24/12/2022
Jean Tardieu, Accents
Les dangers de la mémoire
Ils s’assemblent souvent, pour lutter
Contre des souvenirs très tenaces.
Chacun dans un fauteuil prend place
Et ils se mettent à raconter.
Les accidents paraissent les premiers,
Puis l’amour, puis les sordides regrets,
Enfin les espérances mal éteintes.
Toutes ces images sont peintes
Au mur, entre les fleurs de papier.
Ils pensent ainsi s’habituer
Aux poisons que leur mémoire transporte.
Moi cependant, derrière la porte,
Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 14.
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23/12/2022
Jean Tardieu, Accents
Premier dernier amour
Tout est mort. Même les désirs de mort
Sont morts. Ce qui grandit est sans figure.
Les mains, les yeux — déserts. Toute mesure
S’effondre après ce feu qui brise un corps.
Rien — ni espoir ni doute — n’ouvre plus
La porte où le soleil vient nous attendre.
Les fruits profonds, par l’orage abattus,
Sont morts : l’esprit possède enfin leur cendre ;
Avide, — seul — et maître d’une nuit
Où le ciel pleut, où le mouvement plonge,
Où, sur l’objet qu’il efface, bondit
L’appel sans voix qui confond tous nos songes.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 35.
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22/12/2022
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
L’espace
L’espace tout à coup m’irrite. L’interrogation logée au fond de nous a-t-elle vraiment besoin de cet organisateur de supplices et des fêtes ?
Nous ne demandions qu’une minute serrée, comme un point, le métal le plus rare, une gorgée d’eau, — car nous avons la fièvre à force de nous épuiser dans ces défilés qui n’apportent jamais de surprise !Toute l’étendue ne vaut pas un cri.
Nous savons la leçon d’avance. Assez de pas, assez de gestes, assez de détours ! La vague et le grain de sable voudraient-ils donc venir à bout de tout par la répétition ?
En attendant de me mêler à cette chose sans nom, je l’appelle encore l’Espace.
Le mot rafraîchit ma pensée — et je marche.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 89.
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21/12/2022
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Le monde immobile
Poètes de ténèbres
fontaine sourde
lac sans éclat
présence épaisse
battement faible
l’instant est là
rien ni personne
une ombre lourde
et qui se tait
j’attends des siècles
rien ne résonne
rien n’apparaît
sur ce tombeau
l’espace bouge
c’est ma pensée
pour nul regard
pour nulle oreille
la vérité.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne,
Gallimard, 1954, p. 38-39.
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20/12/2022
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Petite suite villageoise
I
Les délégués du jour auprès de ce village
ce sont les espaliers solennels :
une poire dans chaque main
une pomme sur la tête `
Entrez entrez Messieurs les Conseillers
2
Quelle couleur aimez-vous :
Le bleu le vert le rouge
le jaune qui saute aux yeux
le violet qui endort ?
— J’aime toutes les couleurs
parce que mon âme est obscure.
2
Autrefois j’ai connu des chemins
ils se sont perdus dans l’espace
je les retrouve quand je dors
Je vais partout rien ne m’arrête
ni le temps ni la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne,
Gallimard, 1954, p. 50.
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18/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
L’ingénuité de la vie animale
Loin au fond de l’enzyme gît la forme du foyer.
Loin au fond du code l’architecture où nicher.
Le Rouge-Gorge de son bec collecte boue et branchettes fragments de duvet de de plumes aussi.
La Grouse s’enfouit dans n monde sous la neige en quête de chaleur et d’abri.
Le Corbeau se sert des branches et le casse sous son poids, de son bec, il tapisse son nid de bouts de fourrure et de débris.
L’Oie arrache les plumes du poitrail pour apprêter la chambre.
Long est le chagrin.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduction Stéphane Bouquet, Corti, 2022, p. 60.
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17/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
Empire du dimanche
Les toits parlent
comme la lumière sur
un pano de silence.
Une cacophonie
de formes
débute dans le ciel.
