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10/04/2023

Gustave Roud, Journal

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Pourquoi, pourquoi ? Pourquoi cette destinée qui se développe et semble s’achever dans le temps ? qui a besoin d’une périssable vêture corporelle ? Cernée ainsi dans sa figure matérielle, dans sa présence de chair qui commence et finit entre deux chiffres précis, je sais bien qu’une vie demeure entièrement inexplicable. Mais je crois que le cœur seul peut comprendre qu’il y a une éternité de l’amour. Certains élans du cœur, leur puissance ne peut prendre fin.

 

Gustave Roud, Journal 1916-1976, Œuvres complètes, volume 3, éditions Zoé, 2022, p. 484.

08/04/2023

Yves Bonnefoy, La Vie errante

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           Une pierre

 

J’ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

 

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu’il brilla

Le cercle, ce feu désert

Au-dessus le ciel est rapide

 

Comme au vœu la pierre est fermée.

Qe cherchions-nous ? Rien peut-être,

Une passion n’est qu’un rêve,

Nos mains ne demandent pas,

 

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

Ma parole est pleine de cendres.

 

Yves Bonnefoy, La Vie errante, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 682.

05/04/2023

Yves Bonnefoy, Pierre écrite

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                  Une pierre

 

              Je fus assez belle,

Il se peut qu’un jour comme celui-ci e ressemble,

   Mais la ronce l’emporte sur mon visage, 

      La pierre accable mon corps

 

              Approche-toi,

     Servante verticale rayée de noir,

       Et ton visage court.

 

    Répands le lait ténébreux qui exalte

                  Ma force simple.

                  Sois moi fidèle,

    Nourrice encor, mais d’immortalité.

 

Yves Bonnefoy, Pierre écrite, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 130.

 

04/04/2023

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

 

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               Derniers gestes VI 

Sur un fangeux hiver, Douve, j’étendais 

Ta face tumultueuse et basse de forêt.

Tout se défait, pensais-je, tout s’éloigne.

 

Je te revis violente et riant, sans retour,

De tes cheveux au soir d’opulentes saisons

Dissimuler l’éclat d’un visage livide.

 

Je te revis furtive. En lisière des arbres

Paraître comme un feu quand l’automne resserre

Tout le bruit de l’orage au cœur des frondaisons.

 

Ô plus noire et déserte ! enfin je te vis morte,

Inapaisable éclair que le néant supporte,

Vitre sitôt éteinte et d’obscure maison.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2013, p. 67.

02/04/2023

Jules Supervielle, Gravitations

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           Tiges

 

Un peuplier sous les étoiles

Que peut-il ?

Et l’oiseau dans le peuplier

Rêvant, la tête sous l’exil

Tout proche et lointain de ses ailes,

Que peuvent-ils tous les deux

Dans leur alliance confuse

De feuillages et de plumes

Pour gauchir la destinée ?

Le silence les protège

Et le cercle de l’oubli

Jusqu’au moment où se lèvent

Le soleil, les souvenirs.

Alors l’oiseau de son bec

Coupe en lui le fil du songe

Et l’arbre déroule l’ombre

Qui va le garder tout le jour.

 

Jules Supervielle, Gravitations, dans

Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 179.

01/04/2023

Jules Supervielle, La Corps tragique

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            Le don des larmes

 

Tout est pareil chez l’homme qui se dresse

Pour voir le fond de ce qui le morfond,

Pleurer de joie c’est pleurer de détresse

C’est bien cela qui fait que nous pleurons.

Et cependant les contraires déchirent

Ce qui résiste en nous de nos raisons

Et longuement nous nous ensanglantons

Avec les mots épineux du délire.

Tout bouge en nous et nous continuons

Par le chemin qui n’a pas de repos.

Venez aussi, vous n’êtes pas de trop,

Homme aux yeux secs, aveugle compagnon.

 

Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans Œuvres

poétiques complètes, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 596.

30/03/2023

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

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             Les chevaux du temps

 

Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte

J’hésite toujours un peu à les regarder boire

Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif

Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse

Et me laissent si las si seul et décevant

Qu’une nuit passagère envahit mes paupières

Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces

Pour qu’un jour où viendrait l’attelage assoiffé

Je puisse encore vivre et les désaltérer

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques

complètes, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 300.

