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20/11/2022

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

andré frénaud,il n'y a pas de paradis,la lumière de l'amour

De toi, de moi, d’où sortait la lumière ?

 

Dans la grande bienveillance de l’âtre profond

où je me flattais de brûler pour me découvrir

comme un rayon de flammes et m’éclairer à ma lumière,

quand celle-ci était l’amour qui sortait de moi

parce qu’il était destiné à qui j’étais voué.

Et je multipliais les feux, j’embrasais l’alentour.

Je croyais en un pouvoir d’aurore perpétuel.

(...)

Nous. Nous étions retrouvés, nous devions nous déprendre.

Et qui affirme se trompe, qui croit en soi se hausse en vain.

L’unité que je poursuivais avec nos cœurs tâtonnants,

si elle anéantit quelquefois nos limites

ce fut malgré toi, malgré moi peut-être.

 

André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,

1987, p. 181 et 183.

 

19/11/2022

André Frénaud, Les Rois Mages

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               Tu es belle

 

Tu es belle par les relais de la nuit,

tu es belle aux arènes de l’aurore,

tu es toujours dévêtue pour moi,

je veux prendre part à ton visage dans la peine,

je veux nourrir tes yeux par les miens,

je veux garder ma vie entre tes mains.

 

Répondons aux oiseaux qui sifflent pour nous plaire.

 

André Frénaud, Les Rois Mages, Poésie Gallimard,

1977, p . 56.

 

18/11/2022

André Frénaud, La Sainte Face

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                La vie est comme ça

 

— Ça ne tache pas, c’est du vin rouge.

— Ça vous fera plaisir, c’est du sang.

— Ça ne lui fera pas de mal, ce n’est qu’un enfant.

— Ça ne vous regarde pas, c’est la vérité.

— Ça ne vous touche pas, c’est votre vie.

— Ça ne vous blessera pas, c’est l’amour.

 

André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/Gallimard, 1985, p. 77.

17/11/2022

Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix

             

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                     La mémoire

 

ma mémoire se brouille souvent,

la neige incessante des sensations recouvre de son grand

silence blanc les pistes plus anciennes.

Avec quelle bêche creuserai-je ce manteau pour découvrir

sans les effacer les traces du renard de la jeunesse ?

Alors, je pisse dedans.

 

Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix, Gallimard, 1977,

p. 114.

 

16/11/2022

Jacques Roubaud, Octogone

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             À P. L. pour son 70e anniversaire

 

« J’ai moins de souvenirs que si j’avais deux ans »

« Ma mémoire n’est plus qu’un souvenir ». Je cite

souvent ces mots. Ce sont deux vers. C’est un peu vite

dire que ce sont vers. Aphorythmr au présent

 

continuel est leur statut. C’est au hasard

d’une recuisson de langage que la suite

de mallarméennes syllabes reste juste

comptable, tu n’as jamais montré tant d’égards

 

pour Alexandre que pour Bach (Johann Sebas-

tian). Le second est un décasyllabe ly-

rique, une invention de trouvères. Pali

 

est le feuillet crayonné d’ans où tu jetas

sa ligne de poids métrique. Sombres paroles.

Ô dure incomplétude des pensives époques.

 (var. : ô rude incomplétude des poussives systoles)

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 230.

15/11/2022

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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            Le sens du passé 

 

Le sens du passé naît

                          d’objets-déjà

 

Dans tous les moments évidents

                                    je t’ai cherchée

 

Aussi dans de ténus

                     interrègnes

 

Cherchée qui ?

                où

                es-tu ?

 

qui ?

 

qui, n’a plus de nom

 

ni quoi (sans nom, dans nulle langue)

 

Je reviendrais de quelques pas en arrière, je serais

                           dans un espace

                           différent, en un sens précaire.

 

Comme si le son traversant l’eau

                           tombait d’une quarte.

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 30.