Les gens vivent ici
dans le calme
un jour se dévêt.
Les tons s’éparpillent.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir,
traduction Stéphane Bouquet,
Corti, 2022, p. 43.
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16/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
Enterrement céleste
Le rouge-gorge qui vit dans mon jardin
vit aussi en moi. Voici l’intérieur
tandis que l’état se dévide à travers
une vaste étendue divisant le ciel.
Il y a tant et plus ;
ces choses servaient de passage
à l’après-midi porté par la lumière
cascadant puis s s’enroulant
comme une bride autour de jour.
Oui, le jour, staccato
sous sa bannière d’azur et d’or ;
puis on apprend, comme on apprend
du crépuscule, comment regarder
par ici, et par ici, en souriant.
La glycine à la fenêtre ondoie, haut, et bas, et haut
c’est si loin en même temps, dehors.
Je suis ici où le monde s’ouvre.
Il y a des lointains, toute
l’échelle tonale explose,
clarté à l’aspect atténué,
charge utile livrant une poussière sensée.
Voici un jour idéal pour mourir.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, Corti,
2022, p. 32.
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13/12/2022
Novalis, L'Encyclopédie
Le caractère de la passion est la démesure — doubles modes de passions — toute passion est fièvre.
Secrets de l’art d’utiliser comme formule tout phénomène naturel, toute loi naturelle — ou de construire l’art sur un mode analogique.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Un auteur a nécessairement pour but d’être auteur. — On ne saurait considérer la nature au sens habituel du terme comme auteur ou artiste.
Les livres sont une variété moderne de l’essence historique — mais d’une très haute importance. Ils ont pris peut-être la place des traditions.
Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, Les éditions de Minuit, 1966, p. 216, 304, 305, 307.
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12/12/2022
Agnès Rouzier, Non rien ; Journal
Non, rien
(((Corps, en vêtement de nuit, raide, invisibles, (dentelles pourpres. Tourbes. Lourde) raide, invisible, avant même que commence (se déploie, se replie, nulle force) l’histoire –––––––– orientation, chemin : impossible. Indices : nuls.)))
Ou bien : (épaules bronzées (te mordre. Couler à vos pieds. Me tordre.) Chemise déboutonnée, torse, (visible ? à peine) jambes nues, ruisselantes (lécher ? Boire ? Vous tordre) pieds dans ses espadrilles (matin. Matin encore. Dictature. /Nous tordre. :)
Non. Rien.
[...]
Agnès Rouvier, Non, rien, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 85.
9 août 1977
Étrange impression : il devrait y avoir dans le « journal » une part qui dépasserait l’exactitude. Une part d’imagination pure ; celle de la fabrication. Elle dirait sur un autre ton, un autre thème. Ce thème qu’un discours vivant s’applique presque constamment à retenir. Jalonner l’espace imaginaire : encore un projet.
Je ne m’ouvrirai que si quelque chose en moi se retire. Une acceptation lucide restant à instaurer. Cela ne se pourra que si j’assimile à ma vie, au niveau même de l’inconscient (à moi-même et pour moi-même), mon propre langage. Alors je ne le ferai plus peur. Ne pas affirmer – revendiquer – vis-à-vis des autres la différence, mais ne pas laisser l’inconscient l’escamoter, faute de quoi, à chaque fois que je me retrouve en face d’elle, je perds pied, m’agite à tort et à travers. Il existe probablement un moyen d’accepter tranquillement un certain malaise. Ou de la contourner de telle sorte qu’il n’ouvre pas sue une passivité paralysante qui entraîne une réaction violente, mais sur une activité secondairement construite.
Agnès Rouvier, Journal I, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 178.
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11/12/2022
Henri Thomas, Nul désordre
La chambre
Neige du corps aux douces pentes,
Plus haut que l’ombre des bas noirs,
Le mouvement des longues jambes
Si loin m’égare certains soirs.
