20/03/2023
Jean Tardieu, Formeries
Les caractères illisibles
Ce que tu assembles, ce que tu divises
se passe au fond de ton sang
hors de ta volonté : tu assistes
et tu te révoltes de n’être qu’un témoin
sans nul pouvoir.
Cette faible vie, tu aurais voulu la dominer
et tu ne parviens
(à force de vigilance)
qu’à percevoir en-deçà et au-delà
des éclairs indéchiffrables
quelques lointains roulements
annonçant que tout se prépare.
Bientôt ce qui est imprévu sera là
et ce que nous attendions s’enfuira.
Nous serons atteints par surprise
sans avoir compris sans savoir lire
les figures de nos propres rêves
pourtant inscrites en lettres géantes
sur la face changeante des nuages.
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard,
1976, p. 74.
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19/03/2023
Jean Tardieu, Margeries
Insomnie
Tard, très tard, je veille les yeux fermés,
je vais dans ma nuit, je vais, je rame
entouré de formes invisibles
douces ou terribles, que je tiens
comme un enchanteur mille démons
et parfois je fais surgir de l’ombre
un visage, un feu ou une fleur
nés pour un instant, nés pour mourir,
car j’ai toujours mon fidèle abîme
où replongeront toutes figures.
La fleur tourne au vent, me dit adieu,
un pâle rayon sur sa corolle,-
et le précipice l’engloutit.
Jean Tardieu, Margeries,
Gallimard, 1986, p. 222.
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18/03/2023
égéries, un oiseau fin de moi
Un oiseau loin de moi
Un oiseau loin de moi
Une fleur sous la neige
Une maison qui brûle
Un noir mourant de soif
Un blanc mourant de faim
Un enfant qui appelle
Le vent dans le désert
La ville abandonnée
L’étoile solitaire
En voilà bien assez
Pour que je vous ignore
Beaux jours de mon été
Jean Tardieu, Margeries,
Gallimard, 1986, p. 167.
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17/03/2023
Jean Tardieu, Comme ci comme ça
Le vivant prolongé
(Avec naturel.
Familièrement, comme ça)
Le mort qui est en moi
s’impatiente
Il tape dans sa caisse
à bras raccourcis
Il voudrait qu’on le montre
une dernière fois
Quant au vivant
ça va pas mal merci
pour le moment.
Jean Tardieu, Comme ci comme ça,
Gallimard,1979, p. 63.
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16/03/2023
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Insomnie
Ma longue nuit les yeux ouverts
seul délivré je veille
pour ceux qui dorment.
Rendu à l’espace
à l’empire du souffle
bien au-dessus des demeures.
Vertige lucide. J’entends monter
vers moi le hurlement secret des morts
le tonnerre d’un monde éteint
silence assourdissant langage
des énigmes confondues.
Bientôt (toujours trop tôt)
la retombée le masque aveuglant
le piège délice de vivre
Je verserai dans le jour
trésor accumulé des nuits
cette réserve obscure
cette ombre comme la mer
où dansent les feux en péril.
De nouveau les rumeurs à la dérive
paroles déchirées
lointaines
indéchiffrables
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela,
Gallimard, 1979, p. 29-30.
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15/03/2023
Oswald Egger, Rien qui soit
Jour et nuit font deux ans
Je ne suis pas un vagabond, n’ai dieu merci rien d’autre
à faire. Maintenant j’ai avancé me suis assis sur l’heure
héliocentré, comme fonte des prés des taches claires, debout (à
ce moment), écoutai épiant des clins d’instants (éventails
de champs). Je veux teindre des tons (ils appellent). Alors j’ai vu
plus belles larves de plis (fleurs de gorges, avec textures
d’incises fusionnaires) émaillées sur quenouilles.
Leur jeu aussi est mimant (remarquable), au jour elles s’ef
feuillent, se scindent roulent leurs roues solaires, et finalement
ne reste qu’une glume membraneuse, une translucide
robe de points (fleurs ?) sur rosettes pressées en nid velu
et les jeunes pousses y folâtrant dominos (calendage avec
aigrettes. Maintenant se tiennent en lignes (inclinent têtes
et commencent un ton plaintif loquetant en lilas trilles leur
pariade chantée. (…)
Oswald Egger, Rien, qui soit, traduction René-René Lassalle, éditions Grèges, 2016, p. 16.
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14/03/2023
Oswald Egger, Rien, qui soit
Au milieu de la vie je me retrouvai comme dans une forêt (sans chemin). Je marchais entre les ronces qui à gauche, à droite, à gauche rougeoyaient. Les arbres gris cendre se dressaient, lisses et droits, flamboyant comme des colonnes écorcées ou des fumées s’élevant sans vent, leurs pousses distantes entre eux de trois quatre pas formaient rempart de bois, aux surfaces bombées ou planes, rocs et sapins, ondulations sans tige ni hampe, pendulations dans une forêt de paille, coupé du sentier, ou étais-je ? étais-je ? encore piétinai monte-pente, ne sachant si le chemin ressurgirait, en raidillon qui toujours s’engendre lui-même, arbre après arbre, quand la forêt elle-aussi se rangea et agrandit le champ de la vision devant elle, vers l’ouvert.
Oswald Egger, Rien, qui soit, traduction Jean René Lassalle, éditions Grèges, 2016, p. 89.
