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30/09/2017

Vladimir Maïakovski, Lettre à Lili Brik, 1917-1930

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Ce qui s’ensuivit

 

Plus qu’il n’est permis,

plus qu’il ne faut, —

comme

un délire de poète surplombant le rêve :

la pelote du cœur se fit énorme,

énorme l’amour,

énorme la haine.

Sous le fardeau,

les jambes

avançaient vacillantes,

— tu le sais,

je suis

pourtant bien bâti —

néanmoins

je me traîne, appendice du cœur,

ployant mes épaules géantes.

Je me gonfle d’un lait de poèmes,

sans pouvoir déborder, —

jusqu’au bord, et pourtant je m’emplis encore.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik, 1917-1930,

traduction Andrée Robel, Gallimard, 1969, p. 94-95.

29/09/2017

Rainer Maria Rilke, Correspondance

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À Annette Kolb        

                                                       Château de Duino, 24 janvier 1912

 

(…) le triste rôle qu’il [l’homme] joue dans l’histoire de l’amour : la seule force qu’il y montre, ou presque, c’est la supériorité que la tradition lui assigne, et celle-là même, il l’assume avec une négligence qui serait simplement révoltante, si la distraction, les absence de son cœur n’avaient eu souvent de grands motifs, qui le justifient en partie. Mais personne ne m’empêchera de voir ce que le rapport entre cette amante absolue et son pitoyable partenaire manifeste de façon définitive : à quel point tout ce qui est réalité, accompli, supporté d’un côté, celui de la femme, s’oppose à l’absolue insuffisance de l’homme en amour. Elle se voit décerner, si vous me permettez cette image banalement explicite, le diplôme de capacité d’amour, quand il n’a encore en poche qu’une grammaire élémentaire où la nécessité lui a fait apprendre quelques mots dont il forme à l’occasion des phrases, aussi belles, aussi exaltantes que les fameuses premières phrases des manuels de langue pour débutants.

 

Rainer Maria Rilke, Œuvre, III, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1974, p. 195-196.

28/09/2017

Georges Bataille, William Blake, La Littérature et le mal

 

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   L’enseignement de Blake se fonde ( …) sur la valeur en soi — extérieure au moi — de la poésie. " Le Génie Poétique, dit un texte significatif1, est l’Homme véritable, et le corps, ou la forme extérieure de l’homme, dérive du Génie Poétique… De même que tous les hommes ont la même forme extérieure, de même (et avec la même variété infinie) ils sont tous semblables par le Génie Poétique... Les Religions de toutes les Nations sont dérivées de la réception du Génie Poétique Propre à chaque Nation... De même que tous les hommes sont semblables (encore qu'infiniment variés), de même toutes les Religions ; et comme tout ce qui leur ressemble, elles n'ont qu'une source. L'homme véritable, à savoir le Génie Poétique, est la source." Cette identité de l'homme et de la poésie n'a pas seulement le pouvoir d'opposer la morale et la religion, et de faire de la religion l'œuvre de l'homme (non de Dieu, non de la transcendance de la raison), elle rend à la poésie le monde où nous nous mouvons.Ce monde en effet n'est pas réductible aux choses, qui nous sont en même temps étrangères et asservies. Ce monde n'est pas le monde profane, prosaïque et sans  séduction, du travail (c'est aux yeux des "introvertis", qui ne retrouvent pas dans l'extériorité la poésie, que la vérité du monde se réduit à celle de la chose) : la poésie, qui nie et détruit la limite des choses, a seule la vertu de nous rendre à son absence de limite ; le monde, en un mot, nous est donné quand l'image que nous en avons est sacrée, car tout ce qui est sacré est poétique, tout ce qui est poétique est sacré

 

« All Religions are one » (Toutes les religions ne sont qu’une), vers 1788 [›• ∫•, Poetry and Prose, edited par G. Keynes, Londres, Nonesuch Press, 1948, p. 148-149). « Tous les hommes sont semblables par le Génie Poétique » : « La poésie doit être faites par tous, non par un », disait Lautréamont.

 

Georges Bataille, William Blake, dans La Littérature et le mal, Œuvres complètes, ix, Gallimard, 1979, p. 225.