14/11/2022

Les Ruines de Paris

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Des fleurs des acacias qui moussent pendent au-dessus du trottoir. Je m’aperçois que trois demoiselles pour vouloir en cueillir des grappes : elles n’y arriveront pas. J’estimerais assez naturel de leur venir en aide, mais qu’en penseraient-elles, et puis moi, dans le vacillement de la courte échelle ? J’attends donc qu’elles aient disparu avant de plonger les bras dans le lait frais bouillonnant de ces géants de la ligne de Ceinture. Les fleurs sentent le grenier à foin un été sous l’averse (je me souviens de l’été de 43), la cigarette Senior Service, le cou de jeune fille, la camomille — bref elles sentent surtout l‘acacia. Si candides, si fragiles, j’en remplis ma sacoche dont le ressort va sauter rue d’Alésia, s’embrouillant dans la chaîne, compliquant prosaïquement le reste de la journée, alors que j’avais prémédité de bouleverser ma vie en offrant ces fleurs — mais je divague, et surtout j’anticipe ; je n’ai même pas encore atteint le coin de la rue de Patay, près du restaurant La Pente Douce ; je ne fais qu’amorcer la descente vers les derniers potagers suspendus de  la rue Regnault, et là, dans les lointains brumeux d’une Afrique de rêve, d’horizons en photogravure d’atlas géographique, aberrant mais fatal, sans nom, sans raison, sans emploi, éclôt en fragment absolu le piton du zoo de Vincennes.

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1972, p. 86-87.

13/11/2022

Jacques Réda, Retour au calme

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                       La mercière

 

Ayant mis des chandails en solde sur le trottoir,

Elle contemple l’infini du fond de sa boutique.

Au passage on entend grésiller des musiques

Comme de l’huile chaude, au fond d’un petit transistor.

On croise en même temp des gens qui déménagent

Des poêles, des ballons débordant de lainages,

Ils ont l’air misérable et louche, un peu traqué.

Un couloir de travers les avale, et le pavé

Luit de nouveau comme un couteau dans un libre-service.

Froid et gras, son reflet met dans la profondeur

Des vitrines une autre rue où le ciel des tropiques

Décoloré voisine avec les fioles du coiffeur,

Des lavabos et des gâteaux aux couleurs utopiques,

Pendu bien au-delà sans remuer d’un cil,

L'œil résigné de la mercière les traverse.

Elle n’attend plus rien. L’hiver est nuisible au commerce,

Elle ne vendra pas aujourd’hui la moindre bobine de fil.

 

Jacques Réda, Rettour au calme, Gallimard, 1989, p. 67.

12/11/2022

Jacques Réda, Retour au calme

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                  La pie

 

Au nouvel habitant de la cour (la pie) ;

Derrière mon rideau, ma vieille, je t’épie,

Car depuis ce matin — et ce n’est pas fini —

Tu n’as pas arrêté d’aller, venir ; ton nid

Doit prendre forme en haut de l’immense platane,

Avec des ramillons, des bouts de tarlatane,

De paille, de ficelle ; et, régulièrement,

On entend éclater ton sec ricanement

Qui suspend à tout coup la cadence baroque

Du merle et des moineaux, l’effervescent colloque.

Le concert matinal deviendra bien succinct

Quand, ta famille ayant passé de deux à cinq,

La cour, déjà soumise aux rauques tourterelles,

Retentira du bruit sans fin de ses querelles,

Il est vrai que dans le blason des animaux,

Rien ne vaut la sobriété des deux émaux

Qui, composant le rien d’argent pur et de sable,

Te rendent entre mille oiseaux reconnaissable,

Comme ce vol au mécanique et lourd ballant

Qui paraît imiter celui d’un cerf-volant.

(...)

 Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 131.

11/11/2022

Jacques Réda, la Tourne

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Encore un coup mais seul dans la foule : valise jaune,

Le pas absent d’un autre — il n’est jamais rien ni personne

A quitter, ne reviendra plus, le voilà disparu

Dans le corps de l’indifférence enfin remise en marche :

Elle franchit le pont, ses doigts dans l’eau froide, grandit,

S’en va dormant contre la nuit entièrement masquée

Sauf cette fente de l’œil incompréhensible résiste.

 

Jacques Réda, La Tourne, Gallimard, 1975, p. 47.

