12/06/2023
Esther Tellermann, Ciel sans prise
J’avais retenu
de vous
des pauses une
silhouette
qui attend
continue d’être.
Des bouts de rues
grises
toi encore
qui reste
avec le galet
blanc
le temps qui se
retire.
Esther Tellermann, Ciel sans prise,
éditions Unes, 2023, p. 65.
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10/06/2023
Carla Lonzi, Nous crachons sur Hegel : recension
Un peu d’histoire : les six textes traduits ici ont été rédigés par Carla Lonzi (1931-1982) entre le printemps 1970 et début 1972, portant les idées du groupe « Rivolta Femminile » qu’elle avait fondé avec quelques femmes, ainsi que la maison d’édition Scritti di Rivolta Femminile. Il faut saluer le travail des traductrices, le texte semblant avoir été écrit directement en français ; elles insistent sur le contenu du féminisme de Carla Lonzi, hérité des États-Unis où elle avait séjourné : « féminisme de la parole et de l’écoute, attentif aux relations de pouvoir qui traversent toutes les dimensions de l’existence, jusqu’aux plus intimes. » Le dernier chapitre s’ouvre par une affirmation qui donne le ton de l’ensemble : « La femme appartient à l’espèce vaincue : vaincue par le mythe de l’homme. » Ce mythe est analysé et un autre statut de la femme proposé.
Commençons par quelques propositions de Rivolta Femminile, qui prennent à la racine ce qui, dans toutes les civilisations, a placé les femmes sous la domination des hommes :
L’image de la féminité avec laquelle l’homme a interprété la femme n’était que son invention.
La femme est l’autre par rapport à l’homme. L’homme est l’autre par rapport à la femme. L’égalité n’est qu’une tentative idéologique d’asservissement de la femme à un niveau supérieur.
Cette infériorité est de très longue date le fait de l’Église, mais ajoute Carla Lonzi, « la psychanalyse nous a trahies, le marxisme nous a vendues à la révolution hypothétique. » Freud, tout comme Reich, est rejeté et il faut lire les analyses précises qui mettent au jour les fondements idéologiques sur lesquels reposent les concepts de la psychanalyse ; l’homme, d’ailleurs, ne se cachait pas pour dire l’infériorité de la femme, pensée claire dans une lettre à sa fiancée citée ici : « Cher trésor, pendant que tu te réjouis des tâches domestiques, je suis tout au plaisir de résoudre l’énigme de la structure du cerveau ». Carla Lonzi oppose à tout discours de hiérarchie entre l’homme et la femme une évidence : « Le sexe féminin est le clitoris, le sexe masculin est le pénis ». C’est la culture patriarcale pour la reproduction de l’espèce qui a primé. Mutilation culturelle de la sexualité féminine, qui dépend du clitoris : « Le plaisir vaginal a été valorisé par toute une culture masculine, orientale et occidentale, et il a trouvé dans les théories freudiennes et reichiennes l’étayage pour prolonger sa gloire pendant un millénaire encore. ».
Très longtemps il a été difficile pour une femme de se mettre à l’écart de ce modèle et d’avoir son plaisir par l’auto-érotisme. Dès le XVIIIe siècle, pour des raisons économiques — la crainte, non justifiée, de la dénatalité — des médecins ont condamné l’onanisme ; pour les femmes, il s’agissait selon le docteur Tissot d’un « monstre qui renaît chaque jour et auquel les filles s'adonnent avec d'autant plus de confiance qu'il n'en résulte pas de fécondité et que […] l'on n'a pas à recourir à l'avortement »*. Le modèle masculin prédominant accepté par les femmes a contribué à les écarter de la recherche de leur plaisir, ne serait-ce que par « peur panique de se découvrir comme être humain en dehors du destin du couple ». Carla Lonzi retrace toute l’histoire de la femme à partir du moment où elle sort du milieu parental ; tout la conduit dans la société à se convaincre « qu’elle est avec un homme à la hauteur de la haute idée qu’elle se fait de l’homme ». Pour Rivolta Femminile, la question de l’égalité ne se pose pas ; garantie par la loi, elle implique en effet qu’il faut supprimer la différence entre homme et femme dans la société : certes, mais l’égalité est une notion qui concerne l’État et la place des citoyens en son sein, imaginer qu’il est essentiel d’obtenir cette égalité, ce serait accepter l’intégration des femmes dans la société patriarcale. La revendication n’est pas négligeable si n’est pas laissé de côté le plus important, l’altérité qui sépare de toute manière la femme de l’homme.