27/09/2017

Anne de Staël, Le cahier océanique

 

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Temps de pierre

Tout le mouvement du monde 

« reçu » et sur le coup « renvoyé »

Pierre d’exactitude

Elle atteint la minute à la tête

Et contre elle s’aiguise le dard

Son ombre l’entrecoupe de Présent

La tient entrouverte comme un boîtier

 

Anne de Staël, Le cahier océanique, La Lettre

volée, 2015, p. 117.

26/09/2017

Camille Olivier, éparpillements

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Cahier 2

 

chacun va d’une maison à l’autre

de ses parents à soi-même parents

 

le fil électrique bouge

il y a du vent

se soulèvent les hirondelles

 

une maison est     retranchement

endroit de repos     sans oscillation

plus de relations     coupées

 

(enfin on a remis mon carillon à onze heures

du matin vous vous rendez compte quelle honte)

 

et quand je sors retrouvant le mouvement

entre deux points

les animaux viennent à ma rencontre

pas seulement les veaux bruns aux yeux ronds

mais le faon, mais le pinson

viennent à ma rencontre

pour que je revienne sauvage aussitôt

 

on m’a mise dans la maison des rêves

mais ce n’était pas le bon moment

et je souffrais comme une bête

une bête folle se cogne contre la vitre

va vers la lumière

 

on pourrait tout imaginer et

on ne pourrait rien faire

pas même laver un carreau

pas même nettoyer une porte

 

tu délimitais les parterres faisant le tour

et le centre était envahi d’herbes hautes

 

Camille Loivier, éparpillements, isabelle sauvage,

2017, p. 61-62.

 

25/09/2017

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood

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Une ombre peut-être, rien qu’une ombre inventée

Et nommée pour les besoins de la cause

Tout lien rompu avec sa propre figure.

Se faire entendre une voix venue d’ailleurs

Inaccessible au temps et à l’usure

Se révèle non moins illusoire qu’un rêve

Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure

Même après que s’en est perdu le sens

Son timbre vibre encore au loin comme un orage

Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’en va.

 

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood,

Fata Morgana, 1988, p. 44.

24/09/2017

Philippe Jaccottet, Tâches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées.

 

                                           philippe jaccottet,taches de soleil,ou d'ombre,notes sauvegardées,iris,parfum

   Les iris poussent au hasard dans un enclos d'herbes hautes — couleur mauve ou violet sombre — sortis de leurs papiers de soie parmi leurs dures lames vertes. Ou ceux, de couleur jaune, qui poussent dans les marais et les canaux. Et ces toutes petites fleurs basses — jaunes ou roses — qui s'accrochent aux pierres, aux rochers, qui leur tiennent lieu de pelage, doux, gras et chaud, modeste et tenace.

 

                                             *

                                           

   Le parfum des iris, très doux, sucré, presque suave, évoquant, me semble-t-il, l'idée qu'on a pu se faire, adolescent, du féminin : de quoi vous tourner la tête... Avec cette espèce de chenille d'un jaune éclatant, solaire, mais si bien cachée sous les pétales bleu pâle comme sous des langues d'eau. Mais le mot "chenille"  gêne, et "brosse" tout autant. Une réserve de poudre d'or, un pelage d'or, une toison peut-être, cachée dans la soie de la robe ?

 

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées, 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 47, 154.

23/09/2017

Apollinaire, Enfance (Poèmes retrouvés)

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Enfance

 

Au jardin des cyprès je filais en rêvant

Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent

Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées

Jusqu’au bassin mourant que pleurent les saulaies

Je marchais à pas lents, m’arrêtant aux jasmins,

Me grisant au parfum des lys, tendant les mains

Vars les iris fées, gardés par les grenouilles.

Et pour moi les cyprès n’étaient que des quenouilles,

Et on jardin, un monde où je vivais exprès

Pour y filer un jour les éternels cyprès.

 

Apollinaire, Poèmes retrouvés, dans Œuvres poériques,

Pléiade / Gallimard, 1961, p. 651.

22/09/2017

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Elle avait une peur ridicule du ridicule.

 

On place des éloges comme on place de l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec les intérêts.