Que cette courbe de ton corps
Est le pays où je m’éveille,
Une terre d’avant les jours,
D’avant le sort, si peu pareille
À cette chambre où tu t’endors,
Mon pauvre amour selon le sort.
Henri Thomas, Nul désordre (1950),
dans Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 215.
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10/12/2022
Henri Thomas, Le monde absent
Je viens de la rue aux travaux sans nombre,
j’ai vu l’arroseur matinal changer
le bord du trottoir en azur léger,
sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.
J’ai vu fuir, presque silencieuse,
une automobile merveilleuse,
et les petits bars, très en retard
sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).
J’ai vu peu de choses et bien des choses,
la rosée au fond des parcs déserts,
la Seine où mouraient de froides roses,
les chalands de leurs panneaux couverts.
Que m’en restera-t-il dans dix années,
et dans trente, seul, geignant dans un lit ?
Rien peut-être, une incertaine pensée,
ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?
Henri Thomas, Le monde absent (1947), dans
Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.
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09/12/2022
Djuna Barnes, L'Almanach des Dames
JANVIER
a trente et un jours
En ce premier mois de notre calendrier chrétien, la Terre est ligotée et les Mers prises dans les serres de l’effroi ! Des oiseaux, nulle évidence, la mémoire seule en a souvenance ! La sève sommeille et l’arbre en est à l’obscur, herbes vives et verdures luxuriantes ne sont que promesse incertaine, la charrue est remisée avec la herse, et les champs livrent leur surface à une moisson de neige que nulle faucille ne coupe, que nulle grange n’abrite, nulle charrette, ployant sous le faix, ne recueille, car la neige se sème toute seule et seule se récolte sans laisser la moindre trace.
Or, en ce mois de l’année, comme pour la Terre-Mère, il en va de toutes les espècesde la Nature et tout spécialement de la Femme.
Celle-ci éprouve alors une certaine commisération envers l’homme, envers ce que, des siècles durant, ses soins l’ont amené à espérer et elle ne laisse pas que de se sentir un peu coupable.
Djuna Barnes, L’Almanach des dames, traduit par Michèle Causse, Flammarion, 1982, p. 18-19.
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08/12/2022
Paul Celan, La Rose de personne
Avec toutes les pensées je suis sorti
hors du monde : tu étais là,
toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —
tu nous reçus.
Qui
dit que tout est mort pour nous
quand notre œil s’éteignit ?
Tout s’éveilla, tout commença.
Grand, un soleil est venu à la nage, claires,
âme et âme lui ont fait face, nettes,
impératives, elles lui ont tu
son orbe.
Sans peine,
ton sein s’est ouvert, paisible,
un souffle est monté dans l’éther,
et ce qui s’est nué, n’était-ce pas,
n’était-ce pas forme, et sortie de nous,
n’était-ce pas
pour ainsi dire un nom ?
Mit allen Gedanken ging ich
hinaus aus der Welt : da warst du,
du meine Leise, dumeine Offne, und —
du empfingst uns.
Wer
sagt, dass uns alles erstarb,
da uns das Aug brach ?
Alles erwachte, alles hob an.
Gross kam eine Sonne geschwommen, hell
standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,
gebieterisch schwiegen sie ihr
ihre Bahn vor.
Leicht
tat sich dein Schoss auf, still
stieg ein Hauch in den Äther,
und was sich wölkte, wars nicht,
wars nicht Gestalt und von uns her
wars nicht
so gut wie ein Name ?
Paul Celan, La Rose de personne (Die Niemandsrose), édition bilingue, traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 (S. Fischer Verlag, 1963), p. 31 et 30.
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07/12/2022
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute
Ô parole indivisible
Est-ce l’herbe des charniers
L’immobilité d’un mur
Ou la mort criblée d’images
L’aveu même d’être là
Comme l’énumération
D’un étang et d’un village
Tourbe neige cuivre école
Jusqu’au nom de chaque jour
Dans le signe sur les portes
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute,
action poétique, 1977, p. 39.
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