La séparation posée a des conséquences dans divers domaines. La femme ne refuse pas la procréation, par exemple, mais il ne s’agit pas pour elle de penser à garantir la continuation de l’espèce, « Nous ne donnons des enfants à personne, ni à l’homme ni à l’État. Nous les donnons à eux-mêmes et nous nous restituons à nous-mêmes. » L’altérité est aussi à vivre dans le domaine de l’art et Carla Lonzi préconise de garder une distance vis-à-vis des œuvres masculines : les célébrer, ce serait « céder au racolage historique au service de notre domination ».
On ne peut nier que les femmes aient été considérées comme inférieures dans les sociétés occidentales. Le code Napoléon (1804) leur donnait le même statut qu’à l’enfant mineur et il faut toujours rappeler que le droit de vote leur a été « accordé » (!) en octobre1944, et ce n’est que depuis le 13 juillet 1965 qu’elles peuvent ouvrir un compte en banque sans l’autorisation du mari. Que les analyses de Carla Lonzi ne soient pas recevables aujourd’hui — cinquante ans après leur publication — ne peut étonner et il faudra sans doute encore quelques générations pour qu’elles aient des conséquences pratiques. On ne détruit pas l’idéologie d’une société patriarcale seulement en en montrant les caractères nocifs.
Carl Lonzi, Nous crachons sur Hegel, traduction de l’italien Patrizia Atzei et Muriel Combes, ’’Écrits féministes’’, éditions NOUS, 2023, 176 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 mars.2023/
* Tissot, L’Onanisme, ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation,
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09/06/2023
Esther Tellermann, Ciel dans prise
Tout à coup
s’était figé
l’oubli
nous écartions
les persiennes pour
deviner
un monde
qui palpite un reste de floraison
des rumeurs
un nulle part
qui gonfle votre
force
Esther Tellermann, Ciel sans prise,
éditions Unes, 2023, p. 41.
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08/06/2023
Esther Tellermann, Ciel sans prise
Puis soudain
je vous perds
et me fige
reste aux portes
car rien n’avait
prêté serment
peut-être un
secret que le
corps porte
et soudain
irradie
la brûlure
Esther Tellermann, Ciel sans prise,
éditions Unes, 2023.
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07/06/2023
Paul Celan, Renverse du souffle
L’Écrit se creuse, le
Parlé, vert marin,
brûle dans les haies,
dans les noms
liquéfiés
les marsouins fusent,
dans le Nulle part éternisé, ici,
dans la mémoire des cloches
trop bruyantes à — mais où donc ?,
qui,
dans ce
rectangle d’ombres,
s’ébroue, qui
sous lui
scintille un peu, scintille, scintille ?
Paul Celan, Renverse du souffle, traduction
Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, 2011, p. 83.
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06/06/2023
Paul Celan, Renverse du souffle
Sous la peau de mes mains cousu :
ton nom consolé
avec des mains.
Quand je pétris la motte
d’air, notre nourriture,
la lueur de lettres passée par le
pore
ouvert-délirant la
surit.
Paul Celan, Renverse du souffle,
traduction Jean-Pierre Lefebvre,
Seuil, 2003, p. 49.
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05/06/2023
Paul Celan, La rose de personne
Mandorle
Dans l’amande — qu’est-ce qui se tient dans l’amande ?
Le Rien.
Le Rien se tient dans l’amande.
Il s’y tient, s’y tient.
Dans le Rien — qui se tient là ? Le Roi.
Là se tient le Roi, le Roi.
Il s’y tient, s’y tient.
Boucle de juif, tu ne feras pas de gris.
Et ton œil — vers quoi se tient ton œil ?