 

Il jouait du piano d’une façon remarquable avec un seul doigt.

 

La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.

 

Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 55, 59, 64, 75, 92.

21/09/2017

Franz Kafka, Lettres à Felice

 

À Grete Bloch, 8. V. 14

 

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Jusqu’à présent (…) j’ai obtenu tout ce que je voulais, mais pas tout de suite, jamais sans détour, le plus souvent même sur le chemin du retour, toujours au cours de l’ultime effort, presque au dernier moment si tant est qu’on en puisse juger. Pas trop tard, mais presque trop tard, c’était tout juste le dernier martelage du cœur. Et puis je n’ai jamais obtenu non plus la totalité de ce que je voulais, en général d’ailleurs tout n’était plus disponible, et tout l’eût-il été que je n’aurais pas pu en venir à bout, mais quoi qu’il en soit j’en recevaus toujours un gros morceau, et même le plus souvent le principal. En soi naturellement ces lois qu’on trouve soi-même ne signifient absolument rien, elle ne sont toutefois pas sans signification pour caractériser celui qui les découvre, d’autant qu’une fois trouvées elles le dominent avec une sorte de matérialité réelle.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 655-656.

20/09/2017

William Faulkner, Les Larrons

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   C’était samedi matin, vers 10 heures. Ton arrière grand-père et moi, nous étions dans le bureau de l’écurie de louage. Père assis à son bureau en train de compter l’argent et de vérifier avec la liste des factures de livraison les sommes que je venais de collecter dans le sac de toile en faisant le tour de la Place ; et moi assis sur la chaise contre le mur, attendant midi, l’heure où je toucherais les dix cents de mon salaire du samedi (de la semaine) et où on rentrerait à la maison et où je serais enfin libre de rattraper (on était en mai) la partie de base-ball qui se jouait sans moi depuis le petit déjeuner : l’idée (pas la mienne, celle de ton arrière grand-père) étant que même à onze ans un homme devait depuis un an déjà assumer le coût et les responsabilités de sa place au soleil, de l’espace qu’il occupait dans l’économie de ce monde (du moins celle de Jefferson, Mississippi). Tous les samedis matins je partais avec Père immédiatement après le petit déjeuner, tandis que tous les autres garçons de notre rue se contentaient de s’occuper de balles, de battes et de gants — pour ne rien dire de mes trois frères qui, étant plus jeunes et par conséquent plus petits que moi, avaient plus de chance, à supposer que tels étaient bien la logique et les présupposés de Père : puisque tout adulte digne de ce nom pouvait prendre en main ou assumer la responsabilité économique de quatre enfants, n’importe lequel de ces enfants, à plus forte raison l’aîné, suffirait pour prendre en charge les déplacements nécessaires à cette économie (…)

 

William Faulkner, Les Larrons, Pléiade / Gallimard, 2016, p. 785-786.

19/09/2017

André Breton, Les Pas perdus

 

                                   

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Max Ernst

 

   L’invention de la photographie a porté un coup mortel aux vieux modes d’expression, tant en peinture qu’en poésie où l’écriture automatique apparue à la fin du xixe siècle est une véritable photographie de la pensée. Un instrument aveugle permettant d’atteindre à coup sûr le but qu’ils s’étaient jusqu’alors proposé, les artistes prétendirent non sans légèreté rompre avec l’imitation des aspects. Malheureusement l’effort humain, qui tend à varier la disposition d’éléments existants, ne peut être appliqué à produire un seul élément nouveau. Un paysage où rien n’entre de terrestre n’est pas à la portée de notre imagination. Le serait-il que lui déniant a priori toute valeur affective nous nous refuserions à l’évoquer. Il est, en outre, également stérile de revenir sur l’image toute faite d’un objet (cliché de catalogue) et sur le sens d’un mot comme s’il nous appartenait de le rajeunir. Nous devons en passer par ces acceptions, quitte ensuite à les distribuer, à les grouper selon l’ordonnance qu’il nous plaît. C’est pour avoir méconnu, dans ses bornes, cette liberté essentielle que le symbolisme et le cubisme ont échoué.

 

André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, édition Marguerite Bonnet, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 245.