29/03/2023

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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              Réveil

 

Le jour auprès de moi se fixe

Mais il m’ajourne dans l’oubli

Si je m’approche du miroir

Je n’y découvre rien de moi.

 

Hier encore j’eusse dit : « Mes mains »

Et aussi : « Mes jours et mes nuits »

Aujourd’hui je ne sais que dire,

Tous les mots sont restés au loin,

Saisis par leur propre délire.

 

 Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade /Gallimard,

1996, p. 271.

28/03/2023

Philippe Beck, Ryrkaïpii

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Tout ce qui se meut se meut

pour atteindre ce qu’il n’a pas.

Il manque de quelque chose

et n’a pas son être entier.

Il y a dans le travail de l’artiste

la tristesse d’un cheval

qui porte des œillères et piétine

l’ère de l’engrenage.

Morsure du nom versé dans s’oreille

comme le ver entêtant,

l’orgue de Barbarie consentant,

l’automatophone qui déroule

un plan-rouleau ou la Toile de la Terre.

 

Philippe Beck, Ryïkaïpii, Flammarion,

2023, p. 263.

26/03/2023

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Judith Chavanne, de mémoire et de vent, tristesse, chair

Un corps navré ; à terre les feuilles ternes.

 

Jours de défaite ? Ou est-ce

que l’on a simplement désarmé ?

 

D’autres feuilles dans la dernière lumière

sur le bouleau orange illuminées.

 

Une rose pâle, comme décolorée.

 

Faut-il être jusque dans sa chair la tristesse,

le champ piétiné d’insondables batailles ?

 

Au-dessus, rose et or, le ciel

éblouissant avant l’obscurité.

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent,

L’herbe qui tremble, 2023, p. 27.

 

25/03/2023

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

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On aurait pu se dire soustraits au temps

dans la cuisine à l’abri des intempéries d’avril :

il avait neigé sur les plateaux, il faisait humide,

et la vapeur du thé ajoutaitp à la brume.

 

On avait dérobé un jour au calendrier

des jours ouvrables et dûment remplis

 par on ne savait quoi au juste

mais ce furent : quelques mots,

comme s’égoutte au long des heures

 la pluie depuis les branches,

le verre de vin improvisé,

puis, ayant marché par des chemins trempés,

aux chaussures la boue agglutinée.

 

Et aussi l’oiseau, gorge rouge et léger

par intermittences,

plus vif peut-être qu’on ne le vit jamais.

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent,

L’herbe qui tremble, 2023, p. 65.

24/03/2023

James Sacré, De la matière autant que du sens

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          Mémoire

 

Ce qui reste dans la mémoire

N’est-il pas comme un support gravé

Qu’il faut remettre à l’endroit ?

Et pour y voir

On se demande souvent quoi.

James Sacré, De la matière autant que

du sens, Al Manar, 2023, p. 35.

23/03/2023

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

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Rêves et projets que l’on forma

à notre insu parfois

sont comme fantômes ou brumes d’automne

quand le soleil est trop incertain,

trop faible pour les dissiper.

 

Ce sont présences qui nous environnent

marchent à nos côtés ;

on en conçoit de l’inquiétude,

loin de se sentir épaulés.

 

on sent qu’elles ont part à notre existence,

qu’il faudrait vivre la vie

à leur ressemblance, mais

d’elles à ce qu’aujourd’hui nous sommes,

ce sont promesses perdues.

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent,

L’herbe qui tremble, 2023, p. 41.

22/03/2023

Jean Tardieu, Da capo

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Litanie du « sans »

 

Et sans visage

et sans image

et sans entendre

sans rien attendre

 

Partout en rien

partout ce seuil

et sans recours

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va

 

Jean Tardieu, Da capo,

Gallimard, 1995, p. 27.

21/03/2023

Jean Tardieu, Formeries

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Un chemin

 

Un chemin qui est un chemin

sans être un chemin

porte ce qui passe

et aussi ce qui ne passe pas.

 

Ce qui passe est déjà passé

au moment où je le dis.

Ce qui passera

je ne l’attends plus je ne l’atteins pas.

 

Je tremble de nommer les choses

car chacune prend vie

et meurt à l’instant même

où je l’écris.

 

Moi-même je m’efface

comme les choses que je dis

dans un fort tumulte

de bruits, de cris.

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard,

1976, p. 50.