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12/03/2023
Yves di Manno, Lavis
(l’estampe) (exergue)
longtemps j’ai cherché dans
le poème l’ombre
d’une mémoire plus vaste`
que la mienne
aujourd’hui sans oser
écrire j’attends — l’encre l’estampe ?
lz forme vers laquelle
me conduit la strophe
inscrire la — poésie peinte ?
au revers d’une
vie nouvelle — toile mentale
inaugurale ? — augurant d’un
temps sans dessein — abolissant
essence & sens — signes destins ?
Yves di Manno, Lavis, Flammarion,
2023, p.9.
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11/03/2023
Yves di Manno; Lavis
une vue
cheminant vers
quel paysage effacé
enfermant la vison
dans les plis
du papier
*
une mue ?
s’acheminant
vers un corps sans
passé ni lendemain
une peinture sans paysage
un poème
hors du langage
Yves di Manno, Lavis,
Flammarion, 2023, p. 106-107.
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10/03/2023
Elisabeth Browning, dans Le Chaos dans 14 vers, anthologie bilingue du sonnet anglais
Si tu dois m’aimer, que cela soit pour rien
Que l’amour même. Ne dis pas : « Je l’aime pour
Son regard... son sourire... ou les doux discours
Qu’elle peut formuler ... ou parce qu’elle tient
Le même tour que moi de pensée, qui fut bien
Source d’agréments importants, tel ou tel jour »,
Car ces choses, Aimé, peuvent changer toujours,
En soi, ou bien pour toi — et l’amour, ainsi teint,
Peut être aussi déteint. Ne va non plus m’aimer
Du fait que ta pitié sèche mes joues — car celle
Que tu réconfortais, oubliant de pleurer,
Perdrait aussi ton affection conditionnelle !
Aime-moi pour l’amour de l’amour : qu’à jamais
Tu continues d’aimer dans l’amour éternel.
Elisabeth Browning, dans Le Chaos dans 14 vers,
anthologie bilingue du sonnet anglais composée et
traduite par Pierre Vinclair, lurlure, 2023, p. 197.
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09/03/2023
John Donne, Le Chaos dans 14 vers
C’est la scène finale de ma pièce ; ici
Les choix fixent l’ultime borne du chemin ;
Ma course, oisive mais brève, a ses dernier pas,
Dernier pouce à mon empan, dernières secondes ;
La mort gloutonne va tout de suite disjoindre
Mon âme de mon corps, je vais dormir un temps ;
Mais ma part éveillée pourra voir ce visage
Dont la peur déjà secoue toutes mes jointures.
Puis, mon âme au ciel, son premier siège, s’envole,
Et mon corps, né de terre en la terre retourne ;
Que tombent mes péchés, tous obtenant leur dû,
Où ils sont nés et m’auraient pressé : en enfer.
Faisant de moi un juste, ainsi purgé du mal :
Car je quitte ce monde, la chair, le démon.
John Donne, dans Le Chaos dans 14 vers, anthologie bilingue
du sonnet anglais composée et traduite par Pierre Vinclair,
lurlure, 2023, p. 61.
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08/03/2023
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
Tous les blés flambent
et la brève alouette
est un fragment ascendant de ce feu.
Elle ne gravit tous les paliers de l’air
que parce que le sol est trop brûlant.
Il est une beauté que les yeux et les mains touchent
et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant.
Mais l’autre et dérobe et il faut s’élever plus haut
jusqu’à ce que nous autres ne voyions plus rien,
la belle cible et le chasseur tenace
confondus dans la jubilation de la lumière.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 30.
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07/03/2023
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
En écoutant Claudio Monteverdi
On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre
qu’il aurait entrevue un jour dans la forêt
et qu’il faudrait, fût-ce au prix de son âme, retenir :
c’est par urgence que sa voix prend feu.
Alors , à sa lumière d’incendie, on aperçoit :
une pré nocturne, humide, et par-delà
où il avait surpris cette ombre tendre,
ou beaucoup mieux et plus tendre qu’une ombre :
Il n’y a plus que chênes et violette maintenant.
La voix qui a illuminé la distance retombe.
Je ne sais pas s’il a franchi le pré.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 9.
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05/03/2023
Franco Fortini, Feuille de route
Sagesse
Il n’y a qu’une femme que j’ai aimée
Comme dans les rêves on s’aime soi-même
Et de bien et de mal je l’ai comblée
Comme font les hommes avec eux-mêmes.
C’était elle que j’avais choisie
Pour être appelé par mon nom :
Et elle le disait lorsque je l’ai perdue.
Mais peut-être n’était-ce pas mon nom.
Et je vais par d’autres saisons et pensées
Cherchant autre chose par-delà son visage ;
Mais plus je me fatigue par de nouveaux sentiers
Plus nettement je connais son visage.
Peut-être est-ce vrai, et les plus sages l’ont écrit :
Au-delà de l’amour il y a encore l’amour.
La fleur se perd et puis se voit le fruit :
Nous nous perdons et c’est l’amour qu’on voit.
Franco Fortini, Feuille de route, édition bilingue,
traduction de l’italien Giulia Camin et Benoît Casas,
préface Martin Rueff, NOUS, 2002, p. 53.
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04/03/2023
Bernard Noël, Monlogue du nous
Nous avons perdu nos illusions et chacun de nous se croit fortifié par cette perte. Fortifié dans as relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace.
Bernad Noël, Monologue du nous, P. O. L, 2015, p. 7-8.
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