10/11/2022

Jacques Réda, Amen

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                         Automne

 

Ah je le reconnais, c’est déjà le souffle d’automne

Errant, qui du fond des forêts propage son tonnerre

En silence et désempare les vergers trop lourds ;

Ce vent grave qui nous ressemble et parle notre langue

Où chante à mi-voix un désastre.

                                                   Offrons-lui le déclin

Des roses, le charroi d’odeurs qui verse lentement

Dans la vallée, et la strophe d’oiseaux qu’il dénoue

Au creux de la chaleur où nous avons dormi.

                                                                     Ce soir,

Longtemps fermé dans son éclat, le ciel grandi se détache

Qui fut notre seuil coutumier s’éloigne à longues enjambées

Par les replis du val ouvert à la lecture de la pluie.

 

Jacques Réda, Amen, Gallimard, 1968, p. 55.

09/11/2022

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique

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       à la pluie

 

cinq ans déjà que je suis en cavale

seule la pluie m’identifie

la pluie qui se rit des gendarmes

m’aime d’un amour de jeune fille

 

je n’écris que pour elle en somme

ma nymphe aux voluptueux bras liquides

de Rethel à Carcassonne

ses cheveux frais lavent mes rides

 

elle m’enseigne à l’oreille

les charmes qui trompent les hommes

sur ma liberté la pluie veille

moi l’étourdi elle la grande personne

 

elle est mon beau temps ma bonne heure

ma gloire anonyme mon innocence

elle enroue et cingle les procureurs

mais pour mon plaisir elle danse

 

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique,

La table ronde, 2009, p. 508.

08/11/2022

Cioran, Aveux et anathèmes

 

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On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre.

 

Les religions, comme les idéologies qui en ont hérité les vices, se réduisent à des croisades contre l’humour.

 

La ponctualité, variété de la « folie du scrupule ». Pour être à l’heure, je serais capable de commettre un crime.

 

La critique est un contresens : il faut lire, non pour comprendre autrui mais pour se comprendre soi-même.

 

À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’Art de la fugue, je me disais et redisais : « Voilà la réfutation de tous mes anathèmes »

 

À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’Art de la fugue, je me disais et redisais : « Voilà la réfutation de tous mes anathèmes »

 

Cioran, Aveux et anathèmes, dans Œuvres, Pléiade /Gallimard, 2011, p. 1031, 1032, 1035, 1037, 1041.

07/11/2022

Cioran, Écartèlement

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Le suicide, seul acte vraiment normal, par quelle aberration est-il devenu l’apanage des ratés ?

 

Quelle folie d’être attentif à l’histoire ? — Mais que faire lorsqu’on a été par le temps ?

 

Face à la mer je remâchais des hontes anciennes et récentes. Le ridicule de s’occuper de soi quand on a sous les yeux le plus vaste des spectacles ne m’échappa pas. Aussi ai-je vite changé de sujet.

 

Pensent profondément ceux-là seuls qui n’ont pas le malheur d’être affligé du sens du ridicule.

 

L’indolence nous sauve de la prolixité et par là même de l’impudeur inhérente au rendement.

 

Cioran, Écartèlement, dans Œuvres, Pléiade / Gallimard, 2011, p. 978, 979, 982, 984, 985.                                  

06/11/2022

Cioran, De l'inconvénient d'être né

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N’est profond, n’est véritable que ce que l’on cache. D’où le force des sentiments vils.

 

Ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard.

 

Plus on est lésé par le temps, plus on veut y échapper. Écrire une page sans défaut, une phrase seulement, vous élève au-dessus du devenir et de ses corruptions. On transcende la mort par la recherche de l’indestructible à travers le verbe, à travers le symbole même de la caducité.

 

Je n’ai pas rencontré un esprit intéressant qui n’ait été largement pourvu en déficiences inavouables.

 

Emily Bronté. Tout ce qui émane d’elle a la propriété de me bouleverser. Haworth est mon lieu de pèlerinage.

 

Cioran, De l’inconvénient d’être né, Pléiade / Gallimard, 2011, p. 754, 756, 768, 758, 761, 762.