allais devenir folle.Depuis, sur les bords de l’étang où je fais de longues marches jusqu’à la tombée du jour, j’ai ramassé un chien. Il ne me quitte plus. Nous mangeons strictement la même chose : viande crue.
Je ne bois plus que de l’eau. Je suis devenue chaste. Mes cheveux ont blanchi mais ils sont toujours aussi longs. Ne m’envoie plus rien. C’est vraiment inutile. Je ne veux plus lire. Ni rien savoir. Je t’en prie, n’insiste plus pour les traductions d’Émilie Dickinson. Je les ai toutes détruites cet hiver. Dans le petit poêle. Tu as raison. J’ai trahi, mais "fidèlement". Ce retournement connu de nous seules ne pouvait être que catégorique.
Hölderlin, Celan ou Pessoa deviendront des otages. C’est le Retour. Saison très noire pour ceux qui poursuivent. Ici les premières violettes apparaissent. Il suffit d’écarter doucement les herbes. Chasser de son cœur la mortelle impatience. Commencer vraiment la véritable attente. Celle concernant ceux qui enfin n’attendent plus rien... »
Liliane Giraudon, Divagation des chiens, P.O.L., 1988, p. 14-15.
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29/12/2022
Israël Eliraz, Promenade
Le jour est passé. Je l’ai vu passer
sur le mur de la vieille maison, derrière la fenêtre.
Passé le jour.
Penser et repenser à toi : mais quoi ?
à ce que j’écris ici sur toi.
Je dois parler de moi à toi.
Le silence est inutile.
Te verrai-je demain ?
Tu es à nouveau avec moi derrière la fenêtre
remplie de feuilles. À la vue de mon corps tu commences
doucement à voir ton corps.
Ce qui passe n’est pas seulement l’hiver.
Le jour passe, meurt dans la fenêtre, je l’ai vu
passer, passé le jour.
Israël Eliraz, Promenade, édition bilingue, traduit de l’hébreu par Esther Orner, Le Nouveau Commerce, 1994, p. 121.
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28/12/2022
Jacques Dupin, Chansons troglodytes
Romance aveugle
Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte
la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question
c’en est fini de la rivière
c’en est fait de la chanson
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire
d’un bout de bête blessée
la romance aveugle crie loin
que saisir d’elle à fleur et cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[...]
Jacques Dupin, Romance aveugle, dans Chansons troglodytes, Fata Morgana, 1989, p. 21-23.
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26/12/2022
Volker Braun, Poèmes choisis
Infanticide des idées
Mes parents pudibonds
Qu’effarouche le qu’en dira-t-on
Et redoutant la « honte » et « la souillure de notre nom »
M’ont incité
Au meurtre
De maintes jeunes idées
Avant même leur naissance.
L’avenir qui s’annonçait
Je ne l’ai pas mis au monde.
Si je continue à les suivre, eux pour qui
Seul compte un nom, et pas moi, toi, nous
Je serai bientôt stérile.
Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-B. Barbe
et A. Lance, Poésie/Gallimard, 2018, p. 29.
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25/12/2022
Volker Braun, Poèmes choisis
Le petit déjeuner
Aimée, qui si facilement à moi s’est donnée
Comme si toute ma vie n’était que ce challenge
Car hésiter n’eût fait que retarder l’échange :
Ce que je possède, je l’ai vraiment liquidé.
Quand vint le matin nous barbouillâmes nos lèvres
De miel et de lait au restaurant si correct
Dans le couloir les serveurs étaient en alerte
C ‘était cette substance désirée avec fièvre.
Nous nous étions cherchés et trouvés. Et dès lors
Je n’avais donc plus qu’à l’absorber pour guérir
Prise régulière : elle me sauverait sans coup férir
Mais le fier navire a soudain viré de bord.
La substance de la vie, à la saveur de l’amour
Et de sel et de mort, je l’ai léchée un jour.
Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-P. Barbe
et A. Lance, Gallimard, 2018, p. 66.
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