Ton œil se tient face à l’amande,
Ton œil face au Rien se tient,
Soutient le Roi,
Ainsi il se tient, se tient.
Boucle d’homme, tu ne feras pas de gris.
Amande vide, bleu roi.
Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine
Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 71.
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03/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
car toujours la poésie mène en dehors d’elle — à une pensée qu’on peut trouver sans elle — mais devant laquelle ordinairement on ne s’arrête pas — parce qu’elle donne la stupeur — en poésie, c’est l’ordinaire devant quoi on est contraint de s’arrêter.
je connais l’angoisse de ne pouvoir écrire continûment, de rechercher ce que je veux dire de façon concertée — j’attends que cela vienne — par bribes ; aussi, je peux écrire indéfiniment.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 197, 206.
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02/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Dire : pourquoi est-ce que j’écris ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contredire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.
De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé du parfum du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera la sueur. Mais d’abord lui-même —
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 31 et 33.
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01/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Il faut gagner — phobie de vieillir, de dépérir, névrose : je me désagrège. C’est le remords qui me corrode, un faux remords, comme d’une folie dont je dois (pas de futur) disposer, tenir le haut du papier
pavé
Sans perte de vitesse à la hauteur de ce cahier que je ferme avec un bruit sec, de la voiture qui démarre, du départ, et de tous les emballements, plus simplement à la hauteur de toutes les déceptions. Moyen de ne pas les provoquer.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 30.
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31/05/2023
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Oui, rien ne me suit,
me précède et me tient.
Verdeurs, verdures,
salopes journalières
connaissent ma dent.
Connaissent l’impatience :
au loin ma face fuse
et j’entre dans les ânes
à pas un contre cent.
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 19.
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30/05/2023
Cédric Demangeot, Obstaculaire
À la barre donc
du blanc d’une orée
vient un homme :
il n’a pas ses pas.
Sans ses pas il va
penser — épuiser
quel temps de parole
et contre quel quai.
Quoi chavirer
lance-t-il au juge
si j’ai des jambes
qu’elles pendent.
Et si j’ai des villes
qu’elles brûlent :
on n’a pas mon nom.
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 83.
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29/05/2023
Cédric Demangeot, Promenade et guerre
l’accordée caresse à l’angoisse
qu’est la peau
la paume la paupière pour
apaisement
le manteau dévasté de la paix
du détruit
la peau ce n’est pas elle
qui parle
oh les beaux
animaux de l’effroi
: cambrés, cri
blés de balles
ignorantes de leur fuselage
Cédric Demangeot, Promenade et guerre,
Poésie/Flammarion, 2021, p. 57.
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28/05/2023
Marie de Quatrebarbes, Vanités
Brève histoire au regard de l’infini mouvement des astres, des cendres jetées au croisement d’une mer & et trois océans, par exemple, repoussent au loin la décomposition, alors
Si elle porte ses fruits & s’il y a quelque chose de caché entre ses feuilles, un dépôt, une masse en lévitation, le « A » de quelque choses, tracé sur la poitrine de celle qui
Garde à l’ombre ce tout petit ceci que nous avons de commun, en somme le sujet ne sera pas traité du pont de vue de la science, ni de l’anecdote, ni du sentiment, nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre
De même qu’après la discussion portant sur l’existence d’une semence féminine, un sang rouge coule sur le sol & à l’endroit où il a coulé pousse une fleur également rouge.
Marie de Quatrebarbes, Vanités, Éric Pesty éditeur, 2023, np.
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27/05/2023
Marie de Quatrebarbes, Vanités
« Fleurs » : j’ai dit ce mot par prudence, mais il importe peu. Tout ce qui bat et s’agite, cherche refuge.
On l’appelle aussi « petite chose », comme on le dit d’une personne hors de portée, aspirant l’air par les pieds
Plutôt que de prendre racine, nous passons ; construire une maison n’est plus notre propriété
Où nos pas nous portent, nous allons les pas chargés d’indices, suivant les lignes futures d’un mystère probable.
Marie de Quatrebarbes, Vanités, Érid Pesty éditeur, 2023, np.
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