18/09/2017

Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris (1797)

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                                             Cartes de restaurateurs

 

Vous les recevez en entrant tout imprimées ; c’est une feuille in-folio. Tel accoudé sur une table, les médite longtemps avant de se décider ; tel tâte son gousset pour savoir s’il a vraiment de quoi dîner, car l’on ne dîne plus à bon marché. Faites bien votre calcul, si vous ne voulez pas être pris au dépourvu, et laissez votre montre ou votre tabatière au comptoir, en gage d’une moitié de poularde.

   Vous voyez bien les prix, mais vous ne voyez pas le plat ; quand il arrive, ce qu’il contient pourrait être servi dans une soucoupe, ou dans une palette à saignée. On voit au firmament la croissance de la lune, on ne voit chez les restaurateurs que la décroissance des plats ; et les prix sont fixes et invariables, comme l’étoile polaire. La viande est découpée en filigrane, et bientôt le sera en dentelle. On dirait que les bœufs sont devenus pas plus gros qu’un dindon ;(…)

   Si vous demandez d’un tronçon d’anguille à la Tartare, on vous en apporte ; mais ce tronçon n’a que jusqu’à un pouce et demi de longueur ; ayez soin que la carte dise combien vous en aurez de pouces, sans quoi votre tronçon ne sera qu’une roulette. Il en est de même de tous les autres mets, c’est l’exiguïté la plus délicate : on dirait qu’on vous apporte des échantillons d’un repas futur.

   La goinfrerie est la base fondamentale de la société actuelle : on ne songe sérieusement qu’à manger, qu’à bien dîner ; et tous ces miroirs qui décorent ces salles de restaurateurs, réfléchissent l’égoïsme qui seul dévore tout à son aise ; et qui, quand il a dîné, n’est touché de l’infortune de personne.

 

Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, 1797, p. 72-76 (Gallica)

17/09/2017

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau

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                 Autoportrait

 

À quoi bon détailler toutes ces circonstances

raconter vaguement sa vie ?

tandis que je feuillette un livre sur Rembrandt

me revient la question d’un collègue me demandant

pourquoi j’écris à la première personne

 

le moi, je le concède, est haïssable

j’aimerais bien d’ailleurs certains jours m’en défaire

me fondre pour de vrai dans le décor

bucolique évoqué dans ces vers

 

mais il s’attache l’animal

refuse de s’évaporer dans la brume

qui pourtant lui plaît bien quand à fleur d’eau

dans les matins d’automne on la voit qui lévite

 

et même s’il lui prenait l’envie

(imaginons un jour de bile vraiment noire

où il se sentirait décidément trop lourdaud)

de devenir diaphane et pour de bon

basculait d’un plongeon sans retour,

il y a fort à parier qu’au dernier moment

comme je sais très bien nager 

je ramènerais moi-même ce maudit moi

sur la berge sans peine

car nous ne pesons que le poids d’un seul

et nous continuerions ensemble

à naviguer dans la vie

mon double et moi

à parler d’une seule voix.

 

Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l’eau,

Champ Vallon, 1993, p. 57-58.

16/09/2017

Jules Supervielle, Le Corps tragique

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       Le milieu de la nuit

 

Je vois ma plume au milieu de la nuit

Qui met un peu de lumière autour d’elle.

Mais la vapeur de la locomotive

Entre ces murs de plus en plus rétive

Qui me le dira d’où vient-elle ?

J’ai beau penser fer, chaudière, charbon,

Je ne vois pas à quoi je leur suis bon,

Je ne sais plus d’où me viennent ces mots

Ni l’alphabet dont les lettres cessèrent

Si brusquement de m’être familières.

Comme quelqu’un qui a perdu son cœur

Je suis ailleurs jusqu’en mes profondeurs

Et je me sens tellement insolite

Que tout m’est bon à me servir de gîte.

À la merci de contraires sans foi

Je suis partout où s’affirment leurs lois,

Et cependant la bougie se consume

Et le train file et je suis dans ma chambre.

Les montagnards de mon rêve s’égaillent

Et je me sauve au fond des couvertures.

 

Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,

édition Michel Collot, 1996, p. 595.