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06/09/2019

Ossip Mandelstam, De la poésie

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                            De l’interlocuteur

 

Un aventurier des mers sur le point de sombrer lance dans les eaux de l’océan une bouteille scellée où il dépose avec son nom le récit de son destin. De longues années plus tard, errant au milieu des dunes, je la dégage du sable, lis la lettre, apprends la date du naufrage, les dernières volontés du disparu. J’étais en droit de la lire. Je n’ai pas ouvert le courrier d’un autre. La lettre scellée dans la bouteille était pour qui la ramasserait. Je l’ai trouvée. J’en suis donc l’obscur destinataire.

                  Pauvres sont mes dons et chétive ma voix,

                  Mais je vis et sur la terre qui est mienne

                  Mon existence pour quelqu’un sera douce.

                  Un lointain descendant pourra dans mes vers

                  La retrouver : et à son âme, qui sait,

                  La mienne, c’est possible, s’accordera.

                  J’ai eu dans ma génération un ami,

                 Dans la postérité j’aurai le lecteur.

Lisant les vers de Baratynski, j’éprouve la même émotion que si une telle bouteille m’était tombée entre les mains. L’océan avec son immense élément est intervenu en sa faveur, l’a aidée à accomplir son destin : la découvrant, j’ai l’impression d’une providence. L’objet confié aux vagues par le vagabond des mers et les vers expédiés par Baratynski sont deux moments identiques dont la parole est claire. Ni la lettre ni les vers ne nomment un destinataire en particulier. Ils n’en ont pas moins l’un comme l’autre son correspondant : pour elle celui qui par hasard remarquera la bouteille dans le sable, pour eux le « lecteur de la postérité ». J’aimerais savoir si quelqu’un, parmi ceux à qui les yeux tomberont sur les lignes de Baratynski, ne tressaillirait pas de joie, n’aurait pas le frisson de ferveur de qui s’entend inopinément appeler par son nom.

 

Ossip Mandelstam, De la poésie, dans Œuvres complètes II, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 313-314.

22/12/2018

Pierre Jean Jouve, En miroir

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                               De la poésie

 

     Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.

     La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.

     La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.

     Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.

     Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.

 

Pierre Jean Jouve, En Miroir (1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.

Annonce d'une maison d'édition amie:

Chers amis,

 
les éditions L’Atelier contemporain souhaitent publier prochainement deux livres de JOHN BERGER :
 
« À ton tour »son dernier livre, inédit, dont ce sera la première édition mondiale, ouvrage co-écrit avec son fils Yves, la dernière année de sa vie ;
 
« Un peintre de notre temps », la réédition de son premier livre (paru en Angleterre en 1958, traduit en français en 1978, épuisé depuis de très nombreuses années).
 
Vous trouverez à ces adresses des présentations de ces livres :
 
Afin de pouvoir mener à bien ces projets je réalise aujourd’hui un « crowdfunding »  (un « financement participatif ») — il me faut en effet réunir 5.000 € (soit environ 2.500 € par livre) pour que ces livres existent.
Et je ne vous cacherai pas que la maison d’édition, comme nombre d’acteurs culturels, traverse en ce moment une passe bien difficile…
 
Je vous serais très reconnaissant de permettre à ces livres d’exister en participant à leur financement — plusieurs possibilités de « commandes » vous sont proposées, dont l’acquisition d’estampes (de Patricia Cartereau et Ann Loubert), qui peuvent être de très beaux cadeaux de Noël (je ne pourrai expédier les livres de John Berger qu’en janvier, quand ils auront été imprimés, mais les gravures sont déjà disponibles et je peux vous les envoyer très rapidement).
 
 
 
Avec tous mes remerciements pour votre attention,
 
François-Marie Deyrolle

02/04/2018

Ossip Mandelstam, De la poésie

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De la poésie

 De l’interlocuteur, I

    Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.

[…]

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.